La récente opération militaire menée par l’Azerbaïdjan a pour but l’affirmation de son autorité sur une région au statut contesté : l’Artsakh. Membre à part entière de l’Azerbaïdjan au regard du droit international, elle est dans les faits largement indépendante. Ces événements s’inscrivent dans la continuité de plusieurs décennies de tensions entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie voisine, qui a longtemps convoité l’Artsakh pour y soutenir la population majoritairement arménienne – avant de soutenir son droit à l’exercice de la souveraineté. Derrière ce conflit de légitimité, où s’affrontent les principes du droit à l’autodétermination et du respect de l’intégrité territoriale, on trouve les intérêts des puissances régionales qui profitent de l’instabilité ambiante pour avancer leurs pions.
Ce dimanche 27 septembre, l’Azerbaïdjan a lancé une opération militaire offensive de grande envergure à l’aide de drones, hélicoptères, chars et artillerie. Le pays, par l’intermédiaire de son ministre de la Défense, affirme lancer une contre-offensive pour répondre à de récentes opérations militaires de la part de l’Artsakh et de l’Arménie. Néanmoins, plusieurs pays dont la France affirment que, selon toute vraisemblance, l’offensive serait injustifiée.
Plusieurs villes et lignes de front subissent des bombardements azéris continus, mais l’Artsakh et l’Arménie prétendent contenir l’offensive. Des combats d’une grande violence ont provoqué de nombreuses victimes, entre 1000 et 4000 pour le moment, azéries et arméniennes confondues. Les chiffres concernant les victimes civiles sont régulièrement communiqués par les trois parties, probablement dans le but de susciter une réaction d’empathie : à la date du 30 septembre, l’Azerbaïdjan en déclarait 19, et l’Arménie 13. Le bilan n’a fait que grimper au fil des jours. Des journalistes du journal “Le Monde” ont même été blessés puis rapatriés à la suite d’un bombardement azéri sur une ville arménienne. L’Arménie accuse par ailleurs l’Azerbaïdjan, vidéo à l’appui, de positionner ses véhicules d’artillerie lourde au milieu de villages pour utiliser sa population civile comme bouclier humain.
Si l’on peut d’ailleurs considérer la Turquie comme un allié évident de l’Azerbaïdjan du fait de leurs liens économiques, culturels et militaires, Recep Tayyip Erdogan semble davantage se servir du conflit arméno-azéri pour concurrencer la Russie à ses frontières sud que pour son projet pan-turc.
L’Artsakh, une région convoitée aspirant à l’indépendance
Les conflits contemporains relatifs à la souveraineté de l’Artsakh remontent à l’écroulement du bloc soviétique. Région membre à part entière de la République socialiste soviétique d’Azerbaïdjan, l’Artsakh a profité du cadre législatif puis de l’écroulement de celle-ci pour se proclamer indépendante. Elle a rapidement été disputée à la fois par l’Azerbaïdjan, qui souhaitait la conserver sous sa tutelle, et par l’Arménie, qui souhaitait l’annexer – avec le soutien non négligeable d’une partie de la population. Au prix de violents conflits, la République d’Artsakh a conquis une relative autonomie de facto, tout en demeurant de jure sous l’autorité de l’Azerbaïdjan, seuls trois pays au monde reconnaissant son caractère d’État souverain.
L’Arménie a depuis de nombreuses années abandonné toute revendication de rattachement de cette enclave à son territoire. Elle soutient aujourd’hui le droit à l’autodétermination de la population de l’Artsakh. Elle considère dès lors ce territoire comme souverain et souhaite permettre sa reconnaissance comme État. Elle lui offre notamment un soutien militaire et économique.
L’Azerbaïdjan, par la voix de son président et de ses gouvernements successifs, invoque le droit au respect de l’intégrité territoriale. La rhétorique azérie s’appuie sur les principes légaux relatifs à la décolonisation, et pose l’inviolabilité des frontières administratives de l’Azerbaïdjan du temps de la période soviétique. Elle accuse notamment l’Arménie de vouloir annexer le territoire de l’Artsakh.
Il est à noter que pour Nikol Pashinyan, premier ministre d’Arménie qui cherche à sortir du giron russe et multiplie les initiatives diplomatiques à l’égard de son voisin, ce dossier constitue une épreuve du feu. Pour Ilham Aliyev, président d’Azerbaïdjan, c’est une épée à double tranchant : la question de l’Artsakh lui permet de se maintenir au pouvoir – surtout en période de crise liée à la chute des prix du pétrole et à aux actions de l’opposition politique azérie –, mais sa rhétorique anti-arménienne pourrait se révéler dangereuse s’il échoue aux yeux de l’opinion.
Les luttes d’influence au Caucase du Sud
Qui soutient qui ? La réponse n’a rien d’aisé. La Turquie, dont l’agenda expansionniste devient plus manifeste au fil des années, joue sur l’instabilité de son voisinage pour avancer ses pions. Si l’on peut d’ailleurs considérer la Turquie comme un allié évident de l’Azerbaïdjan du fait de leurs liens économiques, culturels et militaires, Recep Tayyip Erdogan semble davantage se servir du conflit arméno-azéri pour concurrencer la Russie à ses frontières sud que pour son projet pan-turc.
Les tensions grandissantes entre la Russie et la Turquie depuis la crise de 2015 et à propos du conflit syrien semblent aller dans ce sens. De même que la multiplication des actions militaires et diplomatiques en mers Égée et Méditerranée, en Syrie, en Grèce, à Chypre et en Libye, atteste de la volonté d’Erdogan de s’imposer comme un acteur incontournable des régions qui bordent son pays. Cette stratégie peut aussi trouver un écho dans la crise politique et économique qui agite la Turquie depuis plusieurs années.
Le jeu des États-Unis n’est pas des plus clairs. Il est nécessaire de garder à l’esprit que l’Azerbaïdjan est resté un allié de choix pour les gouvernements américains successifs du fait de sa proximité géographique avec la Russie. Bien qu’entretenant avec cette dernière des relations cordiales, la République azérie a été intégrée dans un réseau d’oléoducs passant par la Géorgie, historiquement plus proche des États-Unis et de l’Union européenne, puis par la Turquie, membre de l’OTAN. L’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan (respectivement capitale d’Azerbaïjan, capitale de Géorgie et ville de Turquie) permet d’alimenter l’Union européenne en pétrole issu d’Asie centrale. Cette configuration a pour but d’isoler énergétiquement la grande productrice de pétrole qu’est la Russie, frappée par des sanctions qui l’empêchent d’exporter pétrole et gaz vers l’Europe.
À l’inverse, l’Arménie, tout en négociant des accords avec l’Occident, a tissé des liens significatifs avec la Russie, notamment à travers des alliances économiques et stratégiques.
À quel jeu joue la Russie ? Malgré sa présence militaire à Gyumri (ville arménienne), elle est le plus grand exportateur d’armes et de systèmes d’armement en direction de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan, ce qui ne fait pas d’elle un allié de l’un ou de l’autre. Elle laisse depuis plusieurs années la Turquie étendre son influence au Levant, en Europe et dans le Caucase sans y opposer de résistance significative. En ne réagissant pas aux manœuvres d’Erdogan, Vladimir Poutine risque de voir son hégémonie affaiblie, voire d’assister à une guerre ouverte à ses portes. Les exercices militaires à grande échelle pourraient se montrer insuffisants pour dissuader la Turquie de ne pas empiéter dans la zone d’influence russe.
Autre fait surprenant de ces escarmouches de juillet, mais également de septembre : l’intervention de l’Iran, sa demande de cessez-le-feu et sa proposition de médier. Si le pays avait soutenu l’Azerbaïdjan dans les années 1990, sa position a progressivement changé en faveur de l’Arménie, avec laquelle il entretient des liens économiques permettant de supporter les sanctions, mais surtout en faveur de l’Artsakh, auquel il offre soutien alimentaire, énergétique et logistique. Ce revirement prend sa source dans les conflits à la frontière irano-azérie et dans les tensions ethno-culturelles qui agitent le nord de l’Iran, où vit une population azérie plus nombreuse qu’en Azerbaïdjan.
Par ailleurs, ce mardi 29 septembre, selon des sources non vérifiées et des vidéos circulant sur les réseaux sociaux, l’Iran a été accusé par la Turquie et l’Azerbaïdjan d’autoriser le transport d’armes vers l’Arménie par camions, et ces derniers auraient été mis à feu par la population azérie du nord du pays. Il y a toutefois peu de probabilités que l’Iran prenne le parti de l’Arménie de manière trop marquée, risquant une dégradation de sa situation domestique.
Les velléités expansionnistes d’Erdogan, notamment sous fond de tension avec la Grèce, Chypre et même la France, après son intervention en Syrie avec son lot d’atrocités, en Libye et en Méditerranée, profitent de l’instabilité ainsi créée.
Quant à Israël, le pays soutient diplomatiquement l’Azerbaïdjan depuis de nombreuses années et compte l’État pétrolier parmi ses cinq plus gros clients en termes de vente de drones et d’armes. Les relations ont pu se dégrader au fil des dernières années à cause de l’utilisation faite des drones israéliens par l’Azerbaïdjan contre des civils, scandalisant l’opposition à la Knesset – mais non au point de mettre en danger le lucratif commerce d’armes entre les deux pays. L’ouverture de voies diplomatiques avec l’Arménie constitue un autre point de tension entre Netanyahou, Aliyev et Erdogan, qui voit s’agiter devant lui la reconnaissance du génocide des Arméniens comme avertissement aux agissements turcs dans la région. Il reste néanmoins peu certain qu’Israël change de camp car l’Azerbaïdjan a vu ses relations avec l’Iran se dégrader, un avantage pour Benyamin Netanyahou dont l’une des priorités est de contenir la république des Mollahs. Quoi qu’il en soit, Israël approvisionne l’Azerbaïdjan en drones depuis le début des hostilités en passant par la Turquie et ne semble en aucun cas prêt d’arrêter. Ce pays constitue en effet une pièce trop centrale dans l’axe qui rassemble les adversaires de Téhéran, pour qu’Israël se risque à compromettre sa bonne entente avec lui.
Les événements de juillet 2020, précurseurs d’une guerre ouverte ?
Tous les éléments semblent être réunis pour annoncer le début d’une guerre ouverte : le recours aux pleines capacités militaires, la loi martiale, la mobilisation des conscrits, les bombardements massifs… Ce qui se passe aujourd’hui n’est pourtant pas le fruit d’une escalade subite de la violence et prend sa source dans les événements de cet été.
Le 12 juillet 2020, en pleine pandémie, un affrontement éclate à la frontière entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Les deux pays rejettent l’initiative de l’attaque, s’accusent mutuellement de violer le droit international.
A l’occasion de ces escarmouches, des centaines de morts et de blessés sont recensés par les deux côtés, de même que la destruction de centaines d’équipements militaires tels que des drones, des chars, des batteries d’artilleries, des véhicules d’infanterie. Une manifestation pro-guerre réunissant entre 10 000 et 30 000 Azéris éclate alors à Bakou, menant à l’intrusion dans le parlement azéri de manifestants réclamant la guerre, scandant des slogans tels que « Mort à l’Arménie », « Annulez les mesures contre le COVID et donnez-nous des armes ». Le conflit va ensuite s’étendre sur internet avec de nombreuses cyberattaques.
Au-delà de l’aspect local qu’a pris le conflit de juillet avec la fabrication et la prolifération de drones, ou avec le déplacement de la ligne de front, c’est toute une région qui a été déstabilisée par cette guerre. Les velléités expansionnistes d’Erdogan, notamment sur fond de tension avec la Grèce, Chypre et même la France, ou après son intervention en Libye, en Méditerranée, et en Syrie avec son lot d’atrocités, profitent de l’instabilité ainsi créée. Une crainte supplémentaire s’ajoute alors que des média pro-kurdes et syriens indiquent des recrutements de mercenaires de l’Armée syrienne libre par la Turquie pour le front en Azerbaïdjan, sans que l’on puisse confirmer ces faits, réfutés par les officiels turcs et azéris.
Ces mouvements semblent cependant avoir été confirmés au cours des derniers jours par l’Observatoire syrien des droits de l’Homme, par des sources kurdes et grecques, et surtout par les canaux de communication de la divisions Hamza elle-même (mercenaires djihadistes déployés par la Turquie en Lybie), dont des documents montrent des hommes en civil transportés par cargo militaire. En réponse aux accusations de recours au mercenariat, Erdogan accuse à son tour l’Arménie de faire intervenir dans le conflit des organisations comme le PKK ou de l’YPG, ces dernières étant désignées comme ennemis majeurs de la Turquie à l’international comme à l’intérieur du pays. Jeudi 1er octobre, à l’occasion d’un sommet européen, Emmanuel Macron a confirmé que des sources françaises et russes attestent de la présence de 300 djihadistes ayant été transportés par la Turquie en passant par Gaziantep (ville turque).
L’offensive à grande échelle de ce dimanche a suscité les réactions rapides de nombreux médias en France et à l’étranger. Des parlementaires ont massivement réagi pour dénoncer l’attaque de l’Azerbaïdjan, là où l’été dernier, la responsabilité des affrontements n’était pas établie. Depuis, les diasporas des communautés arménienne et azéri, comme à chaque conflit, luttent activement sur les réseaux sociaux pour le contrôle et la diffusion de l’information. C’est sans doute la raison pour laquelle le gouvernement azéri, qui a banni l’utilisation de plusieurs réseaux sociaux, n’a émis aucune restriction à l’usage de twitter, instrument de propagande indispensable à l’international.
Cette guerre de l’information sur internet s’est manifestée ces derniers jours sous la forme de faux profils sur les réseaux sociaux, surtout azéris, dont le but a été de propager des fausses informations aux habitants de la république d’Artsakh au sujet d’une « potentielle évacuation de la région ». Les médias anglophones n’ont pas été épargnés avec un nombre croissant de profils récents propageant des commentaires haineux sous les articles ne prenant pas le parti de l’Azerbaïdjan. On trouve une autre manifestation de cette guerre psychologique dans la volonté du régime azéri de faire croire aux attaques victorieuses de son armée en publiant des déclarations sur des prises d’objectifs stratégiques, démenties par les autres protagonistes.
Une situation qui empire, mais aucune issue pour les belligérants
Il faut ajouter aux tensions géopolitiques structurelles entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan des difficultés conjoncturelles que connaissent ces deux pays. L’Azerbaïdjan est agité par une crise économique du fait des prix bas du pétrole, et par une crise politique qui voit se succéder limogeage, remplacement et arrestation d’opposants. Le Premier ministre arménien Nikol Pashinyan, récemment élu, doit de son côté gérer une situation sanitaire critique tout en renforçant sa position fragile après la révolution de Velours [une révolution pacifique qui a induit des changements politiques profonds en Arménie en 2018 ndlr].
La transition démocratique de l’Arménie est de ce fait en danger, et la perspective d’une guerre ouverte risque de pousser Nikol Pashinyan dans le giron de la Russie, dont il souhaite pourtant s’éloigner. En face, une situation de tension extrême peut pousser le régime azéri à employer des mesures de dernier recours contre ses ennemis tant à l’international qu’à l’intérieur du pays, et augure d’un durcissement du régime.
La communauté internationale se signale par la lenteur de ses réactions. Les défaillances du groupe de Minsk [organisation internationale constituée notamment des États-Unis, de la Russie et de la France, chargée de trouver une solution aux conflits entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie ndlr], miné par les intérêts géopolitiques divergents et son manque de moyens d’action, sont visibles dans les difficultés qu’il rencontre à réaliser ses missions : non surveillance de la fortification des lignes, manquement aux sanctions contre les deux pays qui parfois refusent d’amener les observateurs au front, absence de contrôle du cessez-le-feu…
L’auteur remercie Léa Meyer, Marie Minzikian et Sevag Sarikaya pour leur contribution à l’écriture de cet article.