En France, les décisions relatives à la gestion de l’épidémie sont prises de manière confidentielle et discrétionnaire. D’après le gouvernement et ses soutiens, cette modalité de prise de décisions se justifie par l’urgence de la situation : pour contenir la propagation du Sars-CoV-2, des réactions rapides sont nécessaires et ne peuvent s’encombrer de débats contradictoires. Or, les méthodes de gouvernement en temps de crise sanitaire retenues dans d’autres pays tendent à montrer qu’au contraire, le respect du droit ordinaire et des contre-pouvoirs débouche sur une meilleure maîtrise de la pandémie.
Ce n’est plus un secret : en France, la restriction de la liberté de mouvement se décide en Conseil de Défense, conseil spécial convoqué à la discrétion du président de la République et initialement conçu pour couvrir de la confidentialité nécessaire les réflexions ayant trait aux questions militaires sensibles. Étrange usage donc que de le convoquer pour la gestion d’une crise sanitaire, que la rhétorique guerrière utilisée par la communication gouvernementale ne saurait pleinement justifier.
L’état d’urgence sanitaire permet par ailleurs à l’exécutif de tenir l’Assemblée nationale, organe suprême du pouvoir législatif, à distance des décisions ayant trait à la gestion de la pandémie. Peut-être la considère-t-il trop occupée à débattre de sujets prioritaires à ses yeux, comme la clarification des contours d’un « séparatisme » mal défini ou le droit de filmer la police. Toujours est-il qu’il n’apprécie guère de la voir se mêler des restrictions dites « sanitaires », comme en témoigne une séquence de novembre 2020 devenue fameuse. Alors que les députés de l’opposition avaient voté un prolongement de l’état d’urgence non pas jusqu’en février comme le demandait le gouvernement, mais jusqu’au 14 décembre, Olivier Véran leur intimait de sortir de leur propre Assemblée (1).
Quels sont les résultats de cette abrogation des procédures démocratiques que la situation d’urgence sanitaire aurait réduites à des lourdeurs inutiles ? Fin 2020, la France déplorait le troisième nombre le plus élevé de morts par habitant parmi les 23 pays considérés comme des « démocraties pleines » d’après l’index de démocratie 2020 de l’Economist Intelligence Unit. Une catégorie dont la France ne fait plus partie pour l’année 2021, rétrogradée au rang de « démocratie imparfaite » (2).
Si l’autoritarisme constitue un facteur de réussite dans la gestion de l’épidémie, on n’ose alors imaginer l’absolutisme des dictatures aux commandes des pays dont les taux de mortalité sont les plus faibles ! Cet argument ne résiste toutefois pas à la plus sommaire des analyses ; très vite est réfutée l’idée que les méthodes prônées et appliquées par le gouvernement français soient nécessaires au contrôle de l’épidémie. Au contraire, l’étude de certains cas laisse à penser qu’en démocratie, c’est par le respect du droit normal et l’exercice effectif des contre-pouvoirs que les meilleures décisions sont prises, même en période de crise sanitaire.
En Irlande, un gouvernement qui s’appuie sur l’assemblée législative, le conseil scientifique et la population
Lors de la première vague, pendant que le président de la République convoque la nation devant le téléviseur à intervalles réguliers pour proclamer ses ordonnances face à une caméra pour seul interlocuteur, le chef du gouvernement irlandais annonçe les mesures de confinement devant la presse, le ministre de la santé à sa gauche et le chief medical officer à sa droite. Ce dernier occupe alors un poste similaire à celui de Jérôme Salomon, qu’il cumulait avec le poste de chef de la National Public Health Emergency Team (NPHET), l’équivalent fonctionnel du conseil scientifique français.
Le NPHET est toutefois bien différent : il se compose d’une dizaine de groupes de travail, rassemble plus d’une centaine de scientifiques, et son organisation relève des services compétents de l’État (3). Ces mêmes services ont été ignorés en France, le président de la République préférant s’entourer d’une douzaine de professionnels triés sur le volet, dont les avis ne sont par ailleurs que consultatifs. Ce dernier point constitue une autre différence avec le NPHET : en Irlande, les pouvoirs exceptionnels d’une forme d’état d’urgence sanitaire ont été validés par le Parlement à la condition explicite que le gouvernement agisse sur recommandation du conseil scientifique. D’où la présence de son chef lors des annonces liées au confinement, et la capacité de la presse à s’adresser directement à lui, même lorsque le chef du gouvernement est présent.
En France, le président de la République préfère s’entourer d’une douzaine de professionnels triés sur le volet, dont les avis ne sont par ailleurs que consultatifs.
Par ailleurs, pendant qu’Emmanuel Macron filait la métaphore guerrière jusqu’à discourir au milieu des tentes d’un hôpital militaire, que Christophe Castaner égrenait les menaces tout en se targuant d’avoir mis en place les « mesures les plus restrictives d’Europe », le Premier ministre irlandais tenait, là aussi, un tout autre discours. Dans la conférence de presse du 27 mars 2020 où est annoncé le confinement, il insiste sur la nécessité d’obtenir le consentement de la population quant au respect des règles. Le 10 avril, interrogé sur l’éventualité de mesures plus strictes, il répond qu’il ne souhaite pas instaurer un état policier. Lors de ces conférences, pas d’envolées lyriques sur les jours heureux ou de trémolos dans la voix, mais des objectifs chiffrés, liés à la capacité de tests ou à l’évolution des estimations du nombre de reproduction de base.
Enfin, c’est un gouvernement au ton relativement humble qui se présente chaque semaine devant le Parlement pour rendre compte de ses actions et consulter les députés. Lors des séances de questions hebdomadaires organisées pour chaque ministère, le Premier ministre comme le ministre de la Santé appellent à l’examen critique de leurs actions, aux opinions des députés de tous les bancs, et répondent aux questions qui leur sont posées sans prétendre faire de la « pédagogie ». Certes, les votes sont suspendus quand l’état d’urgence sanitaire est en place, mais l’on peut noter de réelles inflexions dans la conduite des affaires sous l’effet des réclamations des députés : ces derniers, relayant les demandes des citoyens de leur circonscription, ont par exemple accéléré le plan de déconfinement. Un scénario inenvisageable en France, où l’Assemblée nationale ne vote rien qui ne reçoive l’approbation préalable du gouvernement – quand bien même les propositions émaneraient de la majorité parlementaire.
Malgré – ou grâce – à cette relative décentralisation de la décision et aux contraintes appliquées aux actes de l’exécutif, l’Irlande comptait fin 2020 un taux de mortalité par habitant inférieur de moitié à celui de la France, fournissant ainsi un contre-exemple à l’idée que l’autoritarisme ralentit la propagation du virus. Nous allons maintenant voir qu’à cet égard, le cas de la Corée du Sud est encore plus frappant.
En Corée du Sud, une importante pression populaire et des médecins à la manœuvre
Au printemps 2020, la situation coréenne dont la presse française se faisait l’écho avait de quoi inquiéter : l’épidémie y était certes maîtrisée, mais au prix d’une restriction des libertés inconcevable en France, restriction liée à un système de traçage invasif menaçant la vie privée.
À y regarder de plus près cependant, on peut se demander à bon droit dans quel État la dérive policière a été la plus marquée. Principal malentendu à dissiper d’un point de vue français : il n’existe pas d’application-espion sur les téléphones de type StopCovid ou autre en Corée, hormis pour les cas positifs ou les voyageurs en provenance de l’étranger. Un traçage direct n’est obligatoire que pour ces seules deux exceptions – de contamination et de quarantaine –, et chacun est ensuite libre de désinstaller le dispositif au bout des deux semaines réglementaires. Non que les choix faits par la Corée ne soulèvent pas quelques graves questions pour autant, mais il s’agit de les critiquer pour ce qu’ils sont : le traçage s’y effectue, certes, mais de manière uniquement rétrospective. Quand une personne est diagnostiquée positive, des épidémiologistes reconstituent ses déplacements à la main, au cas par cas, sous la supervision d’une autorité indépendante. Les étapes de son parcours sont ensuite anonymisées pour publication, et on tente de prévenir personnellement tous ceux qui auraient pu croiser sa route (en contactant les gens qui ont laissé leur numéro à l’entrée d’un bar ou d’un restaurant par exemple). Que ce soit par les mesures de confinement, les patrouilles policières pour les faire respecter ou encore le traçage en direct des téléphones via une application dédiée, la France se rapproche bien davantage du modèle chinois que coréen.
Après un an de restrictions globalement acceptées sur la liberté d’aller et venir, et plusieurs années de nouvelles lois sécuritaires attentant à des degrés divers à la protection de la vie privée, la levée morale de boucliers français face aux mesures coréennes de traçage a de quoi laisser pensif. Par-delà l’évidente comparaison – que l’on ne fait pas – de ce traçage aux confinements ou aux couvre-feux à répétition qui sont imposés en France, on ignore de surcroît une dimension importante de la situation coréenne : la population se montre dans l’ensemble d’accord avec cette mesure de gestion de l’épidémie. Cela est visible dans les outils de contestation mis en place, largement disponibles et accessibles, et qui n’ont pas été mobilisés. Les Coréens disposent en effet d’un influent système de démocratie directe. Depuis 2017, le gouvernement héberge un système de pétitions en ligne où chaque citoyen peut déposer sa demande ; si celle-ci obtient 200 000 signatures en un mois, le gouvernement a pour obligation d’y répondre.
L’opposition, en Corée, a pris une forme qui diffère de nos habitudes : plus populaire que parlementaire, elle est centrée sur la démocratie directe.
Ce système est le fruit de décennies d’activisme démocratique contre la junte et ses héritiers. La lutte n’a jamais cessé, depuis les menées contre le dictateur Park Chung-hee dans les années soixante-dix jusqu’au rocambolesque scandale et aux immenses manifestations qui ont entraîné la chute et l’incarcération de sa fille, la présidente Park Gueun-hyé, en 2016-2017. L’opposition, en Corée, a pris une forme qui diffère de nos habitudes : plus populaire que parlementaire, elle est centrée sur la démocratie directe. De nombreuses pétitions sur des sujets liés à l’épidémie de Covid-19 sont apparues sur le site de la Maison Bleue, au point qu’une couleur spécifique permettait de les distinguer. Certaines ont reçu un soutien massif, comme celle portant sur la demande de démantèlement d’une église évangélique à l’origine du plus gros cluster du pays (1,4 million de signatures), ou une autre qui exigeait la fermeture des frontières avec la Chine (750 000 signatures). Pour ce qui concerne les mesures de traçage, les débats ont porté sur l’indépendance de l’autorité qui les supervise ainsi que sur l’anonymat des données, mais pas sur le principe lui-même.
Il est important de noter par ailleurs que la Corée du Sud n’est jamais sortie de son régime normal de gouvernement. En Corée, pas de conseil scientifique trié sur le volet, mais des agences étatiques endossant le rôle que les institutions leur attribuent en temps de crise. Jusqu’à aujourd’hui, les experts de ces agences ont gardé la main haute sur la communication autour des mesures sanitaires. La directrice de la Korean Disease Control and Prevention Agency (KCDA), le docteur Jeong Eun-kyeong, a toujours occupé le devant de la scène, à la fois physiquement et métaphoriquement. Bien que les décisions politiques aient été prises institutionnellement par le gouvernement, en lien avec les agences adéquates, les annonces de mesures sanitaires étaient réalisées par les cadres de la KCDA. Les membres du gouvernement se tenaient en retrait derrière eux, vêtus de la veste jaune des secouristes intervenant lors de catastrophes naturelles. Dans un pays miné par de récurrents scandales de népotisme, ce geste souligne qu’en temps de crise, l’implication des politiciens est subordonnée à leurs compétences effectives plutôt qu’à des faveurs indues. Il s’agit là d’un message explicitement lié à l’épidémie de MERS de 2015 : l’opinion publique avait alors été davantage choquée par les dysfonctionnements liés à ces mécanismes de népotisme que par le nombre de victimes de l’épidémie.
L’exemple proposé par la Corée se montre donc diamétralement opposé à la gestion française de l’épidémie : absence de régime d’urgence, contre-pouvoirs forts et hommes politiques en retrait. Les résultats, eux aussi, s’opposent totalement à ceux constatés en France, la Corée ayant un taux de mortalité par habitant parmi les plus faibles dans les démocraties citées en introduction.
Les différences culturelles entre l’Asie et l’Europe ne suffisent pas à rendre compte des écarts dans la propagation de l’épidémie
Quoique ce dernier exemple permette d’illustrer le poids des variables culturelles, le pays n’ayant pas connu les hécatombes du Royaume-Uni ou des États-Unis par exemple, ces variables se révèlent à double tranchant lorsqu’on y regarde de plus près. L’argument culturaliste renvoyant à une force d’inertie, il tend in fine à inspirer le fatalisme plutôt que l’action, quand il ne sert tout simplement pas d’excuse à l’impéritie. C’est justement quand on essaie de faire la part des choses en comparant des pays voisins, qu’on mesure au plus proche les effets d’une réponse politique inappropriée.
La stratégie japonaise de réponse à l’épidémie, ou plutôt son absence de réponse, représente un cas d’école. Depuis le début, elle a consisté à s’appuyer exclusivement sur la discipline collective. L’opacité est demeurée la règle au point de limiter les tests pour contenir les cas positifs, dans une tentative désespérée de sauver les Jeux prévus à Tokyo. Il a même été décidé de maintenir une campagne de soutien au tourisme intérieur (« Go to Travel »), ce qui ne manqua pas de contribuer à la propagation du virus. Ainsi le Japon déplore-t-il deux fois plus de victimes que la Corée du Sud (126 décès par million d’habitants contre 51), en dépit d’une infrastructure hospitalière mieux implantée et de normes sociales plus sévères.
La question politique se pose donc avec une urgence redoublée, précisément parce qu’elle est le seul levier qui puisse être actionné dans l’immédiat.
Des écarts non moins impressionnants s’observent par exemple entre les États-Unis et le Canada (1 541 contre 534) ou le Royaume-Uni et l’Irlande (1 822 contre 862). On peut même avancer sans crainte d’établir un paradoxe que la politique joue un rôle plus crucial en Occident qu’en Asie, puisque l’incompétence amène à multiplier des chiffres déjà considérables en soi.
La question politique se pose donc avec une urgence redoublée, précisément parce qu’elle est le seul levier qui puisse être actionné dans l’immédiat. Or, dans les trois comparaisons que nous venons d’évoquer, c’est à chaque fois dans le pays où la décision a été la plus solitaire et la plus délibérément ignorante de la science – au Japon, aux Etats-Unis, dans le Royaume-Uni – que les résultats ont été les plus désastreux, avec des décisions prises en huis clos et annoncées en direct à la télévision, sans que les parlementaires ne les infléchissent significativement. En revanche, en Irlande, au Canada, ou en Allemagne, où les assemblées n’ont cessé de jouer leur rôle de contrôle, le nombre de contaminés par habitant est nettement inférieur.
On peut établir au moins de deux manières un lien entre l’exercice solitaire du pouvoir et les choix désastreux qui ont été faits dans plusieurs grandes démocraties. D’abord, dans le fait que l’absence de collégialité élimine les contre-pouvoirs ; pour reprendre la phrase de Montaigne que cite le président Macron, cette absence empêche de « frotter sa cervelle à celle d’autrui ». Ce danger existe dans les institutions du type Conseil de défense, dont l’exécutif fixe lui-même la composition, car il est exempt d’une opposition qui puisse renvoyer la balle et concevoir des politiques plus efficaces.
Mais un autre lien émerge, peut-être plus sérieux quand il est établi à l’intérieur d’une démocratie, celui où un peuple éprouve toutes les raisons de ne pas se sentir lié dans une décision solitaire, prise en huis clos, et dont les motifs lui demeurent obscurs. En refusant de rendre des comptes et en s’enfermant dans des comités secrets, le pouvoir exécutif prend le risque de responsabilités qui le dépassent et ce faisant, ne manque pas de compromettre l’adhésion populaire à sa stratégie – quand il en a une. Mais l’on pourrait aussi penser – et l’exemple coréen plaide en ce sens – qu’il n’est pas illégitime de rendre les citoyens comptables de leur passivité. Cette conclusion est aussi vieille que la science politique, c’était déjà celle de Machiavel méditant sur la première décade de Tite-Live : les émeutes peuvent souvent se révéler la condition de survie des républiques.
Notes :
(1) Voir sur France Bleu : https://www.francebleu.fr/infos/politique/olivier-veran-perd-son-calme-a-l-assemblee-nationale-elle-est-la-la-realite-de-nos-hopitaux-1604469887
(2) Source : https://www.lepoint.fr/monde/la-france-une-democratie-defaillante-03-02-2021-2412584_24.php
(3) Pour plus d’informations : https://www.gov.ie/en/publication/de1c30-national-public-health-emergency-team-nphet-for-covid-19-governance-/