Les élections européennes de mai 2019 auraient été le théâtre d’une « vague verte », si l’on en croit la couverture médiatique qui en a été effectuée. Au-delà des manchettes de journaux, elle témoigne surtout de la recomposition du bloc néolibéral. Les principaux partis « verts » européens, bien loin d’incarner l’aspiration à une écologie populaire qui se renforce de jour en jour sur le vieux continent, se présentent comme les garants du statu quo. Refusant de remettre en cause les structures économiques et institutionnelles dominantes à l’origine du désastre environnemental, ils récoltent les suffrages traditionnellement destinés aux sociaux-démocrates.
L’écologie serait-elle devenue le supplément d’âme des classes supérieures ? Un simple rouage du système politique dominant ?
Le succès relatif des partis « verts » européens peut s’expliquer par trois facteurs. La préoccupation écologique est devenu une préoccupation politique cruciale à la faveur de l’aggravation du réchauffement climatique et de ses conséquences visibles, notamment par le biais des phénomènes climatiques extrêmes. Ils ont su s’appuyer sur des groupes sociaux en expansion, en possession d’un très fort capital culturel par le biais de diplômes. Enfin, ils ont adopté un logiciel gramscien, sortant l’écologie de la case gauche radicale où elle était enfermée, et n’hésitant pas dans certains cas – allemand et finlandais en l’occurrence – à s’adresser clairement à l’électorat de droite sensible aux thèmes écologistes. En agissant de la sorte, ils ont pu adopter une position relativement centrale et attirer un nouvel électorat. Mais ces succès peinent à cacher les limites bien plus importantes des écologistes.
Les limites à ces succès
En premier lieu, les partis écologistes se situent malgré tout massivement à gauche. Or, leur succès n’a pas entraîné une progression du bloc de gauche et, leurs progrès se sont faits essentiellement au détriment des autres partis du bloc de gauche. Leurs conquêtes indéniables d’un électorat de droite ont été contrebalancées par des pertes plus importantes de la gauche au profit de l’extrême droite.
L’Allemagne constitue un exemple éloquent de ce phénomène, où la progression des Verts de 9.3 % aux européennes ne compense pas la baisse des sociaux-démocrates du SPD de 11.4 % et celle de 2 % de Die Linke lors de la même élection. Le gain de 7 points de la Groenlinks néerlandaise aux législatives se fait avec une perte de 19 points du parti travailliste néerlandais. Enfin, la gauche luxembourgeoise ou finlandaise reste stable mais est minoritaire depuis au moins 20 ans. L’écologie « de gauche », nouvelle sociale-démocratie naissant dans les ruines de celle-ci, mais sans modifier le rapport de force politique ?
Vers une social-écologie moins sociale que la « social-démocratie »
S’il s’agit d’une nouvelle social-démocratie, sa composition sociale n’incite pas à la défense d’une ligne de rupture avec l’ordre dominant. L’électorat des Verts allemands est jeune, féminin, mais possède surtout un fort capital culturel et un capital financier confortable. Leurs zones de faiblesse se trouvent d’ailleurs dans l’ex-RDA, nettement plus pauvre que l’ex-RFA. La situation en Thuringe, région située en ex-RDA, constitue un cas d’école. Les Verts y sont demeurés à un étiage très bas, de 5,2%, baissant même par rapport à l’élection régionale de 2014. De même, en Finlande, leur électorat est en moyenne plus éduqué que le reste de la population. Même scénario chez les Verts suédois : leur électorat est massivement étudiant et légèrement plus fort chez les cadres que chez les ouvriers. Enfin, en Belgique, leur électorat est clairement constitué de jeunes CSP favorisés, en possession d’un fort capital culturel.
Le cœur électoral des Verts est donc constitué par la nouvelle classe moyenne à fort capital culturel. Il s’agit d’un groupe social sensible à ce que Ronald Inglehart nomme les revendications « post-matérialistes », vivant dans les métropoles, bénéficiant de la mondialisation et ne se positionnant pas très à gauche sur les questions socio-économiques : en Finlande, les écologistes sont moins à gauche encore que les sociaux-démocrates. Sans parvenir à dépasser cette cloison pour se tourner vers les catégories populaires, les Verts ne pourront pas devenir un bloc électoral réellement significatif. Si l’écologie, comme préoccupation, est largement partagée, l’écologie comme déterminant électoral reste cantonné à un segment minoritaire de la population.
Une écologie néolibérale
Le projet politique des partis écologistes ne remet aucunement en cause les structures socio-économiques dominantes. Il les questionne encore moins que la social-démocratie, qui cherchait, un temps, à en redistribuer les produits aux classes populaires qu’elle représentait. Les partis écologistes n’ont pas de problème en Finlande ou au Luxembourg à participer à des gouvernements libéraux sur les questions socio-économiques, qui entretient un paradis fiscal stricto sensu dans le cas de ce dernier ; la ligne rouge étant placée sur les questions de société. Les Verts allemands suivent une pente similaire. C’est finalement un projet « progressiste » au sens du Canada de Justin Trudeau que défendent la majorité des Verts européens, qui n’a pas pour agenda des politiques publiques visant au combat contre les inégalités. Si certains crient à la trahison, on peut observer que ces partis prennent des décisions en phase avec les demandes de stabilité et de continuité de leur électorat.
Le logiciel politique des Verts souffre d’un autre problème, qui réside dans leur adhésion aveugle à l’Union européenne, perçue comme l’archétype du monde politique post-national. Les groupes sociaux soutenant les Verts y sont favorables pour les gratifications symboliques (« l’Europe, c’est la paix ») et les avantages matériels (les voyages « Erasmus » etc. ) qu’elle leur confère. Le projet libéral institutionnalisé par l’Union européenne est pourtant en contradiction fondamentale avec ce que pourrait requérir un agenda écologiste. L’impératif de relocalisation de la production nécessite pourtant une rupture radicale avec les principes mêmes de libre circulation des capitaux, des biens et des marchandises qui constituent autant de piliers de l’Union européenne. Les écologistes les plus préoccupés par les problèmes sociaux ne peuvent pas même se targuer de porter une possible réorientation de l’Union européenne, puisqu’une partie non négligeable des Verts européens sont en faveur de réformes libérales, plus spécifiquement en Europe centrale et orientale.
Des expériences gouvernementales éphémères et insignifiantes
Les exemples danois et surtout suédois montrent que l’ascension des partis écologistes est fragile. Leurs scores résistent mal à la participation à un gouvernement qui, pour ne pas s’aliéner un électorat populaire plus conservateur sur l’immigration, durcit sa politique migratoire – une perspective insupportable pour l’électorat écologiste, qui se détourne des partis qui prétendent le représenter.
En outre, leur participation gouvernementale décrédibilise leur prétention à porter le « changement » et la « modernité » – qui s’appuyait sur le fait d’être un parti étranger à la classe gouvernante traditionnelle, contrairement à la social-démocratie. Bien sûr, ce phénomène est renforcé par le fait que les électeurs peinent à voir en quoi la participation des écologistes à des gouvernement néolibéraux a contribué à verdir leur agenda. Le seul contre-exemple d’un parti écologiste parvenant à conserver sa popularité malgré une participation gouvernementale est conféré par le très riche paradis fiscal luxembourgeois, dont la richesse permet de pacifier les clivages économiques et sociaux.
Une « vague verte », mais dans quels pays ?
Une analyse fine des résultats électoraux des partis écologistes montre les limites de cette « vague verte », qui constitue essentiellement un artefact médiatique masquant la diversité des situations.
En Allemagne, la « vague verte » est incontestable. Les Verts allemands ont atteint un score de 20% aux européennes de 2019 avec plus de 7,6 millions de voix. Jusque-là, ils demeuraient cantonnés à des scores ne dépassant pas ou peu 10% aux élections nationales et surtout restants toujours inférieurs à 4 millions de voix. Ces scores s’accompagnent d’une nette progression des effectifs militants des Verts, passés de 65 000 membres en 2017 à 85 000 en 2019.
Dans les pays du Benelux, la progression de ces partis est moins forte mais elle est également incontestable. La Groenlinks néerlandaise a obtenu en 2017 le meilleur score de son histoire aux élections législatives avec 9,1 % des voix et 959 000 électeurs. Cette percée a été confirmée en 2019 par les élections provinciales où ils ont obtenu leurs meilleurs résultats. Enfin, lors des élections européennes, ils ont été proches de leur pic électoral de 1999. De même, les Verts luxembourgeois au gouvernement avec les socialistes et les libéraux depuis 2013 ont enregistré en 2018 aux législatives et en 2019 aux européennes les meilleurs scores de leur histoire en se rapprochant très fortement des libéraux et des socialistes. Les écologistes flamands ont obtenu des scores records en 2019 avec 10%. Même scénario pour les Verts wallons lors des mêmes élections provinciales, nationales et européennes. Cependant à chaque fois, cette progression ne dépasse pas le pic historique des partis « verts » dans ces pays.
Le Danemark et la Suède enregistrent du moins une stagnation, sinon une baisse. Les Verts suédois ont connu leur pic électoral en 2010 et en 2014. Mais leur participation à un gouvernement qui a durci sa politique d’asile s’est révélée insupportable pour une bonne partie de leur électorat. Leur score électoral est donc passé en 2018, de 6,8% à 4,4%. Au Danemark, la stagnation du parti écologiste à un faible score – 7,7% des voix aux dernières élections – s’accompagne d’une intégration de mesures écologiques dans le programme de ses concurrents.
On peut finalement se demander si l’intensification des bouleversements liés au changement climatique pourra permettre aux partis écologistes de surmonter ces problèmes structurels. Au contraire, elle peut se traduire par l’appropriation de l’enjeu écologiste par d’autres forces politiques surmontant ces contradictions politiques en associant les catégories populaires à un discours écologique.