Longtemps considérée comme une sous-culture des marges, la musique techno s’est transformée au fil des années pour devenir ce qu’on peut considérer comme un des faits sociaux musicaux de la décennie. Loin des banlieues américaines de Détroit, aujourd’hui les boîtes les plus branchées de la planète se battent et rivalisent d’inventivité pour accueillir les grands noms de la scène techno internationale. Cette massification culturelle et son institutionnalisation progressive exposent les professionnels de la musique de production à une standardisation presque inévitable. Ceci étant au risque de perdre la richesse de ses racines contestataires. Cette pensée s’est cristallisée dans la crainte de Jeff Mills, un des pionniers de la musique techno américaine, de laisser place à une « musique bubblegum […] de classes moyennes».
Surfant sur les révolutions musicales de la musique électronique (1) des années 70, la techno vient trouver sa place au milieu des années 80 dans les quartiers populaires et industriels de Détroit où racisme et violence rythment le quotidien des américains. Ce nouveau mouvement musical naît symboliquement avec la création du label Metroplex par Juan Atkins (connu sous le nom de Model 500) en 1985 puis de Transmat en mai 1986 et KMS en 1987. Cette musique émergente qualifiée très rapidement de « cérébrale » connaît un succès grandissant parmi les classes populaires qui perçoivent dans la techno un message politique contestataire.
Jeff Mills, un des fondateurs du label techno Underground Resistance et très engagé dans les « ghettos noirs de Détroit », comme il les surnomme, soutient une dimension politique claire de ce genre musical émergent. Dans une interview donnée à l’Agence France Presse en juillet 2019, il témoigne : « pour le gouvernement, nous les jeunes afro-américains étions bons à être en prison ou morts, donc comme collectif techno à Detroit, nous avions trouvé le moyen de sortir de ça, de faire ce qu’on voulait et d’inspirer les autres ». « On évoquait les idées de violence, de brutalité et de racisme » (3). Érigées en symbole contestataire de la communauté afro-américaine des États-Unis, les scènes techno vont se multiplier à Détroit et s’exporter dans divers quartiers populaires des grandes métropoles des Etats-Unis. Il ne faut pas non plus minimiser l’importance de cette culture pour la communauté gay des années 80 et d’aujourd’hui, toujours perçue comme marginale. Celle-ci a su s’approprier la techno dans ses luttes contre l’homophobie et pour une reconnaissance civique et juridique (1).
«La techno se transforme en refuge pour des technophiles en quête D’EXTASE loin des préoccupations quotidiennes de la société ».
Une autre dimension contestataire de la culture techno repose sur la recherche d’un imaginaire, d’un inconscient collectif voire d’une libération de l’esprit que les sociétés modernes n’offrent pas (Rachid Rahaoui, 2005). L’esprit techno stimule la créativité tout en abolissant les barrières temporelles (répétition des sons, soirées qui durent jours et nuits). Cette nouvelle scène se transforme en refuge pour des technophiles en quête d’extase (et non uniquement d’ecstasy) loin des préoccupations quotidiennes de la société. Elle reflète le rejet de l’individualisation des relations humaines, de la consommation à outrance, du nivellement des valeurs et d’une manière générale des répercussions du libéralisme moderne. Le discours techno présente à la fois une traduction bien précise d’une anomie (Durkheim) culturelle environnante et en même temps une volonté de défection (Hirschman) de la part des technophiles.
A la fin des années 80, la musique techno s’exporte en Europe, où un foyer culturel électro est déjà très présent depuis le début des années 70. Le groupe allemand Kraftwerk est un des premiers groupes à utiliser une instrumentalisation entièrement électronique et à répétition. Il est aujourd’hui considéré comme un des principaux influenceurs de la musique techno européenne. Ce n’est pas par hasard que ce genre nouveau s’est principalement installé à Berlin Ouest, notamment avec la création du label et du club Trésor, une des plus célèbres boites de la capitale. Cette nouvelle scène musicale trouve également de nombreux échos au Royaume-Uni, principalement à Manchester, ville industrielle mais aussi initiatrice de la musique dite « industrielle » (musique agressive et saturée). Elle est considérée comme le deuxième foyer de la culture techno européenne.
La technomania conquiert un public de plus en plus important tout en restant une véritable niche musicale, si bien que les « raves parties » se multiplient à partir de 1989 (3). Au début des années 1990, cette culture underground bat son plein tout en restant cantonnée à des espaces d’initiés. De nombreux labels européens émergent mais l’univers techno parvient à conserver ses racines de marges.
De la banalisation à la normalisation politique d’une scène musicale émergente
Au milieu des années 90, les autorités publiques françaises s’inquiètent de la multiplication des raves parties légalement organisées sur le territoire si bien que les arrêtés municipaux interdisant les raves explosent. En mai 1995, sous couvert de la lutte anti drogues, Charles Pasqua, ministre de l’intérieur, émet une circulaire ministérielle intitulée « Les soirées raves : des situations à haut risque ». L’application de cette circulaire s’est traduite par un fichage quasi systématique des organisateurs de raves ainsi que de leurs soutiens (certains journaux, comme Telerama sont mis sous surveillance). Elle a également déclenché des actions de verbalisation des organisateurs (appelés les sound system) pour de multiples motifs : dégradation des sites, abandon d’ordures, vente de boissons alcoolisées non autorisées, contrefaçon d’œuvres musicales (les DJ n’étant pas affiliés à la Sacem). Mais, en tentant de bloquer l’organisation légale de ces raves dans les salles de spectacles officielles, la circulaire anti-rave a précipité la techno dans la clandestinité. L’organisation de raves illégales en pleine nature ou dans des lieux désaffectés s’est alors massivement amplifié. L’autre conséquence indirecte de cette politique publique visant à endiguer le phénomène techno a été de renforcer la publicité de cette musique émergente si bien qu’elle sera rapidement comparée au phénomène Yéyé des années 50 et identifiée comme la « musique des jeunes ».
Face à ce rejet de la part des pouvoirs publics, des associations non lucratives comme Technopol à Lyon (1996) apparaissent dans le paysage associatif français. Elles ont pour objectif de promouvoir la musique électronique et de défendre son existence sur la scène musicale. Ces associations contribuent fortement à la reconnaissance de la techno dans le monde de la culture. Si bien qu’à la fin des années 90, face à l’affirmation de ce fait social musical, les pouvoirs publics modifient leur approche et, au lieu d’interdire systématiquement les raves, tentent de les encadrer et de les insérer dans la légalité. Paris organise ainsi sa première techno parade en 1998, que le ministre de la culture Jack Lang dénomme « la rave universelle ».
Malgré cette institutionnalisation progressive, la scène techno sous forme de rave illégale demeure grandement inquiétée par les autorités publiques. Considérées comme des événements clandestins à hauts risques, elles ne sont pas traitées par le ministère de la culture mais par celui de l’intérieur qui se charge de leur étouffement. Étant donné le caractère illégal de ces manifestations, ces fêtes s’organisent selon un rituel bien particulier. Il s’apparente à un véritable jeu de piste où l’incertitude est de mise. Ce n’est qu’au tout dernier moment et via des canaux d’informations confidentiels (listes SMS, appel de dernière minute …) que les teknivaliers pourront rejoindre l’endroit de la fête. C’est un moyen pour échapper aux autorités publiques qui vont chercher à tout pris à arrêter la manifestation. Tout l’enjeu repose dans la sûreté de la communication et dans la confiance mutuelle. Lorsque la rave est démasquée, l’intervention policière est systématique.
Vers la massification culturelle
Depuis le début des années 2000, la scène techno, forte de toute sa diversité, se professionnalise et s’institutionnalise. Le travail des associations a été fondamental dans la diffusion de la musique techno dont tout un pan ne présente plus d’éléments emblématiques des sous-cultures underground.
« Cette massification culturelle a pour principale conséquence l’augmentation d’une musique techno de plus en plus commerciale, dont les frontières avec «l’électro » ne sont plus toujours évidentes. »
Désormais considérée comme un phénomène culturel de premier plan, la techno s’invite dans les plus grands clubs européens tels que le Rex Club à Paris, le Fuse à Bruxelles ou encore dans le Berghain et le Trésor à Berlin. De nombreuses grandes villes européennes possèdent désormais leur propre festival de musique techno : South West Four à Londres, Awakenings Festival à Amsterdam, Sónar à Barcelone, Festival Hideout à Novalja ou encore Time Warp à Mannhein. Tant de festivals et de salles de concerts qui connaissent un incroyable succès auprès d’un public toujours plus large et diversifié. Cette massification culturelle a pour principale conséquence l’augmentation d’une musique techno de plus en plus commerciale, dont les frontières musicales avec «l’électro » ne sont plus toujours évidentes. La techno s’invite désormais partout. Qui aurait pensé que 25 ans après la circulaire antirave de grand sites de la culture « classique », accueilleraient des raves légales et organisées ? La tendance actuelle a de quoi surprendre puisqu’elle consiste à introduire cette culture des marges dans le patrimoine national (Château de Versailles, Palais de Tokyo à Paris, Bozar de Bruxelles ou encore les lieux de fêtes techno toujours plus insolites choisis par le média social Cercle : Jail Vila Palace en Inde, Centre cérémonial Otomi au Mexique, l’aéroport de Beauvais en France, l’Atomium en Belgique, Iguaçu au Brésil…)).
« la techno doit mourir »
La techno s’invite également dans toutes les couches sociales de la population, mais la tendance actuelle est à la gentrification culturelle. Plusieurs facteurs sont à l’origine de cet embourgeoisement progressif : une publicité grandissante, des grands événements qui ont tendance à quitter les périphéries pour se rapprocher des centres dynamiques, une professionnalisation croissante, des DJs qui sortent de l’anonymat avec des cachets toujours plus élevés… En conséquence, cela s’accompagne d’une augmentation du tarif des entrées aux événements techno. Une partie de cet esprit est aujourd’hui un « esprit branché » que Jeff Mills associe aux classes moyennes, voire bourgeoises « bobo » selon les termes non péjoratifs de Bernard Lahire. Une partie entière de cette scène est sortie de la périphérie pour se développer en culture mondialisée. Elle se fait le témoin irréfutable d’un glissement statutaire.
Le quotidien allemand, Die Tageszitung, proche du parti vert et des intellectuels de gauche de l’Allemagne, face à ce constat, titre dans une tribune du le 28 janvier 2020 : « la techno doit mourir ». Cette tribune choc cherche à montrer que ce genre musical aurait un goût « nostalgique », à l’heure où « la scène a été démembrée et a en grande partie vieilli ». Elle se serait finalement détournée de ses racines contestataires.
Des espaces de résistance
Résumer la scène techno à une culture devenue mondiale dont l’esprit contestataire et underground se serait dilué avec la massification culturelle serait nier et négliger tout un pan de la techno. La standardisation d’une partie de cette culture a poussé des collectifs, des associations, à penser un renouveau de cette scène engagée.
« Toujours plus sélectifs, ces établissements sont à la recherche du technophile germanique des marges plutôt que du technotouriste polyglotte ».
La nostalgie de l’époque « underground » est réelle et suscite un véritable effort de retour à la techno « pure » dans de nombreux clubs mythiques. Les établissements berlinois, confortablement installés dans les friches industrielles, comme le Kit Kat, le Trésor et le Berghain en manifestent l’exemple le plus frappant. Toujours plus sélectives, ces boites sont à la recherche du technophile germanique des marges plutôt que du technotouriste polyglotte. En manifeste aujourd’hui la multiplication des tutoriels sur les forums et les réseaux sociaux afin de comprendre les codes technos et parvenir à pénétrer l’ambiance underground berlinoise.
« La scène techno devient dès lors un outil d’objectivation d’une utopie recherchée »
Parallèlement, un enthousiasme nouveau pour ce genre musical se fait entendre, notamment en marge des grandes fêtes technos (parfois sous forme de raves illégales). Il investit une génération de plus en plus sensible aux défis actuels, qu’ils soient sociaux, environnementaux ou migratoires. Les foyers contestataires actuels, notamment les ZAD et les squats, deviennent des lieux où la techno se diffuse largement, devenant le support d’actions solidaires et locales. Cette scène devient dès lors un outil d’objectivation d’une utopie recherchée (4). Finalement, n’est ce pas un retour aux sources avec des raves illégales portant des messages politiques actualisés ?
L’appropriation et/ou la réappropriation de l’espace sont des éléments inhérents des raves techno dites « clandestines ». Cette musique et sa culture s’imprègnent de l’organisation spatiale façonnée par la nature et par la société pour lui donner une nouvelle fonction sociale. L’espace public devient alors une tribune populaire, un lieu d’expression individuel et collectif. Il se fait le support d’une revendication contestant l’ordre public établi. Cette appropriation modifie la conception de l’espace, mais surtout transforme les « règles du jeu » de l’espace public. Aujourd’hui, les raves techno illégales portent un message clair d’affranchissement du pouvoir politique au moment où tout une partie de la scène techno se massifie, se normalise et s’institutionnalise.
Techno / Musique électronique, quelles différences ? La scène techno fait partie de la scène plus large de la musique électronique (Electro House, Ambient, Dub Step etc.). Elle propose une musique dynamique et ultra rythmée qui se caractérise par des tracks essentiellement instrumentaux et constituées de plusieurs boucles entremêlées pendant de longs enchaînements synchronisés. Il existe des sous-genres : la Techno-Minimale, l’Ambient-Techno, l’Acid-Techno et la Tech House et autres.
(1) OSGANIAN, Patricia, et ESPTEIN Renaud, Techno : le rôle des communautés gays. Un entretien avec Didier Lestrade, Mouvements, vol. no 42, no. 5, 2005, pp. 22-31.
(2) RAHAOUI, Rachid, La Techno, entre contestation et normalisation, Volume, vol. 4:2, no. 2, 2005.
(3) Rave parties : Fêtes qui diffusent de la musique électronique, pouvant être de la techno, avec des effets de lumières. Ce terme fait souvent l’objet de conflits de définition. Il est souvent, à tort, associé directement à de fêtes illégales, notamment dans des lieux abandonnés ou déserts.
(4) DESCAMP Tanguy et DRUET Louis, Techno et Politique, étude sur le renouveau d’une scène engagée, L’Harmattan, Décembre 2017.