Lorsque ses essais sont publiés, Christophe Guilluy provoque souvent des polémiques, lui valant des critiques vives venant du monde universitaire et du monde politique. Il est entre autres auteur de La France périphérique, comment on a sacrifié les classes populaires en 2015 ou, plus récemment, du Crépuscule de la France d’en haut, et peut être qualifié de « géographe de gauche » à tendance chevènementiste. Retour sur une grille de lecture intéressante, au-delà des polémiques.
On doit à Christophe Guilluy l’élaboration d’une géographie sociale inédite, notamment par le concept de « France périphérique », qui permet de comprendre les erreurs de la gauche depuis une trentaine d’années et le désamour logique d’une partie de la population à l’égard de la classe politique.
Son analyse est simple : il divise la France en deux parties. D’une part, la France des grandes villes, les « vitrines heureuses de la mondialisation » qui bénéficient de cette dernière, qui profitent des effets du multiculturalisme, où cohabitent cadres et immigrés. Celles-ci abritent la plupart des emplois les mieux rémunérés. D’autre part, la France périphérique et périurbaine délaissée par la classe politique, notamment la gauche, qui se paupérise et qui est en quelque sorte condamnée du fait de son éloignement des bassins d’emplois les plus dynamiques situés dans les métropoles. Cette périphérie concentrerait 60% de la population répartie dans 90% des communes, pourcentages parfois remis en question, mais concentrons-nous sur la grille d’analyse qui est elle plus difficile à contester, et qui peut être très instructive pour la gauche.
Nombre d’hommes politiques, ont adopté une grille de lecture semblable à celle dessinée par Christophe Guilluy. Citons ici Emmanuel Macron qui avait intitulé sa conférence meeting du 4 octobre à Strasbourg « La France qui subit » parlant des gens « mis dans une situation quasi systématique de passivité et d’impuissance » face à des « contraintes professionnelles, géographiques, sociales ». François Hollande et Nicolas Sarkozy font également partie de ses lecteurs. Alors que l’auteur esquisse une analyse qui devrait avoir pour suite logique une remise en question des dynamiques ayant engendré cette fracture, pourquoi n’inspire-t-il pas plus la gauche qui pourrait, grâce à elle, sortir de l’aporie idéologique dans laquelle elle est plongée depuis les années 1980 ?
En effet, cette fracture n’est-elle pas à terme (si ce processus n’est pas déjà en marche) l’arrêt de mort du modèle républicain, pourtant garant d’un modèle social et d’un idéal politique – Liberté, Égalité, Fraternité – repris à tort et à travers dans les discours, mais de plus en plus difficilement observable dans les faits ? Dès lors, pourquoi ne pas aller au-delà du diagnostic pour en déduire un programme social adapté afin d’enrayer la fragilisation de cette France périphérique ?
Cette fracture témoigne notamment de la reconfiguration du clivage politique et du vote au sein des nouvelles classes populaires, qui se désaffilient ainsi de partis historiques : le paysan ne vote plus à droite, tout comme l’ouvrier ne vote plus à gauche. Ces deux derniers groupes vivent majoritairement dans cette France périphérique et adhèrent à une même perception de la classe politique et de la mondialisation. De là, découle un sentiment de marginalisation et de blocage à l’intérieur de territoires que les populations n’ont pas forcément choisis, et dont elles ne peuvent que très difficilement s’extraire (manque d’opportunités, peu de création d’emplois privés…). Ce qui se traduit par le vote frontiste ou l’abstention.
Ainsi, pourquoi la gauche qui assiste impuissante et coupable à la fuite de son électorat ne s’empare-t-elle pas de cette grille de lecture ?
Reconnaître et comprendre cette fracture conduirait (notamment le PS – même s’il n’est pas le seul à gauche), à reconnaître des erreurs stratégiques souvent anciennes qui ont pourtant façonné et façonnent encore son programme politique. C’est une urgence, les discours culpabilisants au sujet du vote FN ne fonctionnent plus. Il faut donc saisir les problèmes à la racine, et non entonner d’éternels couplets devenus inaudibles.
Reconnaître et comprendre cette fracture serait une invitation pour la gauche à se reprendre en main en redéfinissant un programme social ambitieux, en assumant l’importance des services publics de proximité, en enrayant la rapidité de constitution des déserts médicaux, et en faisant de l’École un outil d’émancipation et d’ascension sociale.
Reconnaître et comprendre cette fracture est un moyen de penser la France avant de penser plus d’Union Européenne et de saisir les limites des traités et des directives européennes qui entravent les politiques nationales, notamment les politiques liées aux services publics.
Reconnaître et comprendre cette fracture, c’est assumer pour la gauche les questions d’identité, de définition de ce qu’est le lien national, sur lesquels elle ne prend pas position par peur d’être accusée de verser dans le racisme, la xénophobie. C’est affirmer que ce qui fonde la nation n’est pas un lien ethnique, mais un lien politique. Cela implique de remettre au cœur des discours la citoyenneté et la primauté des principes républicains, et faire ainsi de ces enjeux dévoyés par la droite des enjeux où la gauche reprenne enfin sa place historique.
Reconnaître et comprendre cette fracture signifie enfin pour la Gauche qu’elle doit repenser ce qu’est le lien social et ce qui fonde la nation. Elle ne doit plus gouverner que pour les gagnants de la mondialisation en oubliant tous les autres sous prétexte qu’ils ne votent plus – ou en tout cas plus pour elle. En ce sens, la France périphérique, c’est l’autre nom du lâchage organisé des classes populaires par la soi-disant “Gauche de gouvernement” opéré ces trente dernières années.
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