Les idées reçues sur la République islamique d’Iran et sa société sont légion et tendent à ternir l’image d’un pays déjà vu de manière négative par les médias et les opinions publiques en général. Pourtant, le cinéma iranien et en particulier les œuvres de Jafar Panahi et Asghar Farhadi offrent un tout autre regard, celui d’un Iran pluriel et tiraillé par nombre de débats et conflits internes. L’occasion d’opérer un retour sur l’histoire du régime et de la société iranienne à l’aune des longs-métrages des deux plus grands cinéastes iraniens du XXIème siècle.
LE CINÉMA, UNE VOCATION PAS COMME LES AUTRES SOUS LA RÉPUBLIQUE ISLAMIQUE
Jafar Panahi voit le jour en 1960, à Mianeh, dans l’Azerbaïdjan orientale, au Nord-Ouest de l’Iran. 1960 n’est guère une année charnière. Mohammad-Reza Shah domine sans partage le pouvoir depuis que Mossadegh a été renversé en 1953, mettant un terme à une période de pluralisme politique commencée avec l’abdication de Reza Shah en 1941. (1) Pour le cinéma, l’heure est à l’essor du film farsi, sorte de « production commerciale de qualité médiocre, banale et lucrative de films populaires » pour prendre les mots de Mamad Haghighat, qui se contente de reprendre la plupart du temps des films américains ou égyptiens, les «adaptant aux coutumes et traditions de la société iranienne». (2) À la fin des années cinquante, de nouvelles formes de récits voient le jour, consacrant un cinéma populaire et populiste, lequel met à l’écran des gens du peuple et des délaissés. (3)
Enfant des quartiers déshérités de Téhéran, Panahi commence par l’écriture et plus particulièrement par la nouvelle. C’est presque par hasard que le jeune Jafar rencontre le cinéma : à douze ans, il joue dans un film tourné en super 8. Fasciné, il se découvre très vite un maître, Abbas Kiarostami et tous ses désirs de jeunesse se concentrent sur une seule passion, le cinéma.
Juste avant d’entrer à l’université, Panahi découvrait, comme nombre d’Iraniens , le visage de l’ayatollah Khomeyni. Sa face, discernable de tous, était rendue singulière par le port d’un turban noir et d’une épaisse barbe blanche. Soutenu par une myriade de courants, allant des laïcs aux communistes, il renverse l’ancien régime pour y instaurer un ordre ancestral et sans classes. La République islamique était née. Très vite, il se proclame « guide suprême » et avec l’éclatement précipité de la guerre Iran Irak, chef de guerre. Par chance, Panahi échappera à la mort mais sera emprisonné durant près de 70 jours.
Pareille atmosphère, Farhadi en fera aussi l’expérience. Ce dernier est plus jeune, il fête ses 7 ans quand le Shah tombe. L’Iran de l’enfance de Farhadi frappe par son ambivalence : si Téhéran s’affirme comme le gendarme du Golfe persique et semble être peu à peu un acteur politique et économique important au Moyen-Orient, elle s’engouffre dans des difficultés économiques, consécutives à la baisse des revenus pétroliers. (4) À la crise d’un monde, se joint une rupture cinématographique. Pour Mamad Haghighat, le cinéma motafavet (différent) impose un style plus réaliste et réfléchi, donnant l’opportunité aux cinéastes de se libérer des carcans précédents, essayant tous les styles et genres. (5) Malgré une lourde censure politique, nombre de films se revendiquent de ce courant et sont porteurs d’une réelle réflexion politique et sociologique, allant même jusqu’à symboliser un cinéma du désespoir. Le film motafavet par excellence demeure La Vache (Gav), présent à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes en 1971 et à la Mostra de Venise ou Dariush Mehrjui dépeint avec réalisme le monde rural. C’est ce même film qu’Asghar Farhadi met à l’honneur dans Le Client (Fouroushandey), à travers sa projection par un des personnages principaux, Emad (Shahab Hosseyni), professeur dans le secondaire.
Comme pour Panahi, Farhadi fera ses débuts dans le cinéma sous la République islamique. Comme pour Panahi, son attrait pour le cinéma lui vient tôt, dès l’âge de 13 ans. Cette vocation n’est pas sans origines et le cinéaste mentionne bien souvent la figure de son grand-père, remarquable conteur. (6) Poussé par celui-ci, il se met à tourner des films de 8mm, illustrant un réel penchant pour le « petit écran ». Il est vrai que les années soixante-dix demeurent l’acte de naissance du court-métrage et du super-8 en Iran, format idéal pour enregistrer la vie quotidienne des gens. Emporté par cette effervescence, le jeune Farhadi s’efforce de produire, chaque année et ce jusqu’au bac, un court métrage.
De la Révolution de 1979, le cinéma iranien en sort vaincu. Symbole de la culture occidentale et de sa civilisation, les mollahs portent le pari d’en détruire toutes les représentations. (7) La fermeture des cinémas devient un phénomène massif et ceux-ci sont remplacés par des boutiques, des restaurants ou encore des bureaux des comités des Gardiens de la Révolution. Le cinéma résiste mais reste encadré, devant servir l’idéologie du régime : le scénario est contrôlé ; les acteurs choisis avec soin ; le tournage ainsi que le montage et la sonorisation sont eux aussi inspectés. La guerre Iran-Irak oblige l’État à se mobiliser davantage et le cinéma devient l’outil par excellence d’une propagande devant inciter les iraniens à aller au front.
Il s’agit ici de créer un cinéma « détaché de toute corruption morale » selon l’expression d’Agnès Devictor, mais qui dans le même temps, s’éloigne d’une représentation fidèle de la société.
En 1989, à la mort de Khomeyni, la censure est toujours aussi grande : la caméra ne doit pas être mahram (intime) ; celle-ci ne peut montrer une femme sans son voile, même lorsqu’elle est seule chez elle alors que les hommes eux, ne peuvent être montrés qu’en chemises manches longues. Enfin les couples, même mariés, ne peuvent se toucher. À l’évidence, il s’agit ici de créer un cinéma « détaché de toute corruption morale » selon l’expression d’Agnès Devictor, mais qui dans le même temps, s’éloigne d’une représentation fidèle de la société. (8) Cette volonté de bâtir une « communauté idéalement islamique » à l’écran conduit à des incohérences, comme le port de la tenue islamique de façon encore plus contraignante que dans l’espace social réel. (9) Pendant le même temps, le cinéma continue de faire l’objet de vives convoitises, en particulier celles de deux institutions concurrentes : le Département Cinématographique du Ministère de la Culture et de l’Orientation Islamiques rattaché au gouvernement et le Centre Artistique de l’Organisation de la Propagande Islamique à la solde du Guide. (10)
C’est dans ce contexte singulier de la mise en place d’une vaste politique d’islamisation que Panahi entre à la faculté de Cinéma et de Télévision de Téhéran. Les années quatre-vingt dix symbolisent la reconnaissance internationale du cinéma iranien et de cinéastes comme Abbas Kiarostami, Bahram Beyzai, ou bien encore Mohsen Makhmalbaf. L’image et la technique générale ne cessent de se parfaire tandis que nombre de films s’exportent massivement à l’étranger. C’est l’époque du « nouveau cinéma iranien » et de la fin du paradigme blasphématoire du cinéma, caractérisé par le refus des mollahs, motivé par les hadiths, de toute forme d’image. (11) L’État, bien conscient de l’influence d’Hollywood, investit massivement dans la culture.
Les années 2000 constituent pour les deux cinéastes une consécration, lesquels vont reprendre les principaux thèmes du cinéma iranien, du drame social à la représentation de la femme, tout en contournant à leurs manières les drastiques règles qui régissent le cinéma.
Au même moment, la carrière de Panahi s’inaugure. Il réalise son premier court-métrage Deuxième regard et après un parcours universitaire sans embûche, brillant peut-on même dire, il devient l’assistant d’Abbas Kiarostami dans le tournage d’Au travers les oliviers. (Zir-e darakhatan-e zeytoun) C’est à la fin des années 1990 que Jafar Panahi réalise son premier film, Le ballon d’or (Badkonake sefid) empreint des idées de Kiarostami. Pendant ce temps-là, le jeune Farhadi, devenu étudiant, s’installe sur les bancs de la faculté de Téhéran. Ce n’est pourtant pas à l’étude du cinéma qu’il s’attellera, mais à l’art dramatique, le jury l’ayant contraint à aller dans cette direction. Alors que sa destinée semble basculer, il tombe rapidement amoureux du théâtre, qu’il décrit comme un « coup du destin». (12) Durant près de sept années, il se forge une personnalité artistique, s’initiant à Eugène Ionesco mais aussi à Henrik Ibsen dont il emprunte le pendant social. À Harold Pinter enfin, il consacra son mémoire de fin d’études. En 1998, il est diplômé et fait déjà preuve d’une grande expérience : tournage de six courts-métrages, scénarios et réalisation de deux séries pour la télévision.
Les années 2000 constituent pour les deux cinéastes une consécration, lesquels vont reprendre les principaux thèmes du cinéma iranien, du drame social à la représentation de la femme, tout en contournant à leurs manières les drastiques règles qui régissent le cinéma.
UNE GÉOGRAPHIE SOCIALE : TÉHÉRAN ET L’AILLEURS
L’univers de Panahi et de Farhadi est tout droit dirigé vers l’Iran. Leurs œuvres épousent la République islamique et en particulier sa capitale, Téhéran. De cette dernière, ils en font leur théâtre, leur scène la plus intime. Et le symbole même de Téhéran demeure l’avenue Ali Vasr, sorte de microcosme de la ville, qui relie riches et pauvres, religieux et laïcs. Nombre de films deviennent l’objet d’une véritable géographie sociale, à l’instar par exemple de Sang et or (Tala-ye sorkh), Prix du Jury d’un certain regard au Festival de Cannes en 2003. (13) Dans ce film, Panahi propulse le spectateur dans la routine et la monotonie de gens ordinaires, se faisant le passeur de Vittorio De Sica, réalisateur en 1948 du Voleur de Bicyclette.
Sous le sillage de la caméra de Panahi, « psychanalytique, chirurgicale, pénétrante, brutale » pour reprendre Hamid Dabashi, Téhéran apparaît comme un labyrinthe aux multiples lignes de frictions, où les plus paupérisés regardent les plus nantis, ou les hommes dominent les femmes, ou les détenteurs de l’autorité oppriment les autres.
Tel est le destin de Hussein Aqa (Hossain Emadeddin), que l’on voit déambuler dans la ville en scooter, arpentant le sud puis le nord de la ville, des bidonvilles aux tours d’habitation, en passant par les maisons palatiales. Ce livreur de pizza, animé par une éternelle quête de reconnaissance, ne peut être que frappé par l’ascension sociale de son ancien camarade de front, M.Shayesteh (Pourang Nakhael), membre à présent de la classe moyenne aisée. Il ressent d’autant plus d’humiliation quand il se fait rejeter d’une bijouterie, avenue Jordan, quartier cossu de Téhéran. Chez un client, expatrié revenu de Washington, il se met à rêver qu’à son tour, il deviendra riche et puissant. En compagnie d’Hussein, le spectateur découvre aussi le poids de la présence policière, symbolisé par la discrète mais féroce police des mœurs, qui n’hésite pas à venir gâcher la soirée de jeunes téhéranais venus danser. Sous le sillage de la caméra de Panahi, « psychanalytique, chirurgicale, pénétrante, brutale » pour reprendre Hamid Dabashi, Téhéran apparaît comme un labyrinthe aux multiples lignes de frictions, où les plus paupérisés regardent les plus nantis, ou les hommes dominent les femmes, ou les détenteurs de l’autorité oppriment les autres. (14) En somme, le lieu idoine pour mettre en scène les promesses déchues d’une Révolution islamique qui s’était faite au nom des déshérités (mostazafan). L’occasion au passage de déroger à la règle qui interdit de dépeindre l’univers social avec noirceur , seul un « misérabilisme conventionnel » et moral devant prévaloir aux yeux du clergé. (15) Ce qui n’a pas échappé au pouvoir iranien, qui a interdit Sang et Or à la diffusion. Une telle action ne sera pas une simple parenthèse puisque à partir de ce moment, la totalité des films de Panahi feront l’objet d’une censure étendue.
Il est aisé de retrouver une telle démarche dans le cinéma d’Asghar Farhadi. Chez le réalisateur iranien, cette expérience de la réalité des territoires se fait aussi sentir. (16) Dans Une Séparation (Jodai-yé Nader az Simin, 2011) Ours d’or du meilleur film, César du meilleur film étranger, Oscar du meilleur film en langue étrangère, le cinéaste donne à voir le quotidien harassant d’une jeune femme des quartiers populaires du Sud de Téhéran. Pour subvenir aux besoins de sa famille, Razieh (Sareh Bayat) doit effectuer chaque jour un interminable trajet pour rejoindre un quartier bourgeois de Téhéran afin d’y faire le ménage et de garder un vieil homme atteint de la maladie d’Alzheimer. Flanquée de sa jeune fille, la femme semble vite dépassée devant l’ampleur de la tâche, alors que dans le même temps, elle doit gérer les aléas de sa grossesse qu’elle cache à son employeur Nader (Peyman Moadi) à l’aide de son tchador.
Réalisé peu de temps après le mouvement vert de 2009, Une Séparation illustre le climat social à l’orée de la décennie 2010, caractérisé par le gouffre toujours plus grand qui sépare certains pans de la population. Un tel mouvement de contestation est représentatif de ce fossé : s’il porte les revendications des couches intellectuelles aisées – droit des femmes, égalité, justice, liberté, démocratisation du régime – il a été incapable de mobiliser les classes les plus appauvries. (17) Comme en 2009, deux couples s’affrontent, aux univers mentaux et culturels opposés. D’un coté, Razieh et son mari Hodjat (Shahab Hosseini), un couple pieu et attaché aux traditions, membre des classes populaires, devant faire face aux conséquences de la pauvreté ; de l’autre côté, Nader et Simin (Leila Hatami) symbole de la classe moyenne aisé, qui par leur mode de vie urbain, par leur façon de se vêtir mais aussi de se mouvoir et de s’exprimer, pourraient vivre dans n’importe quelle métropole cosmopolite.
Dans l’œuvre de Farhadi, c’est finalement deux mondes qui se côtoient, lesquels apparaissent comme deux univers disjoints et presque totalement étrangers à l’autre. Deux mondes néanmoins visibles aux yeux de tous et notamment des iraniens, puisque la plupart des films de Farhadi sont autorisés à être diffusés.
Dans l’œuvre de Farhadi, c’est finalement deux mondes qui se côtoient, lesquels apparaissent comme deux univers disjoints et presque totalement étrangers à l’autre. Deux mondes néanmoins visibles aux yeux de tous et notamment des Iraniens, puisque la plupart des films de Farhadi sont autorisés à être diffusés. Quoi qu’il en soit, il ne va pas sans dire qu’Une Séparation sera une pleine réussite, rendant la presse iranienne totalement dithyrambique, surtout après que le film ait glané la plus grande des récompenses, en l’occurrence un Oscar. Alors que l’agence de presse Irna s’est réjouie du succès du réalisateur iranien, le quotidien réformateur et indépendant, Etemaad, titrera : « Le succès d’un Iranien dans une soirée très française ». Ce qui tranche avec l’accueil réservé à Jafar Panahi en Iran. (18)
Les deux réalisateurs ne se contentent pas seulement de faire de Téhéran le centre de leur œuvre. Héritiers d’une « modernité cinématographique iranienne » dont le road-movie constitue l’un des piliers, Panahi et Farhadi poursuivent les traces de cinéastes comme Abbas Kiarostami ou encore Mohsen et Samira Mokhamalbaf lesquels ont dessiné une cartographie variée, allant de la province du Gilan au Nord de l’Iran, à Dezli et Palanga, dans le Kurdistan iranien et irakiens. (19)
Agissant en « cinéaste social », ils n’hésitent pas à se perdre dans les confins de l’Iran. Dans Trois visages (Se rokh), Prix du scénario au Festival de Cannes en 2018, Jafar Panahi retourne dans la terre de ses origines, au Nord-Ouest de l’Iran. Pendant quelques heures, il prend place au sein d’une communauté rurale aux accents azéries. Il y confronte son progressisme et aperçoit que dans ce coin reculé d’Iran, un important carcan religieux empêche une jeune fille, Marziyeh (Marziyeh Rezaei), d’aller au conservatoire.
Farhadi s’échappe lui aussi vers d’autres rivages, délaissant la frénésie, l’anarchie et l’irrationalité d’une ville qui selon lui, « change de visage à une allure délirante, qui détruit tout ce qui est ancien, les vergers et les jardins, pour le remplacer par des tours ». Dans A propos d’Elly (Darbareye Elly), Ours d’argent en 2009, il filme la luxuriante mer Caspienne à travers les péripéties d’un groupe d’amis diplômé en droit. Suivant les traces de son confrère Bahram Beyzai, qui avait fait de cette mer un lieu d’élection, il décrit comme nombre de ses pairs – à l’instar de la jeune réalisatrice Ida Panahanedh – une Caspienne qui ne fait plus rêver, symbole d’une société déchirée qui tente péniblement de gérer ses contradictions. (20)
HEURTS ET MALHEURS DE LA CLASSE MOYENNE
Là ou le cinéma de Farhadi se démarque de celui de Panahi, c’est dans le pari fait à l’exploration d’un Iran « contradictoire, certes, néanmoins moderne, jeune, dynamique, perpétuellement en mouvement et en constante négociation ». C’est à une description exhaustive, détaillée d’une classe sociale, la classe moyenne, que Farhadi s’attelle.
Farhadi se fait alors observateur de son propre milieu social d’origine et met à l’écran des couples dont le principal point commun demeure le fait de devoir faire face à un imprévu et à un drame qui les questionne.
Pour être précis, le cinéaste iranien jette un regard froid sur la troisième génération (nasl-e sevvom). Celle-là précisément arrivée à maturité à l’époque post-révolutionnaire et qui a intégré la totalité des valeurs islamiques . Farhadi se fait alors observateur de son propre milieu social d’origine et met à l’écran des couples dont le principal point commun demeure le fait de devoir faire face à un imprévu et à un drame qui les questionne. Tant sur leur rapport à la tradition et la modernité, au passé et au futur, au juste et à l’injuste, au mensonge et à la vérité. La mise à l’épreuve de ces couples conduit le cinéaste à mettre en perspective de façon subtile l’organisation sociale iranienne, laquelle valorise l’honneur (namus). (21) Elle amène aussi les iraniens à pratiquer la taqiyeh populaire pour reprendre le terme de Stephen Poulson. En effet, afin de protéger leur intimité et de négocier les règles en vigueur, une majorité d’individus s’est adonné à des pratiques interdites par les autorités islamiques iraniennes, comme assister à des fêtes mixtes, boire de l’alcool, écouter de la musique occidentale et regarder des films hollywoodiens. (22) Au quotidien, la taqiyeh peut aussi conduire, comme nous le verrons, à des mensonges dévastateurs.
C’est justement le rapport à la tradition et à la vérité qui accompagne le spectateur tout au long d’À propos d’Elly. Ici, le réalisateur iranien met en scène trois protagonistes : trois couples et leurs enfants, Ahmad (Shahab Hosseyni), un trentenaire tout juste rentré d’Allemagne, après un premier mariage raté et une jeune femme, Elly (Taraneh Alidousti) – que Sepideh (Golshifteh Farahani), jeune épouse d’Amir (Mani Haghighi), souhaite présenter au jeune homme. Farhadi est à côté de ce groupe de jeunes, non pas pour montrer leur confort, mais pour nourrir l’infernale machine de leurs contradictions. Une scène est représentative de ce constat, lorsque Amir s’emporte contre Sepideh, justifiant sa violence par des propos qui pourront choquer le spectateur : « elle m’a obligé à porter la main sur elle. » Le jeune homme, symbole de la classe moyenne cultivée, archétype des manifestants qui ont revendiqué une égalité des droits entre les sexes, porte néanmoins encore « les traces d’un passé traditionaliste » pour reprendre les mots de Farhadi. (23)
Au-delà de cet attachement inconscient à la tradition, le cinéaste iranien dépeint des relations sociales mises à mal par plusieurs mensonges, dont un plus grave que les autres : Sepideh explique à la logeuse, à l’insu des deux jeunes gens, qu’Elly et Ahmad sont jeunes mariés et qu’ils effectuent leur lune de miel. (24) Lorsque la jeune Elly disparaît, le groupe d’amis est mis en contact avec le véritable fiancé. Ils n’osent toutefois pas leur dire ce qui est arrivé à sa femme. Ce sera finalement la logeuse qui apprendra au fiancé qu’Elly et Ahmad lui ont été présentés comme mariés. Face à ce terrible drame, les acteurs mesurent les conséquences des dissimulations au sein de leur propre groupe et de leurs couples. Certainement aussi, le film fait écho au climat de son temps. Sorti quelques jours avant la réélection de Mahmoud Ahmadinejad et la fin du mouvement vert, il met en avant l’omniprésence de la dissimulation et l’importance du récit de la tristesse et du deuil – lui-même symbolisé par le paradigme de Karabala – dans la société iranienne. (25) Si les premières minutes du film semblent remplies de rire, de joie et de bonheur, rompant avec une tristesse institutionnalisée, le reste du film vire au cauchemar. Farhadi nous fait alors saisir l’essentiel, celui d’un sentiment profond de crise de la jeunesse iranienne. Il y dresse une allégorie de la classe moyenne aisée : à l’euphorie du début, que l’on peut assimiler à l’engagement de celle-ci, plein d’espérance, dans la campagne présidentielle de 2009 au côté du candidat réformateur Mousavi, se joint le désespoir. Celui-là même qui accompagne le reste du film avec la disparition d’Elly et l’effondrement tout entier d’un groupe d’amis. Celui-là même qui fait écho à la fin du mouvement vert et à sa sanglante répression. (26)
En 2016, dans Le Client, la mise à l’épreuve d’un couple de la classe moyenne occupe aussi Asghar Farhadi. Contraints de quitter leur immeuble en raison de travaux, Rana (Taraneh Allidousti) et Emad s’installent provisoirement dans un appartement qui a été auparavant occupé par une prostituée. Un soir où Rana est restée seule, elle est violée. La jeune femme doit alors faire face à son traumatisme. Silencieuse, elle éprouve une honte prononcée, tandis que dans le même temps, elle tente d’oublier ce qu’il s’est passé. Alors qu’elle refuse de porter plainte, son mari décide de mener l’enquête et se fait à la fois juge et bourreau. Au point que le spectateur interroge la démarche d’Emad : fait-il cela pour l’amour de sa femme, ou bien pour sauver l’honneur de sa famille ? Le film constitue à bien des égards un débat moral complexe autour de l’honneur et de la tentation, de la honte et du pardon. En témoigne la réaction de la presse conservatrice et de Raja News qui affirme que le film constitue « le film le plus vicieux de Farhadi » parce qu’il « remet en question la colère sainte » d’Emad. (27) Il sera néanmoins autorisé à la diffusion et Farhadi continuera à être « l’élu des mollah ».
LA CENTRALITÉ DE LA FIGURE FÉMININE : L’HORIZON INDÉPASSABLE DU PATRIARCAT ?
Ce qui frappe surtout dans l’œuvre des deux réalisateurs, c’est la place accordée à la figure féminine. Comme le décrit Agnès Devictor, sous le Shah, les femmes occupaient à l’écran trois rôles principaux : « celui de mère traditionnelle », « d ’épouse docile » et de « séductrice dangereuse ». (28) Avant 1979, les femmes demeurent ainsi peu considérées et seul Bahram Beyzai s’attachera à dépeindre des personnages féminins plus complexes, éloignés des archétypes traditionnels. La Révolution islamique ne constitue guère une rupture puisqu’elle marginalise la femme, lui ôtant une grande partie de sa féminité. Elles doivent alors incarner la bonté, la droiture et l’honnêteté. Il faut attendre les années quatre vingt pour que la femme joue un rôle plus positif, parfois même central. L’exemple le plus éloquent demeure le film de Kiyanush Ayari en 1988, Au-delà du feu, ou une femme « traditionnelle » réalise un acte dangereux qui permettra de sauver son mariage avec l’homme qu’elle aime.
Jafar Panahi, lui, rompt clairement avec l’esprit des films islamiques et souligne le poids de la société patriarcale et traditionaliste iranienne. Dans Hors-Jeu (Offside), Ours d’argent à la Berlinale en 2006, un groupe de jeunes femmes tentent d’affronter l’ordre du genre spécifique à l’Iran. Ce qui les poussent à réaliser un acte banal, mais qui en Iran n’est pas anodin : se rendre à un match de football au Stade Yazidi de Téhéran. Depuis la révolution islamique, les Iraniennes se voient refuser l’accès aux stades pour les compétitions de football masculines – officiellement pour les protéger de la grossièreté masculine. Ici, les femmes sont au centre du récit, porteuses d’initiatives et de revendications. Tour à tour, les jeunes filles font preuve de malice, parvenant pour certaines à voir quelques minutes du match. Certes, elles échouent toutes, se retrouvant à la fin aux mains de militaires que le spectateur pourrait considérer comme machistes, paternalistes et zélés. Toutefois, Panahi n’enferme pas les deux sexes opposés dans d’irréductibles schémas, donnant à ceux-ci une épaisse identité. Les personnages féminins, si elles doivent quitter le stade, pour se retrouver aux mains de la police des mœurs, auront formé un collectif à la force inégalée, tout en coopérant avec leurs homologues masculins, lesquels sont loin d’être diabolisés.
Un peu avant, en 2000, Panahi s’était fait remarquer en réalisant Le Cercle (Dayereh). Dans ce film, Lion d’or à la Mostra de Venise , le cinéaste iranien se concentre sur la vie de trois jeunes détenues : deux sont temporairement libérées de prison et la troisième s’est échappée pour se faire avorter. Sans issues, leur existence apparaît à l’écran comme sinistre, sans espoir, alors que dans le même temps, Panahi s’autorise à filmer une prostituée fumant devant la caméra. Jamais auparavant une critique de la société n’avait été aussi acerbe : « Il n’y a de vie décente pour aucune d’entre elles, car chacune est structurellement condamnée soit par sa propre fragilité, soit par sa situation sociale – prostitution, grossesse, avortement, crime, oppression masculine – à vivre une vie en marge d’une société qui ne s’en soucie pas. » affirme Hamid Naficy. (29)
Moins idéaliste et engagé, Farhadi consacre aussi l’entièreté de son œuvre à la figure féminine. Faisant preuve de prudence, insistant sur la complexité et les contradictions inhérentes à la vie quotidienne, il dépeint des masculinités et des féminités. Loin de caricaturer les femmes, il fait de celles-ci une figure entreprenante, symbole du futur. Comme le rappelle Asal Bagheri, dans nombre de films du cinéaste iranien, la femme manœuvre pour changer la situation difficile dans laquelle le couple est enfermé, malgré l’obstination des hommes pour que rien ne change. Se fondant en autres sur la La Fête du feu (Cbabarshanbe Suri, 2007) elle appuie son propos sur quelques moments primordiaux du film, comme lorsque Mojdeh se fait battre par son mari après qu’elle ait tenté de découvrir qu’il lui était infidèle ou quand la maîtresse est celle qui met fin à sa relation avec le mari de Mojdeh, malgré ses pleurs. (30)
Dans chaque film de Farhadi, les décisions les plus importantes sont prises par un personnage féminin. Ce que le réalisateur assume parfaitement, évoquant « leur oppression dans l’histoire de l’Iran » qui « les a tellement harassées qu’elles revendiquent aujourd’hui leurs droits et leur place ».
Les deux réalisateurs demeurent conscients du rôle prépondérant joué par les femmes dans l’histoire de l’Iran. Ce sont elles qui ont été à l’avant-garde de la Révolution constitutionnelle de 1906 ou encore de la Révolution islamique de 1979. Elles aussi qui aujourd’hui représentent 60 % de la population étudiante…
Les deux réalisateurs demeurent conscients du rôle prépondérant joué par les femmes dans l’histoire de l’Iran. Ce sont elles qui ont été à l’avant-garde de la Révolution constitutionnelle de 1906 ou encore de la Révolution islamique de 1979. Elles aussi qui aujourd’hui représentent 60 % de la population étudiante, occupent des postes de privilèges dans les grandes entreprises et siègent dans l’hémicycle du Parlement. (31)
Dans le même temps, le réalisme de Farhadi le pousse à mettre en lumière la toute puissance de la figure masculine, laquelle est enfermée dans un système d’honneur et de fierté caractérisé par d’importants privilèges. Dans ses films, de nombreuses scènes de violences physiques sont filmées, en particulier contre les personnages féminins et notamment les plus démunis et subordonnés. Par ailleurs, Farhadi dépeint des couples portés par une vision traditionnelle de la famille, ou la femme est l’unique et seule actrice de l’économie domestique. Dans le domaine juridique, le deuxième sexe pâti de l’absence totale d’égalité juridique et du caractère dépassé de la jurisprudence islamique. Ce que les féministes islamiques ont ardemment critiqué, particulièrement dans la période de la reconstruction ( 1989-1997) à travers des magazines féminins comme Zanân, Farzaneh ou Zan, mais aussi durant la mandature de Ahmadinejad ( 2005-2013) ou les régressions dans les droits et les activités des femmes ont été légions. (32) À cet égard, la scène du début, au tribunal des affaires familiales, constitue un exemple parmi tant d’autres du statut de seconde zone de la femme en Iran. Lorsque le juge avertit Simin, l’épouse de Nader, que ses raisons de divorcer sont insuffisantes (elle souhaite partir à l’étranger avec sa fille mais son époux refuse) il se met à énumérer des motifs plus sérieux : l’addiction du conjoint à la drogue ; le fait qu’il la bat ; ou encore qu’il ne subvienne pas à ses besoins. Si ces divers motifs sont utilisées comme exemple, étant cités des article 1129 et 1130 du Code civil iranien, ils illustrent le caractère conditionnel du droit de la femme à divorcer en Iran, l’épouse de Nader ayant besoin de l’accord de ce dernier pour divorcer.
Il semble y avoir chez Farhadi et Panahi bien plus de ressemblances que de dissemblances. Certes, le premier est adulé en Iran et n’a jamais pris position contre le pouvoir en place. Respectueux de la norme islamique, il est autorisé à se produire dans son pays, devant alors jouer de la censure afin de filmer le réel avec le plus de fidélité possible. Le second quant à lui est indésirable, connu tant pour son parti pris contre la mollarchie que pour être un virtuose du contournement de la censure. En 2010, après s’être rendu à une cérémonie en mémoire de Neda Agha Soltan, manifestante tuée par les bassidjis (miliciens du régime) lors des manifestations de 2009, Jafar Panahi est condamné à six ans de prison et il lui est interdit de réaliser des films ou de quitter le pays pendant vingts ans. Rien pourtant n’arrête le cinéaste iranien : en 2015, il sort Taxi Téhéran (Taxi) et se mue en chauffeur muni de sa GoPro, prenant le pouls de sa ville natale. Au-delà de cette gestion des contraintes politiques, l’œuvre des deux principaux cinéastes iraniens porte en elle des similitudes somme toute bluffantes. Ils sont tous les deux des « pathologistes de la vie sociale » pour reprendre Stefan Zweig, s’attachant à dépeindre la lutte des classes qui fait de Téhéran une ville aliénante, dénonçant l’hypocrisie d’une prétendue République islamique porte-parole des déshérités, décrivant les multiples facettes de la condition féminine. Dans la droite lignée de Bahram Beyzai, d’Abbas Kiarostami, de Mohsen Makhmalbaf ou encore de Dariush Mehrjui, ils ont concouru à dresser un portrait fidèle de l’Iran, multiple, moderne, tiraillé par ses contradictions, mais aussi porteur d’universalité. Loin des poncifs décrivant la République islamique comme arriérée et archaïque.
1. Djalili, Mohammad-Reza, et Thierry Kellner. Histoire de l’Iran contemporain. La Découverte, 2017
2. Mamad Haghighat, Histoire du cinéma iranien 1900-1999, BPI Centre Georges Pompidou, 1999
3. Ibid.
4. Djalili, Mohammad-Reza, et Thierry Kellner. Histoire de l’Iran contemporain. op.cit.
5. Hamad Haghighat, Histoire du cinéma iranien 1900-1999, op.cit.
6. Laure Adler, Entretien avec Asghar Farhadi, L’heure bleue, France Inter, 13 novembre 2016
7. Agnès Devictor, Politique du cinéma iranien : de l’âyatollâh Khomeyni au président Khâtami, Paris, CNRS, 2004
8. Agnès Devictor, Politique du cinéma iranien : de l’âyatollâh Khomeyni au présient Khâtami, op.cit.
9. Agnès Devictor. Corps codés, corps filmés : le contrôle du corps des femmes dans le cinéma de la République islamique d’Iran. In: Culture & Musées, n°7, 2006
10. Agnès Devictor, Politique du cinéma iranien : de l’âyatollâh Khomeyni au président Khâtami, op.cit.
11. Hamad Haghighat, Histoire du cinéma iranien 1900-1999, op.cit.
12.Laure Adler, Entretien avec Asghar Farhadi, L’heure bleue, France Inter, 13 novembre 2016
13. Agnès Devictor, L’Iran mis en scène, Espaces et signes, 2017
14. Hamid, Dabashi, Masters and Masterpieces of Iranian Cinema, Mage Publishers, 2007
15. Agnès Devictor, Politique du cinéma iranien : de l’âyatollâh Khomeyni au président Khâtami, op.cit.
16. Agnès Devictor, L’Iran, mis en scènes, op.cit.
17. Max-Valentin Robert, « Iran : d’une insurrection l’autre », Le Vent Se Lève, 31 mai 2019. https://lvsl.fr/iran-dune-insurrection-lautre/
18. «Cinéma. Le succès d’un Iranien aux oscars. » Courrier International, 28 février 2012.
19. Agnès Devictor, L’Iran, mis en scènes, op.cit.
20.Agnès Devictor, L’Iran, mis en scènes, op.cit.
21. Digard J.-P., 2011, « À propos d’À propos d’Elly. Le mensonge à l’iranienne », Terrain, n° 57, pp. 36-47
22. Langford Michelle , Allegory in Iranian Cinema The Aesthetics of Poetry and Resistance, Bloomsbury Publishing, London, 2009
23. Dossier de presse du film A propos d’Elly de Memento Films
24. Digard J.-P, « À propos d’À propos d’Elly. Le mensonge à l’iranienne »
25. Bataille commémorée chaque année, au cours de laquelle l’imam Hussain, sa famille et ses partisans ont été tués dans les plaines de Karbala par le calife omeyyade Yazid et ses forces. Voir Langford Michelle, Allegory in Iranian Cinema The Aesthetics of Poetry and Resistance, op.cit.
26. Langford Michelle , Allegory in Iranian Cinema The Aesthetics of Poetry and Resistance, op.cit.
27. «Vu d’Iran.“Le Client” d’Asghar Farhadi : un film qui irrite les conservateurs », 8 novembre 2016, Courrier international.
28.Agnès Devictor, Politique du cinéma iranien : de l’âyatollâh Khomeyni au président Khâtami, op.cité
29. Asal Bagheri,« Qu’est-ce que le cinéma d’Asghar Farhadi révèle de la société iranienne ? », in Iran, une société face à la mondialisation, Paris, Moyen-Orient, octobre-décembre 2016
30. Hamid Naficy, A Social History of Iranian Cinema: Volume 4: The Globalizing Era, 1984–2010. Durham: Duke University Press, 2012)
31. Minoui, Delphine. « Iran : les femmes en mouvement », Les Cahiers de l’Orient, vol. 99, no. 3, 2010, pp. 83-89
32. Kian-Thiébaut, Azadeh. « Le féminisme islamique en Iran : nouvelle forme d’assujettissement ou émergence de sujets agissants ? », Critique internationale, vol. 46, no. 1, 2010.