Repenser le commun à partir d’Antonio Gramsci

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Portrait peint d’Antonio Gramsci ©Thierry Ehrmann

Dans son célèbre article de juin 1920 sur les conseils d’usine turinois, le théoricien marxiste Antonio Gramsci analyse les formes politiques originales expérimentées par le prolétariat urbain. Concept central dans la prise de conscience et la construction de classe, le commun apparaît finalement comme le fondement même du socialisme et de l’État ouvrier à venir.


Dans leur ouvrage Commun, Essai sur la révolution au XXIe siècle [1], Pierre Dardot et Christian Laval citent le plus fréquemment deux auteurs : Marx et Proudhon. De nombreux autres travaux sont étudiés, une grande diversité marquant l’ensemble, avec des renvois multiples à des œuvres aussi différentes que celles d’Aristote, Kant, Engels, Jaurès, Arendt, Castoriadis, Negri ou Hardt. Par contre, nulle trace du penseur italien Antonio Gramsci, référence importante de nombreux intellectuels et courants critiques du XXe siècle comme les théoriciens du populisme Laclau et Mouffe, le penseur de l’État Poulantzas, les historiens Hobsbawm et E. P. Thompson ou encore les représentants des subaltern et cultural studies Spivak et Stuart Hall et, dans le cas français, des deux plus grandes figures du marxisme hexagonal, Althusser et Sartre et des deux principaux hérétiques de la génération suivante, Foucault et Bourdieu [2]. L’œuvre de Gramsci a également profondément influencé la formation de gauche radicale espagnole Podemos, son secrétaire général Pablo Iglesias et son ancien secrétaire politique Íñigo Errejón [3] se réclamant tous deux du théoricien de l’hégémonie.

On peut s’étonner de cette absence tant certains aspects de l’œuvre de Gramsci sembleraient mériter de figurer dans cette étude fleuve autour du commun (le commun), Dardot et Laval préférant l’usage du substantif à celui du qualificatif car « il faut affirmer que c’est seulement l’activité pratique des hommes qui peut rendre des choses communes, de même que c’est seulement cette activité pratique qui peut produire un nouveau sujet collectif, bien loin qu’un tel sujet puisse préexister à cette activité au titre de titulaire de droits. Si « universalité » il y a, il ne peut s’agir que d’une universalité pratique, à savoir celle de tous les individus qui sont, à un moment donné et dans des conditions données, engagés dans une même tâche. »

L’article sur les conseils d’usines italiens, qui paraît en juin 1920 à l’apogée du mouvement conseilliste [4], permet tout particulièrement de penser le commun chez Gramsci.

« On peut donc retenir que le biennio rosso n’est pas le fait d’un parti politique de type léniniste, ni d’une centrale syndicale unique, mais le produit de l’activisme « conseilliste », largement spontané, des travailleurs. »

D’origine sarde, Antonio Gramsci se rend à Turin en 1911 afin de suivre des études à l’université. Il finit par quitter l’environnement de la faculté pour se consacrer à temps plein à des activités conjointes de journaliste et de militant politique [5]. En août 1917, une tentative insurrectionnelle échoue à Turin et est violemment réprimée par l’État. Deux mois plus tard, les bolcheviks s’emparent du pouvoir dans un Empire russe en plein chaos, en situation de « conjoncture fluide [6] » depuis la révolution de février qui avait entraîné la chute du tsarisme [7].

L’article de Gramsci s’inscrit plus spécifiquement au sein du biennio rosso, période italienne de 1919-1920 lors de laquelle de nombreuses villes en Italie du Nord sont marquées par une forte agitation ouvrière qui prend souvent la forme de grèves et d’occupations d’usines, à Turin notamment où les usines Fiat emploient « 20 000 travailleurs manuels en 1918 [8] ». Dans un court ouvrage consacré à l’exposition de la vie et de la pensée de Gramsci, George Hoare et Nathan Sperber résument le climat de l’époque de la façon suivante :

« Le paysage de la contestation est marqué par l’éclatement. Au PSI [Parti socialiste italien], les dirigeants nationaux hésitent et restent en retrait du mouvement, alors que les adhérents turinois les plus radicalisés (dont Gramsci) y participent passionnément. Les syndicats, dont la puissante CGL (Confederazione Generale del Lavoro), sont également sur place, mais leurs leaders sont surtout réformistes. Les animateurs principaux de la lutte sont en fait les conseils ouvriers, sous la forme des comités d’entreprise (commissioni interne), qui proposent de s’inspirer de l’expérience décentralisée des soviets russes de 1917. On peut donc retenir que le biennio rosso n’est pas le fait d’un parti politique de type léniniste, ni d’une centrale syndicale unique, mais le produit de l’activisme « conseilliste », largement spontané, des travailleurs. »

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Exemplaire de L’Ordine Nuovo, 1920.

En tant que journaliste, Gramsci collabora à l’hebdomadaire socialiste Il Grido del popolo et à l’Avanti ! puis, suite à la fermeture du premier, il fonde avec Togliatti, Terracini et Tasca L’Ordine Nuovo, hebdomadaire « organe de presse qui joue le rôle d’avant-garde politique dans le mouvement » des conseils turinois, dont le premier numéro paraît en mai 1919 et qui devient clandestin à partir de 1922 sous le régime fasciste.

Dans cet article, Gramsci, qui a été profondément marqué par la révolution bolchevique, nous livre son analyse de cette nouvelle forme économico-politique originale que constituent les conseils d’usines italiens. Le concept du commun, absent de l’article de Gramsci, peut néanmoins servir de fil directeur dans l’intelligence du processus révolutionnaire socialiste. Cette notion doit alors être comprise dans une triple acception : économique, éthique et politique. Elle apparaît absolument centrale tout au long de la constitution d’une classe et du mouvement de transformation du réel.

« C’est seulement l’activité pratique des hommes qui peut rendre des choses communes »

« Le processus révolutionnaire se déroule sur le terrain de la production, à l’intérieur de l’usine où les rapports sont des rapports d’oppresseur à opprimé, d’exploiteur à exploité, où l’ouvrier est privé de liberté et la démocratie inexistante. Le processus révolutionnaire s’accomplit là où l’ouvrier n’est rien et veut devenir tout, là où le pouvoir du patron est illimité, et se ramène à un pouvoir de vie ou de mort sur l’ouvrier, sur la femme de l’ouvrier, sur les enfants de l’ouvrier. »

Par ces quelques lignes, Gramsci tente d’expliquer pourquoi les mobilisations sociales les plus radicales sont celles d’ouvriers qui se mobilisent au sein de l’usine en tant qu’ouvriers, et non celles d’autres groupes mobilisés en tant que citoyens. Pour saisir toute la portée de ce passage, un retour à Marx et aux marxistes est nécessaire.

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Karl Marx (1818-1883). Par John Jabez Edwin Mayal.

Marx, dans son œuvre, utilise le concept de classe dans un double sens problématique [9]. À sa suite, de nombreux intellectuels se réclamant de son héritage et revendiquant l’étiquette de marxistes vont perpétuer voire renforcer cette confusion conceptuelle entre deux acceptions pourtant distinctes de la notion de classe dans la théorie marxiste : la classe économique et la classe politique.

Marx conçoit les classes comme des « types purs » regroupant des catégories d’agents engagés dans le processus économique, la division s’opérant en fonction de la source de revenu. Il énonce ainsi dans Le Capital : « Ceux qui ne possèdent que leur force de travail, ceux qui possèdent le capital et ceux qui possèdent la terre – leurs sources de revenus étant respectivement le salaire, le profit et la rente foncière –, en d’autres termes, les travailleurs salariés, les capitalistes, les propriétaires fonciers, constituent les trois grandes classes de la société moderne fondée sur le mode de production capitaliste. [10] »

Dans son autobiographie, Daniel Bensaïd note que selon Marx lui-même, « au-delà des trois livres du Capital, les classes pourraient […] accueillir de nouvelles déterminations, avec l’introduction du rôle de l’État, de la famille, du marché mondial ou du système éducatif [11] ». Pour Marx, les classes ne se constituent qu’en rapport les unes aux autres, le concept de rapports de classes étant constitutif du concept de classes : « Les individus isolés ne forment une classe que pour autant qu’ils doivent mener une lutte commune contre une autre classe ; pour le reste, ils se retrouvent ennemis dans la concurrence. [12] »

Par la suite, plusieurs critères, tous économiques, permettant de définir les classes sociales, ont été posés par Lénine, chaque critère étant nécessaire mais non suffisant pris séparément : propriété ou non des moyens de production, place dans l’organisation et la division du travail, la forme et le montant du revenu. De ces critères peuvent découler d’autres caractéristiques comme les conditions de scolarisation, de logement ou les taux de syndicalisation.

Ainsi, dans la tradition marxiste, le terme de classe renvoie d’une part au procès de production matérielle, les critères retenus par Lénine en étant une parfaite illustration, une identité de classe pouvant être assignable à une personne en fonction de sa position dans les rapports de production, dans le procès du travail et à partir de des rapports aux moyens de production, d’autre part à la lutte des classes, lutte politique qui engage des groupes mobilisés historiquement [13].

« Mais alors, libéré de la sujétion du « chef », libéré de l’esprit servile et hiérarchique, poussé aussi par les nouvelles conditions générales que la nouvelle phase historique impose à la société, l’ouvrier réalise d’inappréciables progrès dans le domaine de l’autonomie et de l’initiative. »

Le problème réside dans le fait qu’un seul terme, celui de classe, comporte deux acceptions distinctes, l’une étant économique, c’est-à-dire liée directement au procès de production matérielle et indépendante de l’action politique des agents, et l’autre étant au contraire foncièrement politique, définie par l’action d’individus et de groupes dans l’histoire afin de défendre certains intérêts et valeurs. La première acception évacue la culture non-économique et conduit à un amalgame théorique éminemment problématique, puisque cela véhicule une conception spontanéiste et ontologique des classes sociales.

Revenons désormais à l’article de Gramsci. Celui-ci explique que l’ouvrier en tant qu’homme réel exploité et dominé au sein de l’usine par le capitaliste, le patron et le petit chef, « libère sa conscience » sur le plan économique au sein du mouvement des conseils d’usines : « Pendant la phase libérale [du processus historique de la classe bourgeoise et de la domination de la classe bourgeoise sur la société], le propriétaire était aussi un entrepreneur ; c’était aussi un industriel : le pouvoir industriel, la source du pouvoir industriel, se trouvant dans l’usine, et l’ouvrier ne parvenait pas à libérer sa conscience de la persuasion qu’on ne pouvait se passer du patron, dont la personne s’identifiait avec celle de l’industriel, avec celle du gérant qui était responsable de la production, et, partant, responsable du salaire, du pain, des habits, du toit de l’ouvrier. […] Mais alors, libéré de la sujétion du « chef », libéré de l’esprit servile et hiérarchique, poussé aussi par les nouvelles conditions générales que la nouvelle phase historique impose à la société, l’ouvrier réalise d’inappréciables progrès dans le domaine de l’autonomie et de l’initiative. »

Gramsci souligne dans l’expression « l’ouvrier réalise d’inappréciables progrès dans le domaine de l’autonomie et de l’initiative » comment la reconnaissance d’intérêts matériels communs entre ouvriers est indissociablement économique et politique. En effet, des ouvriers qui n’ont pas lu Marx et qui ne connaissent pas la théorie marxienne de la paupérisation, de la polarisation entre deux classes antagonistes dans le développement du capitalisme, des crises de surproduction, de la plus-value absolue et relative, autrement dit de la dynamique du Capital, effectuent un bond en termes de conscience de la réalité matérielle objective de l’exploitation et de la domination capitalistes par l’unité réelle de la théorie et de la pratique révolutionnaire : la praxis.

« Le commun prend vie sous nos yeux, sous la forme primitive de la conscience économique et politique de classe, relevant de la compréhension de ce qui existe et de ce qui pourrait être, du fonctionnement de la société bourgeoise et de possibles changements. »

On peut noter que la définition du commun de Dardot et Laval retenue pour cette étude est donnée dans une section intitulée « Commun et praxis », l’absence de référence à Gramsci apparaissant alors encore plus surprenante, tant celui-ci reste connu comme le théoricien de la « philosophie de la praxis ». En luttant au niveau économique, par la grève, l’occupation d’usine, voire l’auto-organisation de la production, les ouvriers ne grippent pas seulement la machine à profits capitaliste. Ils proclament et démontrent à la face du monde que les capitalistes sont des parasites, bons à commander et à profiter du travail fourni par d’autres hommes.

Les ouvriers progressent dans leur conscience économique, dans la sphère du raisonnement objectif en la matière, dénué de valeurs, et leur action comporte de fait une dimension politique indéniable en ce qu’elle heurte nécessairement les conceptions des acteurs et des observateurs quant à l’organisation de la cité. Par la production de « choses communes », même à un niveau relativement microscopique, les ouvriers sortent de la pure acception économique du concept de classe pour se muer en un groupe mobilisé autour d’intérêts matériels communs, pas seulement économiques au sens étroit du terme, le temps de travail ayant par exemple toujours comme corollaire le temps libre. Le commun prend vie sous nos yeux, sous la forme primitive de la conscience économique et politique de classe, relevant de la compréhension de ce qui existe et de ce qui pourrait être, du fonctionnement de la société bourgeoise et de possibles changements.

Ainsi, pour Gramsci, les conseils d’usines permettent la reconnaissance et l’auto-gestion d’intérêts matériels communs des ouvriers face au capitalisme, et ainsi de développer une certaine forme de conscience de classe, économique et politique.

« Libéré de l’esprit servile et hiérarchique », l’ouvrier adopte une représentation propre du social. Le passage d’une reprise en mains de la production à l’échelle locale à un projet global de révolution politique déplace l’enjeu central de l’interprétation à la volonté et aux valeurs.

« C’est seulement cette activité pratique qui peut produire un nouveau sujet collectif »

« Les rapports qui doivent s’établir entre le parti politique et le Conseil d’usine, entre le syndicat et le Conseil d’usine, découlent déjà implicitement du principe suivant : le parti et le syndicat ne doivent se poser ni en tuteurs ni en superstructures déjà constituées de cette nouvelle institution, dans laquelle le processus historique de la révolution prend une forme historique contrôlable ; ils doivent se considérer comme des agents conscients qui libéreront cette institution de toutes les forces contraignantes que concentre l’État bourgeois ; ils doivent se proposer d’organiser les conditions extérieures et générales (c’est-à-dire politiques) dans lesquelles le processus de la révolution pourra être le plus rapide, dans lesquelles les forces productives libérées pourront trouver leur plus grande expansion. »

Sur la question de la construction d’une identité politique commune, Gramsci insiste sur le fait que partis et syndicats ne doivent pas chercher à contrôler le processus spécifique des conseils d’usines mais seulement à en permettre l’épanouissement maximal.

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Usine italienne occupée, 1920. Enzo Biagi, Storia de Fascismo.

Le conseil d’usine constitue un lieu, au sens spatial du terme, qui appelle la curiosité et l’échange. Dans sa biographie de Gramsci, Giuseppe Fiori décrit comment, à Turin pendant le biennio rosso, les turinois, au-delà des ouvriers et des socialistes, assistent aux débats en plein air, notamment dans les jardins publics.

La centralité urbaine des usines permet ainsi de constituer un espace public habermassien, lieu d’échanges rationnels visant à la constitution d’une opinion publique éclairée, qui déborde la famille, l’Église, l’école, c’est-à-dire les institutions traditionnelles, où les idées incarnées par des individus circulent. Dans ces dernières, l’autorité est confisquée par le père, le curé ou le maître, les autres participants pouvant s’exprimer mais toujours de manière secondaire et contrôlée. Les conseils d’usines, au contraire, célèbrent l’égale légitimité de tous à prendre part aux discussions, sur un strict principe de souveraineté populaire. Les délibérations publiques mettent à mal la domination spatiale de la bourgeoisie qui, dans le cadre de l’usine comme des logements, des lieux de loisir et des transports cherche à contrôler les actions et les interactions des ouvriers [14].

Les conseils d’usines marquent donc la prise de parole publique des subalternes, des sans-voix, qui ne s’expriment habituellement jamais directement mais, au mieux, par le biais de journaux, de partis et de syndicats. Mais ces « superstructures déjà constituées » ne comportent ni la spontanéité ni le caractère réellement populaire des conseils d’usines. Des journalistes, des représentants politiques et syndicaux ne seront jamais le prolétariat, même s’ils s’expriment au nom du prolétariat tout entier.

Les conseils d’usines fonctionnent donc en tant qu’institution sui generis, pôle de radicalisation dépassant largement les ouvriers par son caractère ouvert et central géographiquement, entraînant un bouillonnement politique dans les villes dans lesquelles ils sont les plus puissants : Milan et Turin.

« Dans un même mouvement réel indistinctement économique, éthique et politique, les conseils d’usines permettent ainsi de construire une identité politique commune à des groupes irréductiblement hétérogènes et de former ainsi une classe au projet politique macro-structurel. »

Les questions économiques propres aux usines occupées ne sont pas le seul sujet des discussions. Les participants débattent du pouvoir extra-économique, du processus de décision, des différences entre égalité politique et économique, entre libertés démocratiques et libertés humaines…

« Dans la période de suprématie économique et politique de la classe bourgeoise, le déroulement réel du processus révolutionnaire se passe de façon souterraine, dans l’ombre de l’usine et dans l’ombre de la conscience de ces multitudes immenses que le capitalisme assujettit à ses lois ; il n’est donc ni contrôlable ni prévisible ; il le sera dans l’avenir, lorsque les éléments qui le constituent (sentiments, velléités, habitudes, embryons d’initiatives et de nouvelles mœurs) auront été développés et épurés par l’évolution de la société, par l’importance accrue de la place que la classe ouvrière sera amenée à occuper dans le domaine de la production. »

Ce passage est caractérisé par un mécanisme rare chez Gramsci. On a un schéma qui donne la priorité causale et chronologique à « l’évolution de la société » et à l’infrastructure économique sur les idées et les valeurs des ouvriers, alors que le respect du mouvement dialectique obligerait à considérer que le travail de « persuasion » des militants socialistes peut jouer un rôle déterminant dans l’ébranlement structurel. Le choix du terme de « persuasion » par Gramsci dans l’article est intéressant. En effet, au contraire de « convaincre » qui implique la démonstration objective et argumentative d’une vérité, quand on cherche à persuader quelqu’un, on accomplit un travail sur ses valeurs, conscientes et infra-conscientes, on se place dans le règne du relativisme politique.

Le commun est alors construction de nouvelles valeurs désembourgeoisées, terme que l’on préférera à celui d’« épurées », utilisé par Gramsci mais qui nous paraît absolutiste et positiviste : valeurs démocratiques, valeurs populaires, valeurs de luttes louant l’antagonisme, valeurs de partage et de solidarité, de co-décision, valeurs du temps libre et de l’épanouissement de tous. Le commun dans son acception éthique. Valeurs qui serviront de base à la constitution d’un projet politique global et d’une identité politique commune, menant inévitablement à la lutte avec les superstructures bourgeoises pour l’avènement du socialisme.

Dans un même mouvement réel indistinctement économique, éthique et politique, les conseils d’usines permettent ainsi de construire une identité politique commune à des groupes irréductiblement hétérogènes et de former ainsi une classe au projet politique macro-structurel.

« Il ne peut s’agir que d’une universalité pratique, à savoir celle de tous les individus qui sont, à un moment donné et dans des conditions données, engagés dans une même tâche »

« Nous disons que la période actuelle est révolutionnaire parce que la classe ouvrière tend de toutes ses forces et de toute sa volonté à fonder son État. Voilà pourquoi nous disons que la naissance des Conseils ouvriers d’usines représente un grandiose événement historique, qu’elle représente le commencement d’une ère nouvelle dans l’histoire du genre humain ; c’est grâce à elle que le processus révolutionnaire a affleuré à la lumière et est entré dans la phase où il peut être contrôlé et prévu. »

Il est étonnant de noter que Gramsci, dans son apologie de la forme originale des Conseils d’usines, ne mentionne ni les Soviets ni la Commune de Paris qui semblent pourtant se rapprocher fortement de cette forme de représentation, ces omissions servant possiblement un simple objectif rhétorique.

« La classe ouvrière affirme […] que le pouvoir industriel, que la source du pouvoir industriel, doit revenir à l’usine ; elle considère l’usine comme étant, dans une nouvelle perspective ouvrière, la forme où la classe ouvrière se coule en un corps organique déterminé, la cellule d’un nouvel État : l’État ouvrier, et la base d’un nouveau système représentatif : le système des Conseils. »

Portrait de Lénine ©Wikimédia commons

Ces passages illustrent que pour Gramsci, les conseils d’usines sont la définition même du socialisme. Gramsci place sa réflexion stratégique autour de l’État dans un cadre léniniste. Il reprend la thèse défendue par Lénine dans L’État et la révolution du double pouvoir et de la destruction de l’appareil d’État bourgeois.

Pour Lénine, et donc pour Gramsci, l’appareil d’État bourgeois est pourri par essence et doit être intégralement balayé afin d’instaurer un nouvel État prolétarien. Les anciennes institutions doivent être réduites en poussière et les anciens fonctionnaires démis de leurs fonctions. Pourquoi ? Car les structures ont une inertie très importante, elles ont des effets sur les habitudes, les idées, les valeurs de ceux qui les incarnent. Elles corrompent par les réseaux tissés et les privilèges accordés. Avant d’adopter une pratique centralisée du pouvoir, Lénine prône que tout le pouvoir aille aux Soviets, conseils d’ouvriers et de paysans dont tous les représentants sont élus, responsables et révocables [15].

La stratégie socialiste révolutionnaire consiste à construire un double pouvoir, en parallèle et à l’extérieur du pouvoir d’État bourgeois, sous la forme des conseils. Ce double pouvoir a pour objectif de construire l’hégémonie, d’organiser les classes révolutionnaires, de renverser les superstructures bourgeoises et de mettre en place le socialisme. Les partis et les syndicats révolutionnaires ont quant à eux pour tâche de permettre le développement du double pouvoir face à la répression bourgeoise, mais ils ne le constituent aucunement en eux-mêmes. Les conseils constituent la meilleure boussole en termes de représentation à l’aube de la transition socialiste.

« Ces propos de Gramsci apparaissent comme le couronnement suprême du commun : solidarité et co-élaboration pratiques des humains pour parvenir, finalement, à la possibilité pratique et politique concrète de l’épanouissement de chacun dans son devenir. »

Selon Gramsci, les conseils sont un État ouvrier à l’état embryonnaire, au double sens de moyen pour construire cet État et de principe représentatif fondamental de souveraineté politique populaire. Tout comme Marx, Gramsci prône la disparition de la division entre travail manuel et intellectuel, considérant que chaque homme est à la fois un corps et un esprit, chaque travailleur étant par conséquent parfaitement légitime à participer aux décisions publiques, à la vie de la cité. Le commun émerge alors comme principe fondamental du socialisme, à la fois au niveau politique et au niveau économique, et plus largement à l’échelle de la société toute entière, comme nouvelle universalité pratique.

« L’État ouvrier, puisqu’il prend naissance en fonction d’une configuration productive, crée déjà les conditions de son propre développement, de sa disparition en tant qu’État, de son incorporation organique dans un système mondial : l’Internationale communiste. »

Ces propos de Gramsci inaugurant le commun-isme, compris comme auto-gouvernement mondial, société réglée où le règne de la nécessité laisse place à la liberté humaine et à la société du temps libre, apparaissent comme le couronnement suprême du commun : solidarité et co-élaboration pratiques des humains pour parvenir, finalement, à la possibilité pratique et politique concrète de l’épanouissement de chacun dans son devenir.


1 DARDOT, Pierre, et LAVAL, Christian, Commun, Essai sur la révolution au XXIe siècle, Paris, Éditions La Découverte, 2014

2 Voir notamment GREEN, Marcus E. (ed.), Rethinking Gramsci, Routledge Innovations in Political Theory, 2011

3 Errejón quitte Podemos début 2019 pour des désaccords théoriques et stratégiques avec la direction et fonde son propre parti Más País.

4 Paru dans L’Ordine Nuovo, 4-5 juin 1920. GRAMSCI, Antonio, « Le conseil d’usine », dans Écrits politiques, tome I : 1914-1920, textes choisis, présentés et annotés par Robert Paris, trad. Marie-Gracieuse Martin-Gistucci, Gilbert Moget, Robert Paris et Armando Tassi, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de Philosophie », 1974, pp.346-351. C’est cette traduction qui a été retenue pour notre étude. L’article est également accessible gratuitement sur les sites marxists.org et Les Classiques des sciences sociales de l’Université du Québec.

5 Gramsci a adhéré au Parti socialiste italien (PSI) dès 1912. Pour toutes les informations qui vont suivre, on renvoie à la biographie de Gramsci : FIORI, Giuseppe, La vie de Antonio Gramsci, Paris, Librairie générale française, Le Livre de Poche, coll. “Pluriel”, 1977, 543 p.

6 La conjoncture fluide désigne une période de crise extraordinaire où les logiques habituellement fonctionnelles des champs sociaux se délitent au profit de devenirs ouverts et imprévisibles. On reprend l’expression au sociologue de la politique Michel Dobry. Voir DOBRY, Michel, Sociologie des crises politiques. La dynamique des mobilisations multisectorielles, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, « Références », 1986 ; rééd. 1992

7 Sur le sujet on renvoie à FERRO, Marc, La révolution de 1917, Paris, Albin Michel, 1997

8 HOARE, George, et SPERBER, Nathan, Introduction à Antonio Gramsci, Paris, Éditions La Découverte, coll. « Repères », 2013, p. 15

9 GODELIER, Maurice, « Ordres, classes, État chez Marx », dans Visions sur le développement des États européens. Théories et historiographies de l’État moderne, Actes du colloque de Rome (18-31 mars 1990), Rome, Publications de l’École Française de Rome, n° 171, 1993, pp. 117-135

10 MARX, Karl, Œuvres tome I. Économie 1, traduction et notes de Maximilien Rubel, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1965, p. 1484

11 BENSAÏD, Daniel, Une lente impatience, Paris, Éditions Stock, coll. « Un ordre d’idées », 2004, p. 440

12 MARX, Karl, et ENGELS, Friedrich, L’Idéologie allemande, traduction présentée par Gilbert Badia, Paris, Les Éditions sociales, 1976, p. 61 ; rééd. 2012.

13 Sur la constitution historique d’une classe, on renvoie à THOMPSON, Edward Palmer, La formation de la classe ouvrière anglaise, Paris, Le Seuil, 1988; rééd. Paris, Éditions Points, 2012, 1164 p.

14 Sur cet aspect voir JESSOP, Bob, « Gramsci: l’espace, le territoire, de la nation, les frontières, le mouvement », dans CALOZ-TSCHOPP, Marie-Claire, FELLI, Romain, et CHOLLET, Antoine (dir.), Rosa Luxemburg, Antonio Gramsci, actuels ?, Paris, Éditions Kimé, 2018

15 Sur cet aspect de l’œuvre de Lénine, voir NEGRI, Antonio, « Socialisme = soviets + électricité », allocution prononcée au colloque « Penser l’émancipation » à Saint-Denis le 15 septembre 2017. Accessible sur la revue en ligne Période.