Désastre sanitaire brésilien : Bolsonaro rendra-t-il des comptes ?

Jair Bolsonaro © Carolina Antunes

On compte plus de 440.000 victimes du coronavirus au Brésil, ce qui en fait le second pays en termes de décès et le troisième en nombre de cas. Dans ce contexte de crise, une Commission d’enquête parlementaire ― nommée « CPI da Covid » ― a été créée, visant à identifier les actions des autorités susceptibles d’être sanctionnées. Sont notamment mis en cause la gestion de l’approvisionnement en vaccins, la conduite d’une politique étrangère anti-chinoise et le refus des mesures de restrictions sanitaires. Cet affrontement s’inscrit dans le cadre d’une intensification des clivages politiques entre le président et son opposition. Bolsonaro a jusqu’à présent profité de l’immixtion du pouvoir judiciaire dans la politique brésilienne – que l’on pense à l’impeachment de Dilma Rousseff ou à l’emprisonnement de Lula. En fera-t-il à présent les frais ?

Selon un sondage, réalisé par l’Institut Datafolha, le 12 mai, deux semaines après le début de la CPI, le taux d’approbation du président avait chuté de 6 points pour atteindre 24 %. Bolsonaro a travaillé à entretenir cette base électorale de plus en plus réduite, arc-boutée sur des position conservatrices, religieuses, et, surtout, anti-petista (ceux qui soutiennent le Parti des Travailleurs – PT). Sa politique sanitaire risque de lui faire perdre son souffle pour sa réélection en 2022.

La Commission d’enquête parlementaire et Bolsonaro

La Commission d’enquête parlementaire est un moyen pour le Parlement d’exercer un contrôle sur les pouvoirs, prévu par la Constitution du Brésil. Elle peut également être sollicitée par la Cour suprême, qui a encouru les critiques de Bolsonaro, qui l’a accusée de s’ingérer dans les affaires politiques du pays – une judiciarisation dont il a pourtant bénéficié, à l’époque où elle avait conduit à l’emprisonnement de Lula.

La Commission n’a pas la compétence de juger ni de punir, malgré les enquêtes auxquelles elle donne lieu – qui permettent des interrogatoires et la rupture du secret bancaire, fiscal et des données. La CPI, à la fin de son enquête, soumettra ses conclusions aux organismes qui peuvent adopter les mesures juridiques qui convient et veut établir un protocole national pour gérer les futures crises sanitaires.

Le rapporteur Renan Calheiros – de l’opposition – a présenté un plan de travail qui suivra six lignes générales : les actions pour combattre la pandémie, l’assistance pharmaceutique, les structures pour surmonter la crise, l’effondrement de la santé à Amazonas, les actions de prévention et l’attention à la santé indigène et l’emploi des ressources fédérales.

Au cours des deux premières sessions, 112 demandes ont été approuvées, indiquant à quoi ressemblera l’avenir de la Commission. Parmi elles, la convocation du directeur général de Pfizer pour l’Amérique Latine, de l’ancien ministre des Affaires étrangères, du président de l’Agence nationale de surveillance de la santé (Anvisa) et de l’actuel ministre de la Santé, ainsi que d’autres qui ont pris cette fonction pendant la crise sanitaire.

L’ancien ministre de la Santé Luiz Henrique Mandetta a mis en exergue le caractère problématique des réactions de Bolsonaro lors de plusieurs épisodes de la pandémie. Il a dit avoir reçu, début 2020, une estimation de 180.000 décès dans le scénario hypothétique de la non-adoption de mesures de lutte contre le coronavirus, que Bolsonaro n’a pas pris en compte. 

En outre, il a attesté que le président a rédigé un décret présidentiel proposant de modifier la notice du médicament « chloroquine » avec l’indication expresse pour le traitement de la Covid – même si l’efficacité n’a pas été prouvée -, ce qui a été refusé par l’Agence nationale de surveillance de la santé.  

Mandetta a également suggéré que Bolsonaro était probablement conseillé par des sources extérieures au ministère de la Santé, puisqu’il a défendu, à la place de l’isolement social, le confinement vertical, déconseillé par le Ministère comme par l’OMS. 

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La déposition de l’ancien ministre de la santé, Luiz Henrique Mandetta © Jefferson Rudy/Agência Senado

Lenteur de la vaccination, politique anti-chinoise et refus du confinement

Selon le New York Times, environ un milliard de doses de vaccin ont déjà été appliquées dans le monde. La plupart d’entre eux – environ 60 % – se trouvent aux États-Unis, en Chine et en Inde. En termes de pourcentage de la population entièrement vaccinée dans le continent américain, le Chili est en première place, avec 40 %, suivi par les États-Unis, avec 38 %. Au Brésil, au 20 mai, 55 millions de doses avaient été administrées (8,4 % de la population ont reçu les deux doses et au moins 39 millions de personnes, soit 18 % de la population, en ont reçu au moins une dose). Le Brésil se classe en 57ème place selon les doses par habitant et en 5ème en doses totales.

La vaccination reste très lente. Le gouvernement est accusé d’avoir refusé plusieurs offres de laboratoires, notamment de 70 millions de doses proposées par Pfizer dès l’année dernière, sur la justification infondée de clauses contractuelles abusives. Cela signifie que le Brésil disposerait de 18,5 millions de doses supplémentaires de vaccin jusqu’au deuxième trimestre (avril, mai et juin) de cette année – comme n’a pas manqué de le faire remarquer Carlos Murillo, représentant de Pfizer pour l’Amérique latine, lors de sa déposition.

L’actuel ministre de la Santé, Marcelo Queiroga, avait déclaré début d’avril que la capacité vaccinale du Programme National d’Immunisation (PNI) était de 2,4 millions de doses par jour. Un objectif trop ambitieux en regard des vaccins disponibles au Brésil. En dehors de l’absence d’une politique bien planifiée d’achat de vaccins, l’ancien ministre Pazuello, deux jours avant de quitter ses fonctions, a ordonné aux États de la Fédération que tout le stock soit utilisé pour assurer la première dose, mais sans tenir compte de la garantie de la seconde. Selon Queiroga, ces changements dans la stratégie de vaccination contre la Covid-19 ont contribué à l’absence de vaccins dans plusieurs États brésiliens. Dans la semaine du 26 au 30 avril, au moins huit capitales du pays ont arrêté la vaccination en conséquence du manque de doses.

En dehors des vaccins Pfizer/BioNTech qui viennent d’arriver, au Brésil, deux vaccins sont en cours d’application : l’Astrazeneca/Oxford et la CoronaVac, produit en partenariat avec la compagnie pharmaceutique chinoise Sinovac. L’initiative de la collaboration entre l’Institut brésilien et la Chine est venue du gouverneur de São Paulo, João Doria, possible candidat à la présidence lors des élections de 2022 et rival politique de Bolsonaro. Au début, l’initiative a été fortement critiquée par le président et des offres de vente de l’Institut ont été refusées, bien qu’aujourd’hui il s’agisse du vaccin le plus appliqué au Brésil. Toutefois, le pays dépend des intrants pharmaceutiques actifs importés de la Chine pour sa production. Ainsi, la position de Bolsonaro par rapport au pays asiatique fait obstacle aux négociations pour l’achat d’intrants et, par conséquent, retarde la production des vaccins.

Lors d’un discours au Palácio do Planalto, il y a environ deux semaines, Bolsonaro a suggéré que le virus du Covid-19 pourrait avoir été « créé dans un laboratoire » dans le cadre d’une « guerre chimique et bactériologique » afin de prendre l’avantage dans le conflit géopolitique, pointant du doigt le fait que la Chine était l’un des seuls pays dont le PIB a enregistré croissance l’année dernière.

La politique anti-chinoise de Bolsonaro fait obstacle aux négociations pour l’achat d’intrants et, par conséquent, retarde la production des vaccins.

Dimas Covas, directeur de l’Institut Butantan (qui co-produit des vaccins avec la Chine), a déclaré qu’il n’y aurait probablement plus de doses du vaccin CoronaVac à partir de la deuxième quinzaine de mai, attribuant le retard dans l’arrivée de l’ingrédient pharmaceutique actif (API) à la position du gouvernement fédéral vis-à-vis de la Chine. En outre, il s’est dit préoccupé par les répercussions des ces récentes déclarations du président.

Au mois de mars cette année, le journal brésilien Estadão a réalisé un reportage sur la promotion par le président Bolsonaro d’événements officiels au cours desquels les gestes barrières les plus élémentaires n’étaient pas respectés. Une quarantaine d’événements de cette nature a été organisée durant la pandémie.

Parallèlement à ces événements, Bolsonaro a rejoint des manifestations contre les mesures d’isolement, organisées par des personnes qui qualifient le confinement de « dictatorial ». Le 7 mai, il a demandé, par un post sur Facebook adressé aux sénateurs de la CPI, que les « inquisiteurs » qui critiquent le traitement précoce et l’absence de port de masques « ne cassent pas son pied ». Le discours du président, dans un contexte de plus de 440.000 décès, est un portrait de la gestion du gouvernement depuis l’année dernière.

Dans ce cadre, le vice-gouverneur d’Amazonas, Carlos Almeida Filho, a déclaré que le gouverneur, Wilson Lima, s’est allié à Bolsonaro pour utiliser l’État comme un « laboratoire » pour tester l’immunité collective, générant au passage une nouvelle variante du Covid-19. La situation dans laquelle s’est trouvée Manaus, la capitale d’Amazonas, a défrayé la chronique par ses fosses communes, ouvertes pour enterrer les plus de 5.600 victimes décédées en deux mois. En raison de la pénurie d’oxygène dans les hôpitaux de Manaus, les patients qui en dépendaient ont dû être emmenés dans d’autres États et les familles ont dû acheter des bouteilles d’oxygène par leurs propres moyens. Par ailleurs, l’ancien ministre de la santé, M. Pazuello, a confirmé dans son témoignage devant la CPI que Bolsonaro avait décidé de ne pas intervenir dans l’État.

Les développements internationaux

La politique étrangère du gouvernement Bolsonaro, sous la direction de l’ancien ministre des Affaires étrangères, Ernesto Araújo, qui a occupé ce poste au début du gouvernement Bolsonaro jusqu’à mars de cette année a été marquée par trois caractéristiques : le refus du multilatéralisme, l’alignement inconditionnel sur les États-Unis, et en conséquence un positionnement hostile à la Chine, qui constitue pourtant le principal partenaire commercial du Brésil.

L’ambassadeur Marcos Azambuja, membre émérite du conseil du think tank Brazilian Center for International Relations, déclaré, lors d’une interview que « Le Brésil […] se prive en quelque sorte d’un approvisionnement efficace et rapide de composants essentiels pour sauver des vies. Il ne s’agit plus d’une erreur de jugement, mais de quelque chose de quantifiable. Les Brésiliens vont mourir parce que le Brésil a adopté certaines attitudes contre-productives et préjudiciables à ses intérêts. »

Lors de sa déposition à la CPI da Covid, Ernesto Araújo fut interrogé sur sa conduite de la politique étrangère et sa posture offensive envers la Chine. Cette attitude est considérée comme l’un des principaux facteurs du ralentissement de la production de vaccins à l’Institut Butantan. Cependant, il a nié avoir eu des frictions avec la Chine et être contre le système multilatéral, et a été appelé un “négationniste compulsif”.

De plus, les deux sénateurs de la Commission qui représentent l’État d’Amazonas, Omar Aziz et Eduardo Braga, ont encouragé un enquête sur le manque d’oxygène à Manaus également au niveau international. En effet, ces sénateurs estiment que le moyen le plus rapide et le plus facile d’obtenir les bouteilles d’oxygène manquantes était de les faire venir du Venezuela par avion. Le président vénézuélien, Nicolas Maduro, début 2021, s’est disposé à aider Manaus à les obtenir, mais le dialogue n’a pu être établi au niveau fédéral, et est demeuré à un niveau régional – avec le gouverneur de l’État d’Amazonas, Wilson Lima. Ce don d’oxygène de la part du Venezuela n’a pas réfréné les attaques verbales du président Bolsonaro à son encontre, et Ernesto Araújo a avoué qu’il n’a pas pris contact avec le gouvernement du Venezuela et n’a même pas le remercié pour le don d’oxygène…

Les implications politiques et l’avenir du Brésil 

Les alliés du président présentent la CPI comme un instrument de guerre judiciaire à l’encontre du pouvoir politique. L’opposition défend que elle ne servira pas à se venger, mais à rendre justice à tous ceux qui ont perdu leurs proches et, surtout, établir un protocole national de gestion de futures crises sanitaires, ainsi qu’à surmonter les erreurs commises par toutes les autorités impliquées. 

La baisse de popularité de Bolsonaro risque bien d’être accrue dans le cas d’un jugement négatif de la part de la CPI. Si celle-ci indique qu’un crime de droit commun a été commis, le procureur général de la République, Augusto Aras, pourra ouvrir une enquête ou déposer une dénonciation auprès la Cour suprême.  

Une procédure de destitution (impeachment) pourrait être ouverte si la responsabilité de Bolsonaro était avérée et si l’aval de l’Assemblée et du Sénat étaient obtenus. De toute façon, on prévoit qu’en raison des faits survenus pendant la période de la crise sanitaire, la CPI du Covid augmentera les effets négatifs sur l’image du président, comme indiqué par la baisse de sa popularité, ce qui influencera les relations du Brésil avec le monde et les élections de l’année prochaine. 

Cette judiciarisation de la politique brésilienne n’est pas sans rappeler les événements qui marquent l’histoire du pays depuis plusieurs années. La présidente Dilma Rousseff avait été destituée – sur la base de preuves largement truquées -, et Lula à été emprisonné lors d’un processus qui a impliqué un juge si suspect qu’il a désormais été annulé. C’est l’immixtion du pouvoir judiciaire dans la sphère politique qui avait frappé de nullité la candidature de Lula – et pavé la voie à l’élection de Bolsonaro. C’est cette même immixtion du pouvoir judiciaire qu’il dénonce à présent, au nom de la souveraineté du peuple…

Une procédure de destitution (impeachment) pourrait être ouverte si la responsabilité de Bolsonaro était avérée.

Un événement clé a mis le feu aux poudres : la demande par l’ancien ministre Pazuello de bénéficier de l’habeas corpus pour ne pas constituer de preuves contre lui-même lors de sa déposition – comprise dans son acception très étendue, incluant le droit fondamental au silence. La Cour s’est engagée à prohiber tout embarras physique ou moral, ce qui comprend les menaces d’arrestation et de poursuites si les inculpés demeurent dans le cadre du droit. Quant à la demande de ne pas être contraint de donner des réponses impliquant un jugement de valeur, la Cour a refusé une telle concession.

Reste à savoir si la procédure de la Commission et ses effets changeront effectivement le contexte de crise sanitaire et politique que traverse le Brésil…