Aurore Lalucq est économiste de formation et travaille depuis quelques temps sur le financement de la transition écologique, a fortiori au niveau européen. C’est plus particulièrement sur ce sujet que nous avons souhaité l’interroger, dans un contexte post COP24 où l’Union européenne bégaie sur ses politiques climatiques et où le mouvement des gilets jaunes pose directement la question du facteur social dans la transition écologique. Aurore Lalucq a notamment publié Faut-il donner un prix à la nature avec Jean Gadrey (Éditions Les Petits Matins 2015), qui a obtenu le prix du livre de la Fondation de l’Écologie politique. Elle est directrice de l’institut Veblen et porte-parole du mouvement Génération.s.
LVSL – Dans une tribune parue dans le JDD vous plaidez pour la mise en place d’un Maastricht vert en privilégiant le budget carbone. Dans un premier temps, pourriez-vous nous dire quel bilan vous tirez de l’action communautaire européenne en matière climatique ?
Aurore Lalucq – Il y a eu du positif, mais il y a désormais beaucoup de négatif. L’Europe a longtemps été pionnière dans le domaine environnemental que ce soit à travers son rôle dans le débat international ou la mise en place de directives comme Reach visant à limiter les polluants chimiques. Mais depuis l’échec de Copenhague et malgré l’accord de Paris, nous sommes entrés dans un statu-quo d’autant plus inquiétant que les émissions de gaz à effet de serre repartent à la hausse sur le continent. Et le marché de quota de CO2 demeure défaillant. Rappelons que sur ce marché, mal régulé (trop de droits à polluer ont été émis) et gangréné un temps par une fraude massive, la tonne de CO2 s’échange autour de 9 dollars la tonne d’après le dernier panorama d’I4CE. Un montant bien trop faible pour modifier nos modes de production.
La situation ne serait pas dramatique si en parallèle l’Europe investissait massivement dans la transition écologique, puisque investir dans l’isolation des bâtiments, les renouvelables, etc. s’avère bien plus efficace que donner un prix au carbone (un prix n’a jamais rien sauvé, ce n’est pas son rôle). Malheureusement dans ce domaine la situation n’est guère plus réjouissante. Le plan Juncker, présenté comme un succès par les institutions européennes, parait bien modeste compte tenu de l’échelle du continent. Par ailleurs, son mode de fonctionnement (débloquer des euros pour permettre d’en débloquer d’autres, c’est-à-dire faire levier sur la levée de fonds) limite le financement d’un grand nombre de projets.
Parallèlement, la transition écologique devient prétexte à la dérèglementation financière. Ainsi depuis plusieurs mois, la Commission européenne évoque la possibilité de réduire les exigences en capital des banques (leurs coussins de sécurité en cas de problème) dès lors qu’elles octroient des prêts ou financent des investissements dits verts. C’est ce qu’on appelle le « le Green Supporting Factor ». L’idée est simple. Pour inciter les banques à financer la transition écologique, il suffirait de les pénaliser, en accroissant leurs exigences en capital quand elles financent des énergies carbonées par exemple, et de les soutenir en réduisant ces mêmes exigences quand elles financent des énergies renouvelables… Une idée risquée dans un contexte financier en proie à l’instabilité.
Bref, aujourd’hui le bilan est plutôt décevant. Néanmoins, il serait un peu trop facile d’imputer la responsabilité de cet échec à l’Europe. À mon sens, cette situation est bien plus le résultat de jeux troubles menés par les États qui excellent pour s’engouffrer dans les failles béantes d’une construction européenne inachevée et défendre leurs intérêts nationaux.
Du fait de l’importance prise par l’intergouvernementalité, c’est-à-dire du poids des États dans la prise de décision au niveau européen, le bilan de l’action communautaire est surtout celui des États. Et c’est bien l’action des États qui plombe aujourd’hui celle de l’Europe. Je ne dis pas que la zone euro et l’Union européenne sont dénuées de défauts, loin de là, mais qu’il serait intellectuellement faux et malhonnête de ne pas relever l’existence de manœuvres étatiques.
Ainsi durant la crise financière (et la crise grecque !), les deux pays moteurs de la construction européenne – la France et l’Allemagne – ont avant tout cherché à protéger leurs intérêts économiques et leurs bastions bancaires. En outre notre pays s’avère très actif dès qu’il s’agit de torpiller toute velléité de régulation bancaire.
La même chose se passe du côté de l’environnement. Prenons l’exemple du marché de CO2. Derrière une union de façade, les égoïsmes nationaux ont conduit à une allocation initiale de droits trop importante par rapport aux besoins réels. Le résultat fut un matelas de droits d’émissions non utilisés qui s’est progressivement constitué au cours de la décennie passée. Un matelas tellement important qu’il est étonnant de ne pas voir avoir vu le prix de la tonne de CO2 tomber à zéro ! Les États membres n’ont aucun intérêt à reformer ce marché. D’ailleurs aucun pays n’émerge réellement en leader de cette réforme. Ce sont la Commission et surtout le parlement qui portent ce combat aujourd’hui.
Et non seulement le marché carbone européen est inopérant pour le moment – espérons que les réformes en cours porteront leurs fruits, mais il ne prend pas toutes les émissions en compte : celles issues de l’agriculture, du transport, le bâtiment etc. n’y sont pas intégrées. Leurs niveaux sont déterminés à travers un mécanisme peu connu : le règlement sur la répartition de l’effort. En 2017, lors des négociations, la France a tout fait pour que ce budget carbone soit le plus élevé possible afin d’afficher une trajectoire de diminution de ses émissions extrêmement vertueuse… ce qu’elle n’a même pas réussi à faire par ailleurs. Toujours lors de ces négociations, la France s’est assurée l’appui de la Pologne en lui promettant son soutien pour ses centrales à charbon. La Commission et le parlement n’ont rien pu faire.
Autre exemple : les accords de commerce. Les dirigeants français ont beau jeu de dire que le CETA leur a été imposé par l’Union européenne… il faut savoir qu’en ce moment même, c’est la France qui fait du forcing pour faire avancer les accords avec la Nouvelle-Zélande, qui vont eux aussi à l’encontre des accords de Paris. Nous devons donc faire face à un double discours des États qui accusent en permanence l’Europe de tous les maux quand cela les arrange, alors qu’ils troublent régulièrement les négociations. Face à ces manœuvres, l’Union européenne est relativement démunie.
L’Europe c’est donc avant tout ce que les États décident d’en faire. Et la situation actuelle est bien regrettable, car nous sommes en train de nous priver de l’outil européen pour lutter contre le dérèglement climatique, alors qu’il constitue une échelle pertinente pour mettre en œuvre la transition sociale-écologique.
LVSL – Quand vous parlez de Maastricht vert, qu’entendez-vous par ce terme ? Quel rapport avec Maastricht ?
AL – C’est un titre à vrai dire un peu provocateur, pour essayer d’enclencher le débat sur les indicateurs, l’urgence de la transition écologique et le projet européen. On aurait tout aussi bien pu parler de pacte de stabilité… L’idée était à la fois de démontrer la vétusté de nos indicateurs actuels et leur caractère absurde compte tenu des enjeux environnementaux et politiques actuels. Rappelons que la seule réponse européenne aux dérives xénophobes italiennes porte sur son budget.
Au niveau européen et national, nos indicateurs principaux portent sur le niveau d’endettement public et la croissance du PIB.
Commençons par les indicateurs budgétaires. Ils ne veulent rien dire d’un point de vue économique. Un pays peut aller très bien (cf. le Japon qui n’est pas dans un état déplorable, me semble-t-il), avec un taux d’endettement autour de 250%, et très mal (voir certains pays d’Amérique latine) avec un taux d’endettement de 60%. Ce qui compte ce n’est pas niveau d’endettement, mais l’usage qui est fait de cette dette : couvre-t-elle les frais de fonctionnement ? Si oui, s’agit-il d’une phase transitoire ou non ? A-t-elle été contractée pour investir, dans l’éducation, l’environnement, la santé, etc. ? Quid du rapport de force du pays sur la scène internationale ?
Nous autres économistes hétérodoxes avons perdu la bataille intellectuelle sur ce sujet. Je crains que nous n’arrivions pas à faire comprendre qu’une crise financière vient des dettes privées et non des dettes publiques et que c’est ce niveau de dettes privées qu’il faudrait analyser de manière fine.
D’où l’idée de passer à d’autres indicateurs. De toute façon, il est illusoire de penser qu’un projet de société construit autour d’un taux d’endettement peut faire rêver…
L’autre point de débat, c’est la question de la croissance du PIB : peut-on suivre une trajectoire dite de « croissance verte » ou doit-on décroître ? Le problème de ce débat, c’est qu’il maintient le PIB dans une position centrale, là où il nous faudrait faire un pas de côté, passer à autre chose. Je plaide pour ma part pour la post-croissance. Le PIB a été créé et adopté à un moment précis, celui de la crise des années 1930 aux États-Unis, et celui de la France de l’après-guerre, dans une perspective de (re)construction d’un pays. Le développement matériel était le principal objectif poursuivi et le PIB le parfait indicateur pour analyser si les politiques menées allaient dans le bon sens. Aujourd’hui, aux vues des enjeux environnementaux, il est clairement inadapté, il faudrait en sortir. Dans nos sociétés sur-développées matériellement, il ne s’agit pas de produire plus, mais de partager, de répartir les richesses. De passer du toujours plus au mieux. On peut parfaitement conserver le PIB en parallèle, mais il faut de toute urgence que des indicateurs physiques et sociaux guident nos politiques publiques. Car il est impossible de mesurer l’état de l’environnement avec un indicateur dont le but est de mesurer l’activité économique. C’est absurde, on regarde la mauvaise jauge. Excusez cette métaphore malheureuse, mais vous viendrait-il à l’idée de regarder votre jauge d’huile pour savoir s’il vous reste de l’essence ? Non. Et bien c’est pareil pour le PIB. Il ne peut rien nous dire sur l’état de la biodiversité ou le dérèglement climatique. Ce n’est pas son rôle. Il n’a pas été créé pour cela. Si nous voulons connaitre l’état de l’environnement, il nous faut passer à des indicateurs physiques.
D’où l’idée pour relancer le projet européen et embrasser un projet ambitieux de transition sociale-écologique, d’adopter des critères ayant une réalité tangible, comme celui du budget carbone. L’adoption de tels indicateurs nous permettrait de sortir de la politique des petits pas.
LVSL – Toujours dans cette tribune, vous dites « la répartition du budget carbone ne peut évidemment faire fi de la responsabilité historique de notre continent dans le dérèglement climatique, des différences de niveau de vie ou encore de la démographie. C’est pourquoi elle ne pourra se faire que sur la base de critères économiques et sociaux ». Du coup comment est-ce qu’on fait concrètement pour déterminer qui est responsable de quoi et qui doit faire quoi ? Comment est-ce qu’on peut empêcher des pays émergents comme l’Inde, la Chine ou le Nigeria de polluer davantage ? Que répondriez-vous à Jair Bolsonaro quand il dit que la préservation de la forêt amazonienne est un frein au développement économique de son peuple ?
AL – Le mot empêcher est très intéressant. Il ne s’agit pas de les empêcher, il s’agit de nous empêcher. C’est totalement différent.
Car c’est bien notre pollution qui se trouve en Chine, en Inde, au Bangladesh et où sont produits nos habits, nos meubles, nos brosses à dents, nos produits de consommation courante. Accuser ces pays de trop polluer est d’un très grand cynisme et nous permet de maintenir une certaine forme de déni quant à notre responsabilité historique dans le dérèglement climatique et la perte de biodiversité. Il est assez intéressant d’étudier les balances commerciales en flux physiques plutôt que monétaires. Non seulement les pays occidentaux émettent beaucoup de gaz à effet de serre depuis leur territoire, mais la situation est bien plus préoccupante si on intègre les émissions des produits importés.
Aussi si l’objectif est de réduire la production là-bas, alors nous devons réduire notre consommation ici et réguler d’un point de vue social et environnemental le commerce international. Il y a donc urgence à sortir de la surconsommation et à revenir à quelque chose d’un peu plus raisonnable. D’être plus matérialiste en somme et moins dans le tout jetable. De reprendre le temps de faire. En cela la réduction du temps de travail couplée à une réforme fiscale ambitieuse pour éviter les effets rebonds de consommation (en gros que cette RTT ne se traduise par plus de voyage en avion par exemple) me parait une piste prometteuse .
Ensuite, il ne s’agit pas d’aider les pays dits en voie de développement, mais de leur rendre leur dû : l’accès aux technologies les moins polluantes, des transferts d’argent afin qu’ils puissent laisser certaines ressources dans leur sol, etc. C’est la moindre des choses compte tenu du fait que nous leur avons pris leur droit à polluer.
Concernant Bolsonaro et la forêt amazonienne, ne nous mentons pas. Ce type de personnage trouvera toujours des arguments pour justifier une politique réactionnaire dans le domaine des mœurs, de la démocratie, du social et évidemment de l’environnement. Mais sa réaction vient d’autant plus justifier la nécessité de créer des fonds pour que les pays riches permettent à chaque pays de choisir son mode développement et puisse ne pas exploiter certaines ressources naturelles.
Attention néanmoins à la tentation de créer des sanctuaires dans d’autres pays pour pouvoir justifier la non-remise en cause de notre modèle de développement. C’est aussi chez nous, et surtout dans nos villes, que nous devons réintroduire des végétaux et préférer les infrastructures végétales au béton. C’est avant tout chez nous qu’il faut empêcher l’artificialisation des sols, la destruction de zone humide, etc.
L’enjeu est de retrouver un semblant d’équilibre écologique et éviter de polluer ici et compenser ailleurs qui constitue une ineptie environnementale (la destruction de la nature ne se compense pas) et une injustice sociale. Il faut empêcher et compenser nos émissions avant tout sur place, c’est le seul moyen d’entamer un début de rééquilibrage.
Sur la question de la répartition des budgets carbone, ma référence ce sont les travaux d’Eloi Laurent. Il établit toute une série de critères pour déterminer le niveau du budget carbone. Il propose ainsi que ce budget ne soit pas comptabilisé dans l’absolu, mais relativement à la population et au niveau de développement économique, par souci d’équité. Par exemple si la Chine est le premier émetteur de CO2 au monde, c’est aussi le pays le plus peuplé. Si on ramène les émissions chinoises à sa population, celles-ci sont nettement inférieures à celles des États-Unis. Ensuite, la question du niveau du développement entre en compte. La France et l’Allemagne par exemple ont un niveau de développement matériel qu’un pays comme le Gabon ou le Bangladesh sont loin d’avoir. Ces pays ont donc le droit de polluer pour se développer comme ils l’entendent. Enfin, dernier critère celui de la responsabilité historique des pays. Tous les pays n’ont pas le même historique d’émissions de CO2. Il serait injuste de demander les mêmes efforts aux Européens qu’aux Vietnamiens par exemple. Pour toute cette série de critères, Eloi Laurent propose de s’appuyer entre autres sur les écarts à la moyenne. Une solution technique simple et efficace.
LVSL – Vous dites qu’il s’agirait de partager équitablement les quantités de gaz à effet de serre émis entre les pays membres sur la base de critères économiques et sociaux. Toujours dans votre tribune, il est écrit que : « dans cette perspective, la réalisation des objectifs serait effectivement contrôlée et sanctionnée ». Par quel mécanisme institutionnel vous voulez pousser l’Union européenne dans cette direction ?
AL – Le pacte de stabilité n’a cessé d’évoluer. Au seuil des 3% de point de PIB pour les déficits publics et des 60% pour la dette ont été ajoutés d’autres indicateurs macro-économiques, c’est ce qu’on appelle le 2 packs puis le 6 packs, etc. Il s’agit d’une véritable usine à gaz dont les effets économiques sont souvent négatifs puisqu’elle a pour effet d’accentuer les cycles économiques. Je m’explique : l’économie est une machine assez sensible ; quand elle est en surchauffe, il faut la ralentir, et inversement quand elle ne va pas bien, il faut la relancer. Avec ce type d’indicateur, la tentation est grande de mener toujours la même politique, ce qui a pour effet de renforcer les phases de récession. Et si la croissance du PIB n’est pas bonne pour l’environnement, l’austérité ne fait pas de bien non plus, car elle impacte négativement l’investissement. D’où l’idée de faire évoluer ces packs vers des indicateurs physiques et sociaux. On pourrait imaginer un plafond physique (à ne pas dépasser : CO2, méthane, destruction de la biodiversité…) et un plancher social (en dessous duquel il ne faudrait pas descendre : taux de pauvreté, etc.) par exemple, en fonction desquels seraient déterminées les politiques et les directives. Ces seuils pourraient être réévalués en fonction de l’évolution de l’état social et environnemental du continent.
Notez qu’en cas de non-respect du pacte de stabilité des sanctions financières sont normalement prévues (de l’ordre de 0,2 % du PIB). Si ces sanctions ne sont jamais appliquées, cette possibilité de taper au portefeuille existe. On pourrait ainsi parfaitement imaginer un fonds de transition écologique pour aider certains pays dans leur transition , financé par les amendes aux pays qui ne respectent pas les objectifs. La vraie difficulté est politique et non technique.
LVSL – Sur le plan politique, quelle est selon vous la bonne stratégie politique pour arriver à imposer ces quotas carbone ? Comment dépasser les blocages créés par des pays qui ne voudraient pas coopérer ?
AL – Ce n’est pas simple. À mon sens, il faut dans un premier temps lever l’opacité en termes de gouvernance qui règne en Europe. Comment ? En donnant un peu plus vie au parlement européen, en exigeant des comptes-rendus et verbatims des réunions de négociations afin de démasquer les stratégies égoïstes de certains États.
Ensuite, il nous faudrait une institution européenne qui ressemble à l’organe de planification à la française. Je m’explique : le Plan à la française n’avait rien à voir avec la planification soviétique. Cet organe a été créé en 1944. Il s’agissait d’un endroit où les différents corps intermédiaires, les partenaires sociaux, discutaient en permanence pour penser le long terme et mettre en œuvre les objectifs assignés. Comme le disait le gaulliste Pierre Masset, le plan est un « réducteur d’incertitude ». C’est exactement ce dont nous avons besoin aujourd’hui : du dialogue, de la réduction des incertitudes pour penser le long terme et changer de mode de développement. Alain Lipietz l’explique parfaitement dans ses travaux.
Enfin pour coopérer et dépasser les blocages entre pays certains pas devront être faits. La question du nucléaire français bloque beaucoup de dossiers avec l’Allemagne par exemple. Quand la France dira à l’Allemagne « tu te débarrasses de tes vieilles centrales à charbon, je me débarrasse de mes vieilles centrales nucléaires » nous pourrons avancer. Le tout est que ces discussions se fassent de manière transparente et que les pays assument leurs faiblesses et leurs contradictions. Car chaque pays en a : l’Allemagne a des infrastructures dans un état déplorables par exemple (routes, trottoirs ponts etc. car les excédents ne sont pas réinvestis), pour la Pologne le charbon représente des milliers d’emplois. Bref tous les pays ont besoin d’aide. Un Green New deal européen nous permettrait de nous en sortir par le haut.
LVSL – En septembre vous signiez un appel collectif à « libérer l’investissement vert » dans Alternatives économiques, en compagnie d’une centaine de personnalités. Vous dites « Pour la France, les investissements publics et privés nécessaires à l’atteinte de ces objectifs climatiques ont été estimés par le think tank I4CE entre 45 et 75 milliards d’euros par an (entre 2 % et 3 % du PIB). Or, aujourd’hui, nous ne dépensons que 31 milliards d’euros répartis à parts égales entre ménages, entreprises et acteurs publics : le compte n’y est pas ». Comment voyez-vous les contraintes budgétaires européennes (règle d’or, TSG) et comment vous positionnez-vous par rapport aux traités ?
AL – Je suis fédéraliste, mais j’ai voté contre le traité européen en 2005 car j’estimais que ce traité mènerait à terme à une probable désintégration de l’Europe. De même, la façon dont l’euro a été construit ne m’a jamais convaincue. Comment peut-on créer une monnaie sans budget conséquent ? Sans transferts ? Et je ne crois pas au gradualisme, qui est le fondement de la construction européenne (la politique des petits pas en somme). Il aurait fallu à mon sens être beaucoup plus ambitieux dès le début.
Néanmoins, je ne fais pas partie de ceux qui à chaque problème répondent « la faute à l’Europe » et selon lesquels il est impossible de faire quoi que ce soit dans le cadre des traités. Ce n’est pas vrai. L’Allemagne et la France n’ont pas respecté le pacte de stabilité un nombre de fois considérable et il ne s’est strictement rien passé. Aucune sanction n’a été prise. Le problème de l’Europe est beaucoup plus idéologique et politique qu’institutionnel, et d’ailleurs il concerne la plupart des pays du monde : c’est le manque d’alternatives économiques et politiques, le fait de considérer la dette comme l’alpha et l’oméga de tous nos problèmes, et la privatisation des biens publics et la flexibilisation du marché du travail comme solution à tout problème.
L’Europe est bien trop souvent devenue notre mauvais objet. Pendant des décennies, elle a permis de justifier certaines politiques que nos élus nationaux, notamment étiquetés à gauche, n’assumaient pas. Aujourd’hui elle est accusée de tous les maux par certains. Elle est encensée et détestée pour ce qu’elle n’est pas. Tout se passe comme si nous n’étions pas sortis du manichéisme des débats sur le traité constitutionnel.
Le problème c’est que la gauche écologique n’a pas encore réussi à assoir une majorité ni idéologiquement ni dans les urnes. L’Europe n’y est pas pour grand-chose. Il ne faudrait pas essentialiser l’échelle nationale. La politique menée par le gouvernement actuel par exemple n’a rien à voir avec l’Europe. Elle se ferait de toute façon avec ou sans elle.
La réalité, c’est que nous n’avons pas d’autre choix que de réussir l’Europe. Son échec aurait des conséquences politiques majeures. La bonne nouvelle, c’est que – même si nous devons absolument changer les traités – nous pouvons faire beaucoup dans leur cadre. Je rejoins en cela la « modeste proposition » de Yanis Varoufakis que nous avons publié dès 2013 à l’Institut Veblen et aux Petits Matins.
Par exemple, rien ne nous empêche de réclamer la poursuite du quantitative easing, mais d’en demander un fléchage vers l’investissement dans la transition écologique. Depuis 2009, la BCE sort de ses carcans en injectant 50 à 80 milliards d’euros pars pour sauver le système bancaire.
Cela veut dire qu’avec de la volonté politique, on peut ! Sans même changer les traités ! Flécher cet argent vers un Green New deal ferait sens. À l’époque du New Deal, les États-Unis étaient un peu dans notre situation : un fédéralisme balbutiant, des États du Nord plus riches que ceux du Sud… Et Roosevelt arrive avec une politique que personne n’oserait faire aujourd’hui, en taxant les hauts revenus à plus de 90%, en jetant les bases d’un État providence au moment où les caisses de l’État sont vides… Et c’est peut-être ce qui a permis aux États-Unis de ne pas sombrer dans un certain type de populisme ou de fascisme. Nul besoin de vous expliquer pourquoi un tel plan serait pertinent et salutaire dans le contexte européen actuel…