« Ayuso a tout écrasé, y compris dans les quartiers populaires » – Entretien avec Maria Corrales

Crédits : PP Madrid

Maria Corrales est analyste politique et conseillère en communication. Elle est en charge du discours d’En Comù Podem, la branche catalane d’Unidas Podemos. Nous avons souhaité analyser avec elle les résultats de l’élection du 4 mai à Madrid ainsi que leurs conséquences sur le champ politique espagnol, avec notamment le départ de Pablo Iglesias. Retranscription et traduction par Marie Miqueu-Barnèche, Sébastien Rollet, Simon Barthès et Lauréana Thévenet.

LVSL – Comment analysez-vous les résultats des élections du 4 mai ?

M. C. – Il y a plusieurs niveaux d’analyse. Le premier est purement électoral : c’est le fait que le Parti socialiste (PSOE) a mené une campagne qui était vouée à l’échec. Elle n’a suscité aucun enthousiasme. Le PSOE a misé sur un candidat totalement fade qui n’a pas mobilisé, qui ne s’est pas opposé, bref, les dirigeants du parti considéraient la bataille perdue d’avance. C’est très problématique, comme je l’ai personnellement fait remarquer à Ángel Gabilondo [NDLR, le candidat du PSOE], parce que cela a des répercussions sur la façon dont les positions sont en train de se déployer en Espagne. Si le PSOE considère que Madrid est perdue, ainsi que l’Andalousie, comme cela semble se profiler au regard des primaires socialistes, c’est-à-dire les territoires qui ont une identité plus encline à l’espagnolisme [NDLR, au nationalisme espagnol], cela donne beaucoup de marge à Vox, l’extrême droite. Je dis bien à Vox plutôt qu’au Parti populaire (PP) car je pense que le phénomène Ayuso est surtout lié à Madrid et qu’il n’aura pas la possibilité d’être majoritaire dans le reste des territoires en raison de deux facteurs fondamentaux. 

D’une part, le pari est fait sur le projet néolibéral, qui peut seulement fonctionner dans un endroit où l’économie se porte bien, en raison du statut de capitale, de l’investissement et des entreprises qu’il y a ici. De l’autre, la campagne s’est construite, fondamentalement, contre le reste des territoires de l’État : pas seulement contre la Catalogne ou contre le Pays Basque dans le cas présent, mais contre l’Espagne périphérique, soit contre tous ces territoires qui subissent le modèle extractiviste de Madrid, en particulier lors de la dernière crise économique. On le souligne trop peu souvent : les coupes budgétaires en Espagne ne se sont pas seulement faites du bas vers le haut, en faveur des élites contre les classes populaires, mais aussi de la périphérie vers le centre. Il y a eu un processus de centralisation économique des moyens et des compétences derrière lequel se cache en réalité une série de coupes budgétaires. 

En Espagne, l’État providence, la santé et l’éducation reposent sur les communautés autonomes. Il est donc très difficile, au niveau territorial, de rendre compatible ce constat avec un projet qui a connu une victoire écrasante mais qui se mène depuis une ligne purement néolibérale, tirant profit du dumping fiscal, des ressources que reçoit Madrid par rapport au reste des territoires. Cette situation complique des réformes clés comme la réforme du système de financement, qui est obsolète depuis 2013 ou 2014. Cela aurait pu être un point de rencontre entre les forces souverainistes [NDLR, les forces des nationalismes périphériques espagnols] et régionalistes qu’on trouve actuellement dans l’État. En particulier en ce qui concerne la relation entre le souverainisme et la crise en termes matériels, parce que le processus de souveraineté commence par là : exiger un nouveau pacte fiscal. 

Ensuite, il y a tout ce qui concerne le débat au sein de la gauche, qui par ailleurs est revenu avec force en Espagne, notamment sur l’articulation entre les problématiques culturelles et matérielles et sur la question du déclin de la gauche. J’ai été très surprise de voir qu’après les résultats du scrutin, il y ait des gens qui continuent de répéter machinalement que le problème est que l’on ne répond pas aux demandes matérielles de certains quartiers et certains secteurs de la population. Cela m’a d’autant plus surprise que ce que nous disent les résultats du scrutin, c’est précisément tout le contraire. Il y a, en quelque sorte, une relation émotionnelle, identitaire et aspirationnelle très forte vis-à-vis d’Isabel Diaz Ayuso [NDLR, la candidate victorieuse du PP] comme à l’égard de la campagne menée par Más Madrid. 

En réalité, la principale différence entre les campagnes de Más Madrid et de Podemos réside dans le fait que Podemos proposait une politisation du mal-être, une espèce de morne plaine où tout fonctionne mal, où tout le monde mourait de faim, une situation presque catastrophique pour les foyers. Le parti proposait de voter contre, en étant en colère et en prenant conscience de sa situation matérielle, alors que Más Madrid a fait tout le contraire : une campagne positive, très en lien avec le climat politique, c’est-à-dire plus transversale, parce que le climat politique n’est pas seulement polarisé. La polarisation existe et s’est accrue, mais précisément en raison d’un préalable qui est qu’il y a dix ans, les consensus qui organisaient notre vie ordinaire, ceux de la démocratie de 1978 et de la Transition, se sont brisés sur tous les fronts : en termes d’attentes de vie, en termes territoriaux, en termes de système de partis. Cet ordre politique, qui s’est rompu à ce moment-là, ne s’est pas reconstruit. 

Que nous disent les élections par rapport à la politique ? Ayuso est devenue une icône populaire, en lien avec toutes ces demandes de notre peuple qui n’étaient pas prises en compte. Par exemple, le fait d’avoir de nouveaux accès à nos lieux de retrouvailles, notamment dans les bars, de retrouver nos amis, nos relations, a un lien intrinsèque avec les aspirations populaires. Récupérer la rue et les espaces de socialisation, qui sont très liés au bar en Espagne, me semble faire partie de la question populaire. Ayuso, l’a incarné, et Mónica García à sa façon [NDLR, tête de liste de Más Madrid à la région madrilène] l’a très bien fait aussi. Ayuso a construit une proximité très forte, celle d’une personne qui par son ton, ses façons d’être, te parle d’égal à égal : de ton ex, des bières que tu vas prendre en sortant du boulot, etc. Ce sont des choses qui, en réalité, sont très ancrées dans la conception commune du quotidien à Madrid. 

Mónica, elle, l’a fait différemment. Elle l’a fait depuis une idée d’extériorité à la politique, très proche selon moi du premier Podemos, avec cette idée de compétence, de personnes très préparées, extérieures à la politique, qui se lancent dedans dans l’objectif de réduire la distance qui s’était créée entre la classe dirigeante et les citoyens. La campagne de Más Madrid suit beaucoup cette ligne. Tout cela indique que 10 ans après le 15-M [NDLR, le mouvement des Indignés], les forces politiques qui rencontrent un écho le font encore à partir de la même logique, et de façon plus forte que jamais.

LVSL – Sept ans ont passé depuis l’apparition de Podemos dans la politique nationale. Un cycle est en train de se fermer. Quel a été le sens de Podemos ces dernières années ? Quel va être l’impact du départ de Pablo Iglesias ? 

M. C. Je crois que le rôle de Pablo a été d’ouvrir une brèche. Son style politique est fondé sur cette geste, en proposant des objectifs à court terme et, à partir de cet objectif à court terme, en faisant en sorte que toute la politique nationale tourne autour de l’axe qu’il a défini. C’est sa manière de construire une tension narrative dans l’agenda politique et d’en orienter la direction. De mon point de vue, c’est très similaire à ce qu’a fait le procès souverainiste catalan entre 2011 et 2017. À savoir de poser des objectifs à court terme : les accords pour le référendum dans un an, un plébiscite dans deux ans, etc. Cela met l’espace politique sous tension par le biais d’une ligne de mire à très court terme qui alimente finalement tous les débats. 

Pablo a réalisé cela pour tout le pays, pour toute une génération politique, encore plus que pour le projet de Podemos. Le tournant de Podemos a lieu au moment où le PP l’emporte face au PSOE. C’est aussi le moment où Podemos entre dans les institutions et où l’on décide de revenir à l’axe gauche-droite, dans une mauvaise analyse de ce qu’est la logique populiste, comprise comme un moment qui a vocation à se clore. Cette lecture du populisme tient plus de Gramsci que de Laclau. Elle en fait un moment particulier lié à la crise d’une hégémonie particulière qui produit une accumulation de demandes frustrées et un champ d’opportunités pour qu’un leader ou une demande concrète puisse rassembler cet ensemble dans une construction absolument singulière. De mon point de vue, il faut entendre le populisme comme une logique, en ce sens que celle-ci opère dans toute manière de comprendre et de construire la politique.

Il me semble que Pablo assume ce tournant. Cela se voit tout particulièrement dans son premier discours, quand il entre au Parlement et que Podemos ne dépasse pas le PSOE. La tâche qu’il définit est, en quelque sorte, d’ancrer le projet de Podemos à partir d’une identité de gauche. Même si je privilégie une approche transversale, Pablo a réussi une chose : gagner la confiance de son électorat, et lui donner des lignes d’horizon à court terme, comme a posteriori le fait d’être entré au gouvernement, le fait de choisir les médias comme adversaires. Cela lui a permis de consolider sa base sociale. Elle est devenue plus petite, mais elle s’est consolidée, et cela dans un moment où l’on a vu, par exemple, les tournants stratégiques qui ont amené Ciudadanos à disparaître. 

Pour Podemos, il est peu probable qu’il en soit de même, car le mouvement a construit une base sociale autour de son leader par un discours fort, avec des objectifs particuliers, que Pablo définissait à chaque changement de cycle, et qui ont fonctionné comme une raison d’être pour une base sociale particulière. C’est contradictoire avec le fait de l’emporter dans le pays, c’est clair, mais ce n’est pas contradictoire avec une analyse qui faisait du moment politique un moment de résistance. Pour lui, nous nous trouvions dans un cycle résistancialiste, car le moment populiste et ses opportunités s’étaient clos quand nous avons échoué à dépasser le PSOE.

Je crois qu’il a partiellement raison et que l’opportunité que Podemos a eue d’émerger comme nouveau mouvement autour duquel s’agrégeait toute une série de demandes, de discours et d’espoirs est passée. L’idée de faire irruption, avec cette idée jacobine de prendre les cieux d’assaut, sans passer par une organisation territoriale, en partant plutôt du médiatique, de la construction du discours par en haut, n’était plus possible. Il n’y a pas d’opportunité historique pour cela, notamment parce que tout ce qu’il s’est passé s’est beaucoup condensé dans d’autres formations, dans d’autres projets et organisations. En particulier, dans un certain nombre de territoires, par les projets souverainistes des nationalismes périphériques de l’Espagne. Par ailleurs, lorsqu’Iñigo Errejón s’est présenté pour Más País, le succès n’a pas été au rendez-vous. Je crois que cela montre que ce champ d’opportunités s’était, d’une certaine manière, fermé. 

Quelle est donc la situation ? Pablo comprenait très bien que l’arithmétique parlementaire en Espagne passe nécessairement par les partis souverainistes et régionalistes afin de construire un bloc historique différent, en partant du signifiant « République », dans le cas présent, qui engloberait toutes ces forces sociales. Le problème est que la pandémie est survenue et il est impossible de passer à côté des grands événements qui transforment les repères, les récits et le sens commun. La pandémie implique tout ça à la fois : un grand événement qui a bouleversé nos vies, la façon dont nous comprenions la politique, notre rapport à l’État et la façon dont nous considérions les partis. 

Maria Corrales Pons. Crédits photos : Pablo Porlan

Au sein de ce contexte sont en train de se reproduire des problématiques pré-Podemos et pré-15-M, à savoir, cette séparation absolue entre l’agenda citoyen qui ne s’est pas encore exprimé et l’agenda politique et médiatique. Il faut être très attentifs à la façon dont se manifeste ce mal-être. De plus, même s’il se manifeste, cela n’implique pas qu’il soit possible de répéter l’histoire en reconstruisant un mouvement en partant de zéro à l’instar de Podemos. Nous avons aussi vu nos échecs et la pandémie ne les efface pas.

En revanche, cela prouve bien qu’il va y avoir un changement de demandes et d’environnement social auquel il faut faire face. C’est déjà visible à Madrid. C’est à Madrid qu’ont eu lieu les premières élections post-pandémie, qui permettent de voir comment les partis tentent de s’inscrire dans ce nouveau cycle. C’est à Madrid qu’on observe cette citoyenneté qui fait à nouveau irruption ainsi que la fragmentation que l’État.

LVSL – Avec une participation record…

M. C.Très haute : 80% ! C’est l’autre donnée qui devrait interpeller tous les amants de la classe ouvrière qu’ils imaginent tel un extraterrestre qui fait des apparitions ponctuelles. Pour eux, tu te réveilles en regardant ton compte en banque et tu identifies immédiatement quels sont les intérêts de ta classe, tes intérêts objectifs, comme s’il n’y avait pas de médiation, comme si ces représentations n’étaient pas modelées et incorporées dans des discours et un cadre, dans un récit et une attente. Les résultats de Madrid ont battu en brèche cette position. Pendant toute la campagne, la gauche n’a cessé de répéter : « s’il y a de la participation, c’est la gauche qui gagnera ». Le taux de participation a été historique, et Ayuso a tout écrasé, y compris dans les quartiers populaires.

LVSL – Le PSOE a obtenu ses pires résultats lors des élections du 4 mai et il se peut que ces élections aient ouvert une nouvelle étape de décomposition de la social-démocratie en Espagne. Il est probable que nous entrions dans une phase de recomposition. Quel sera le rôle de Más Madrid et de Podemos dans cette phase ? Comment analysez-vous le panorama politique des forces de gauche sur le long terme ?

M. C. Le problème du PSOE est que, d’un côté, Sanchez a su intégrer beaucoup de ce que Podemos a pu représenter à son point d’orgue, beaucoup d’espoirs et de demandes, au moins sur le plan esthétique et culturel. Il s’agissait des mêmes affects qui étaient mobilisés. Mais je crois que Sanchez s’est reposé sur ses lauriers après avoir donné de l’espoir à beaucoup de gens qui avaient été déçus par le PSOE et sa gestion de la crise précédente, en reprenant notamment de nombreuses idées de Podemos. Cela s’explique par une espèce de postulat selon lequel la droite ne sera jamais en état de gouverner car elle est fragmentée en trois partis. 

Sanchez s’est positionné comme seul acteur central, raisonnablement progressiste, opposé à un antagoniste évident : Vox. La solidité de cette position repose sur l’idée que ce qui arrive après étant bien pire, il suffit de maintenir le statu quo pour se démarquer, il n’y a pas de raison de s’efforcer à construire un horizon pour le pays. Il n’y a pas de raison d’affronter les défis que la crise précédente a laissés ou ceux créés par la rupture du consensus de la Transition de 1978. Il a refusé de se confronter à la difficulté de ces problématiques.

La seule chose qu’on peut relever dans la gestion du PSOE est le fait d’avoir géré la crise économique née de la pandémie de façon différente au regard de ce qui a été fait en 2008. Cela a bien évidemment un lien avec le fait qu’il y ait un gouvernement plus progressiste et avec la présence de Podemos au sein de l’appareil d’État. Mais c’est surtout lié aux transformations de l’UE et de sa stabilité hégémonique en raison de la crise de la social-démocratie européenne. Il était évident que la crise économique actuelle ne pouvait pas se résoudre avec de l’austérité. 

De plus, et c’est l’autre aspect, cette crise a affecté tous les pays de la même manière. Pour cette raison, il ne s’agissait plus seulement de sauver le Sud. L’impact en termes de pertes du PIB est différent selon les pays, mais tout le monde a subi les restrictions et un ralentissement productif. Il était difficile de stigmatiser le Sud et de le renvoyer aux clichés sur le tourisme, la bulle immobilière et l’économie de service comme cela a pu être le cas par le passé. Des politiques différentes se sont donc imposées et ont occupé une position plus centrale au sein des dirigeants européens. Ce n’est pas lié uniquement au PSOE, même si le gouvernement a sa part de réussite.

Le PSOE s’est senti très à l’aise dans cette position centrale : ils existaient contre Vox et Podemos faisait le sale travail en formant des alliances avec Bildu, ERC et les autres forces régionalistes. Par ailleurs, sur le plan arithmétique, le PSOE a beaucoup fait pour sauver Ciudadanos afin de maintenir son espace central et la possibilité de former des alliances sur sa gauche et sur sa droite, à géométrie variable. On l’a vu à travers les actions faites à Murcia, comme la motion de censure qui avait pour objectif de sauver Ciudadanos. Mais ce parti a fini par disparaître à Madrid, avec des conséquences nationales évidentes. Il n’y a donc pas d’alternative progressiste qui ne passe pas par les partis souverainistes des nations périphériques.

Le PSOE doit commencer à bouger. Ce qui m’inquiète beaucoup, c’est que ce parti est en train de faire des calculs électoraux au lieu de s’occuper du pays, en se disant : « je peux survivre avec les voix de la Catalogne, du Pays Basque et en étant la deuxième force en Andalousie et à Madrid, en comptant sur le fait de rassembler ces voix dans les élections générales » par la peur de la droite et grâce à la difficulté du PP à récupérer les voix de Vox au niveau national. Cela m’inquiète beaucoup parce mettre les problèmes sous le tapis et ignorer les grands changements dont le pays a besoin maintenant implique d’hypothéquer les décennies à venir. Si l’on ne prend pas certaines décisions maintenant, il sera impossible de les prendre dans le futur.

Malgré la situation électorale nationale, notamment arithmétique, je ne crois pas qu’il faille considérer que le PP et Vox ne peuvent pas arriver au pouvoir. Vox est en train d’opérer une mutation inquiétante. Le 1er mai, ils ont annoncé la création d’un syndicat nommé Solidarité. Celui-ci est voué à l’échec parce qu’il ne correspond à aucune tradition en Espagne et qu’il est relié à un parti politique. Il va essentiellement servir à former des casseurs des grèves que feront les syndicats et à afficher la pancarte Solidarité avec 4-5 militants déguisés qui investissent les quartiers populaires.

Cependant, la deuxième partie du discours de Santiago Abascal [NDLR, le leader de Vox] était vraiment dangereuse. La première partie s’opposait à « l’idéologie du genre dans les entreprises ». C’est-à-dire à comment les syndicats se seraient appliqués à atteindre la parité entre les hommes et les femmes dans toutes les entreprises, au lieu de prêter attention aux demandes de la classe ouvrière du pays. Ensuite, il a attaqué le patronat, ce qui m’a semblé être une nouveauté. C’était la première fois que Vox faisait quelque chose de ce type. Ils ont attaqué l’aile du patronat qui est en train de parvenir à des accords sociaux avec le gouvernement en la qualifiant de « vendue au gouvernement progressiste », alors que cette tradition du dialogue social est un héritage du consensus de 1978 et des accords de la Moncloa. D’ailleurs, en prenant une position quasiment marxiste, il a accusé le patronat de faire venir des migrants pour peser à la baisse sur les salaires. 

Ce discours me semble très dangereux, car il correspond à une inclination lepéniste et populaire qui était étrangère à Vox. Jusqu’ici, Vox ne faisait pas de différence entre les élites. C’est désormais le cas en différenciant les élites qui concluent des accords avec le gouvernement et celles qui ne le font pas. Cet aspect me semble inquiétant, par conséquent je pense qu’il ne faut pas considérer que les idées de l’extrême droite espagnole n’ont pas de place pour continuer de grandir.

LVSL – Quel sera le rôle de Más Madrid et de Podemos pendant cette phase ?

M. C.Je ferais la différence entre les deux. D’un côté il y a Podemos en tant que parti politique qui sera dirigé par Ione Belarra, une personne très proche de Pablo Iglesias et du reste de l’appareil. Puis, d’un autre côté, il y a Yolanda Díaz qui peut être candidate aux prochaines élections générales. Je pense que mettre une personne issue de l’appareil à la tête de Podemos et laisser Yolanda Díaz exempte de responsabilités partisanes est de nature à protéger l’image de la candidate. Au lieu de tout concentrer sur une seule personne qui recevrait toutes les attaques et qui assumerait tout le poids du projet, ils mettent une personne de confiance, très intègre, à la tête du parti. En faisant cela, ils protègent la candidate de tout ce qui a un rapport avec les responsabilités partisanes. Podemos est dans une très mauvaise position sur le plan territorial. Ils ont presque tout perdu. Ce qui reste est essentiellement lié aux alliances avec Izquierda Unida et aux cadres qui provenaient du Parti communiste. 

Quel va être le rôle de Podemos ? À mon avis il ne sera pas très différent du rôle qu’ils jouent aujourd’hui. En observant la situation du PSOE, je pense que Podemos peut croître sur le plan électoral grâce à Yolanda Díaz et récupérer une partie des électeurs socialistes. Le parti ne va pas monter en flèche mais il peut reprendre de la hauteur. Cependant, son rôle est clairement limité à être un petit acteur dans le gouvernement de la coalition. Quand on parvient à faire partie d’un gouvernement de coalition en tant que partenaire minoritaire, il est fort probable que cette situation se normalise et que cette participation soit renouvelée. Encore plus avec un profil comme celui de Yolanda Díaz, qui est très appréciée dans le gouvernement et facilite les alliances. 

À mon avis, Pablo Iglesias comptait déjà là-dessus et il avait ouvert la brèche pour arriver à cette situation. Je crois que le rôle de Podemos va essentiellement être celui-là. En partant de cette stratégie, s’ils le souhaitent, la question sera : « comment construire des alliances ainsi qu’un toit commun avec tous ces acteurs en reprenant certains aspects du discours que l’on avait cessé de mobilisés ? Maintient-on un seul bloc plus ou moins progressiste ? »

Quant à Más Madrid, je crois que c’est différent de Más País (MP) [NDLR, la tentative d’exporter nationalement Más Madrid]. Ce qui s’est passé à Madrid ne peut pas se reproduire au niveau national. Je pense qu’il y a un facteur que Pablo Iglesias a vu. Je ne sais pas si Iñigo Errejon l’a vu mais il a trait à la figure de Mónica. Il s’agit du fait d’avoir de nouveaux leaderships qui n’ont pas participé au dernier cycle politique car il a généré beaucoup de déceptions. La crise du rapport à la politique est plus importante maintenant que lors d’autres cycles. En fait, c’est la plus importante de l’histoire. 

Más País peut s’améliorer au niveau électoral mais j’ai des difficultés à voir quel peut être son rôle à la différence d’Unidas Podemos (UP). La stratégie, la théorie et le projet sont différents et ressemblent davantage à ceux du tout premier Podemos, mais je ne pense pas que le positionnement écologique de MP ait beaucoup d’espace en Espagne. Si Iñigo a pu consolider un certain espace, c’est précisément parce qu’il a réactivé la logique du premier Podemos : j’interviens au sein de la crise et je me présente comme celui qui traite les questions de sens commun, de mal-être, des choses qui n’apparaissent pas dans les agendas politiques des uns et des autres et je propose un horizon positif à la place du mal-être. Je politise le désir et pas uniquement le mal-être. 

Cependant, je pense que la façon dont il présente un projet écologique en Espagne est surtout liée au besoin de proposer un horizon différent de ce que UP propose. Iñigo Errejon sort cette carte de sa manche pour avoir une utopie à disposition. Notamment parce que la théorie populiste sur laquelle il s’appuie ne lui permet pas d’avoir cette utopie en termes de contenu politique tout en s’éloignant du socialisme. Mais je ne crois pas que cela soit de nature à générer un soutien important dans la population car cette tradition n’existe pas. 

Par ailleurs, le gouvernement se trompe sur bien des mesures qu’il est en train de prendre en lien avec la transition écologique. Au lieu de parler de transition écologique comme un projet créateur d’emplois, de réindustrialisation du pays, qui est le principal problème de l’Espagne depuis Maastricht et ses conséquences en matière de modèle économique (tourisme, services), le gouvernement adopte une approche punitive. La mesure-phare du gouvernement en matière écologique est de mettre des péages pour toutes les voitures. C’est exactement le rôle que Vox souhaite donner au gouvernement, qui n’a visibilement pas appris de ce qui a pu arriver en France avec les gilets jaunes. C’est la même problématique puisque le réseau de transport ne fonctionne pas, notamment en Catalogne. Les retards sont innombrables et de nombreux territoires sont mal connectés en raison du centralisme madrilène. Par conséquent, cette mesure ne fait qu’aggraver toutes ces contradictions territoriales existantes dans le pays. Cela donne du carburant à l’extrême droite dans l’Espagne périphérique [NDLR, la España vaciada, littéralement « vidée »]. 

Je crois qu’Iñigo s’est trompé lorsqu’il a essayé de créer un toit commun au niveau national, avec pour but de monter un parti politique auquel les gens se grefferaient. Il est évident que le nouveau cycle politique passe nécessairement par une imbrication avec tout ce qui existe déjà.

L’autre débat consiste à porter les nouvelles générations, les générations post 15-M, celles qui viennent après moi, qui ne se sont pas encore politisées et qui n’ont pas vécu le 15-M qui a eu lieu il y a désormais 10 ans. Comment peut-on incorporer toutes ces générations à la politique ? Comment sont-elles en train de le faire ?

Elles le font à partir d’une sensation de mal-être total, de résignation, avec cette idée de tout brûler, avec des débordements, à partir de l’expression d’un ras-le-bol social contre la société, mais surtout envers tout ce que notre hypothèse politique a pu représenter. Cela me semble inquiétant. C’est un défi immense. C’est très bien que nous parlions, nous qui avons 30, 40, 50 ans, mais le défi politique est de trouver comment intégrer les nouvelles générations qui ont grandi à cheval entre deux crises.

LVSL – Les droites glissent actuellement vers des positions toujours plus dures et toujours plus conflictuelles. Selon vous, qu’est-ce que Vox ? Et qu’est-ce que change l’émergence d’Isabel Diaz Ayuso au sein des droites ?

M. C. Je crois que le résultat de Vox à Madrid a été bon. Ils ont grappillé un siège malgré la présence d’Ayuso qui déferlait sur leurs plates-bandes. En Espagne, Vox a ceci de singulier qu’il est véritablement né et s’est nourri de la crise catalane de 2017, des événements du 1er octobre. On peut en ce sens l’analyser comme une conséquence de l’échec du PP dans la gestion du dossier catalan, qui a eu de très grosses répercussions. Au PP, les cadavres politiques liés à cette affaire ont été nombreux. La sensation que le PP avait échoué a été très nette, tant à droite qu’à gauche. 

Ce conflit politique n’a été résolu ni par la répression ni par la voie démocratique. Les membres de Vox apparaissent comme les plus radicaux parmi ceux qui blâment le PP pour cet échec et pour sa prétendue connivence avec les partis régionalistes et nationalistes, qui en Espagne sont indispensables à la formation de gouvernements. Indispensables, ils le sont dès lors qu’il n’y a pas de majorité absolue, ni pour le PP ni pour le Parti socialiste. Pour pouvoir gouverner, ces derniers ont toujours dû réussir d’une manière ou d’une autre à conclure des accords avec des partis nationalistes, régionalistes ou autres, en tout cas des partis autonomes.

Vox, en quelque sorte s’est aussi nourri d’une autre chose sur laquelle Ciudadanos s’était aussi positionné, l’idée selon laquelle le bipartisme était coupable de connivences avec les indépendantistes, que le PP et le PSOE avaient conclu des accords avec eux et avait cédé sur le terrain des autonomies. Ils ont donc axé leur discours en disant que ces histoires d’autonomie devaient cesser, qu’il fallait rendre les partis illégaux et en finir avec le modèle territorial espagnol. On ne peut pas comprendre Vox sans comprendre que ce mouvement est né de l’échec du PP, pas tant en ce qui concerne la corruption – ce vote, Ciudadanos l’avait déjà récupéré – mais surtout en tant que réponse à l’échec de la gestion de la crise territoriale. À partir de là, Vox a eu des hauts et des bas. Il y a des stratégies et plusieurs lignes très différentes qui cohabitent à l’intérieur du mouvement. La plus claire est celle d’Ortega Smith, une idéologie phalangiste classique, presque typique des partis groupusculaires fascistes qui ont toujours existé en Espagne. Ensuite il y a celle d’Espinosa qui incarne le secteur le plus néolibéral, et qui à mon sens a été celui qui a fait le plus pression pour que Vox s’abstienne sur la question des fonds européens. Enfin, il y a celle d’Abascal qui représente le secteur le plus lepéniste, le plus populaire, persuadé que la stratégie passe par la pénétration des quartiers ouvriers et par la construction d’un discours national-populaire de droite. Cette tradition est beaucoup plus visible chez Abascal, d’autant plus en tant que transfuge du PP du Pays-Basque à l’heure de l’ETA. Je crois que c’est celui qui envisage le plus clairement un tournant populaire.

Sur ce point, ils font un bon choix puis en font deux mauvais, naviguant toujours entre les deux. Par exemple, il me semble que pendant la campagne de Madrid, se rendre à Vallecas [ndlr, un quartier populaire de la banlieue rouge] a été un énorme fiasco. C’est une stratégie que l’extrême droite utilise presque partout, mais ici tout particulièrement, en allant dans un endroit ils sont très impopulaires, pour se faire huer, et pouvoir ensuite se poser en victime et s’étaler dans la presse, en dénonçant l’absence de liberté, le fait qu’on ne les laisse pas se rendre où ils le souhaitent, etc. Cette stratégie de victimisation perpétuelle, qu’ils utilisent à chacune de leurs campagnes électorales, est appliquée constamment au Parlement. 

En ce qui concerne Vallecas, ils se sont trompés car ce n’est pas la même chose que de se rendre sur la Plaza Mayor de Vic où ils étaient allés précédemment. Il s’agit d’un village ultra-indépendantiste catalan, où il ont été reçus à coups de pierres. Cet accueil a été utilisé pour montrer à une partie de l’électorat que n’importe quelle personne originaire d’une autre région d’Espagne ne peut aller où bon lui semble, alors que l’Espagne appartient à tous, et que ce village se comportait déjà comme s’il ne faisait plus partie de l’Espagne. Cette idée pouvait fonctionner.

En revanche, cela ne peut pas prendre quand ils se rendent dans un quartier ouvrier et qu’on commence à les insulter, à leur dire qu’ils n’ont jamais travaillé de leur vie. La réponse que donne alors la population de Vallecas est intelligente car elle ne s’enferme pas dans l’axe gauche-droite mais repose sur un axe entre ceux d’en haut et ceux d’en bas : « Vous Monsieur, qui vivez à la Moraleja [ndlr, un quartier aisé], vous venez vous promener dans notre quartier pour nous dire comment on doit faire les choses. » Là, Vox s’est trompé. 

Je crois que Vox doit évoluer car cela fait longtemps qu’ils utilisent cette stratégie. Le discours de son syndicat montre une certaine évolution, de telle sorte qu’ils peuvent jouer un rôle important dans la crise. Ils ont déjà joué un rôle important au moment de dénoncer les restrictions de mobilité, en plaidant qu’il fallait tout laisser ouvert, quitte à garder les masques, mais qu’il fallait tout ouvrir. C’était un discours beaucoup plus dur que celui d’Ayuso, qui contenait en définitive peu de positif étant donné qu’ils disaient s’opposer à une dictature, reprenant une rhétorique proche de celle de l’opposition vénézuélienne.

Mon sentiment est qu’ils doivent changer. Ils ont une base très solide avec une tendance à la hausse. À Madrid, ils couraient le risque de s’affaiblir et d’inverser la bonne tendance qui est la leur jusqu’à présent, mais cela n’est pas arrivé. Je crois qu’ils ont besoin de se repenser, notamment avec le tournant ouvrier qui n’est pas encore totalement pris. Le problème de Vox est que pour mener à bien ce tournant ouvrier, ils doivent sortir d’une impasse. Il s’agit du fait qu’au fond, ils restent le bras politique d’un élément bien particulier de l’État espagnol : le Roi, représentant du pouvoir judiciaire et des élites traditionnelles les moins dynamiques de l’Etat qui se sont forgées grâce à leurs noms et à leur patrimoine.

C’est évident dans chacun de leurs discours. Ils ont toujours loué le roi, incarnation du pouvoir judiciaire la plus proche des positions qu’ils défendent. Ils font partie d’une structure étatique qui leur donne beaucoup de pouvoir. Cela les empêche d’être une force plus nettement contestataire, ce qu’Abascal défend de manière plus explicite. 

Ensuite il faut voir ce qu’il se passerait s’ils participaient à un gouvernement. Vox a été intelligent en ne faisant pas ce qu’a fait Podemos. Vox ne se limite pas à être la béquille du PP dans leurs gouvernements. Ils veulent dépasser le PP. Cette stratégie est clairement assumée depuis leur congrès fondateur, ils appliquent une stratégie anti-partis, contre la politique traditionnelle avec une phrase qu’ils entonnent souvent : « Vox n’est pas seul, il ne reste que Vox ». Ils la répètent à chaque intervention, à chaque meeting. Au lieu de dire : « on reste dans l’axe gauche-droite et c’en est fini, je me contente de ma part du gâteau », ils ont continué avec une contestation très dure envers la classe politique et se sont beaucoup nourris de l’aggravation de la crise politique au cours de l’année dernière. Aussi, ils ont décidé de ne pas entrer dans un gouvernement pour ne pas se retrouver avec des responsabilités institutionnelles qui les auraient empêchés de poursuivre la même stratégie. Par conséquent, ils sont très ambitieux, ils ne veulent pas se contenter de la petite part du gâteau.

LVSL – Et pour ce qui est du PP, et d’Isabel Diaz Ayuso ?

M. C. Expliquer le phénomène Ayuso et sa relation avec Pablo Casado n’est pas si simple. Je crois qu’à court terme cela va profiter à Casado dans les sondages, mais ne pas lui donner pour autant le coup de pouce nécessaire pour l’emporter face au PSOE. Ayuso a construit son projet politique entièrement à Madrid, contre le reste des territoires et contre les autres lignes du PP qui parviennent aussi à gagner en obtenant la majorité absolue à l’image de Feijóo en Galice. 

Cela rend beaucoup plus compliquée la décision que doit prendre le PP : qu’est-ce que Casado veut faire ? Car Casado a commencé avec une stratégie très similaire à celle de Vox en s’imaginant que le meilleur moyen de leur couper l’herbe sous le pied était de se rapprocher d’eux et d’embrasser toutes leurs revendications. Ensuite, il a effectué un virage au moment où les choses ont commencé à aller mal dans les urnes et a alors décidé de placer des figures de l’époque Rajoy comme Ana Pastor et Feijóo qui, à l’image du PP galicien, est bien plus modéré tandis que là-bas ce sont eux la force dominante, comme peut l’être le PSOE en Andalousie. Il semblait que Casado avait décidé que la meilleure manière de réorganiser le vote de droite était de revenir à un parti institutionnel, comme le PP des grandes heures. Mais évidemment, Ayuso lui a retourné cette stratégie au visage et l’a fait pencher de l’autre côté.

Feijóo les rapprochait d’un penchant plus modéré, plus respectueux de la plurinationalité, plus proche des accords territoriaux alors qu’Ayuso tire de l’autre côté de la corde. Casado a un rôle compliqué car c’est le leader qui est le plus en perte de vitesse et qui a commis le plus d’erreurs importantes comme changer brutalement de porte-parole et de ligne politique. En ce moment, sa stratégie est de ne parler que d’économie pour redevenir une force de gouvernement crédible. Il suit l’exemple d’Aznar et surtout celui de Rajoy, en clamant que la meilleure manière de sortir de la crise passe par l’emploi. 

Aujourd’hui toutefois, son rôle est très compliqué : il doit choisir quelle stratégie adopter car il serait intenable de multiplier les virages. C’est cependant ce qu’il risque de se passer en tentant de trouver un point d’équilibre interne. Ainsi, il est évident que la victoire à Madrid et la défaite probable en Andalousie provoqueront un coup d’accélérateur électoral pour la ligne dure et que cela aura pour conséquence de rendre bien plus difficile de trouver des points d’accord entre le PP et le PSOE.

LVSL – On entend beaucoup dire que le moment populiste s’est refermé en Espagne et qu’il y a aujourd’hui de nouveau deux blocs : un de gauche et un de droite. Croyez-vous cette situation stable ?

M. C. Je ne suis pas d’accord avec ceux qui disent que le populisme est quelque chose d’épisodique. De plus, je crois que sur ce point c’est confondre Laclau et Gramsci. Gramsci parle beaucoup de blocs historiques, compris comme étant des blocs plus ou moins stables, jusqu’au moment où survient une crise organique qui fait tout s’effondrer, avant qu’un autre bloc historique ne se stabilise plus ou moins et génère de nouveaux équilibres et consensus. Je crois que la bonne façon de rendre compte de la pensée de Laclau est de concevoir le populisme comme une façon de construire la politique, qui opère de façon générale, plutôt que de le comprendre comme le moment de la crise de l’hégémonie.

Dans ce cas de figure et tel qu’ils le présentent, cela se rapproche plus d’une lecture digne de Gramsci que d’une lecture proche de comment Laclau explique le populisme comme étant une logique destinée à construire le politique qui opère plus ou moins dans toutes les situations. La logique populiste entendue de façon opposée à la logique institutionnelle, consiste à articuler des demandes qui sont extérieures à l’ordre institutionnel actuel et qui ne l’ont pas encore transformé. Il est évident que cette logique n’a pas disparu en Espagne car il y a une chose qui s’appelle la pulsion souverainiste, c’est-à-dire un mouvement populiste, et une autre chose qui s’appelle Vox, qui cherche aussi, à partir de cette logique, à construire le politique à travers ces revendications et ces sensations de mal-être qui génèrent des chaînes d’équivalences et qui sont présentes dans l’environnement social.

Dans la période actuelle, je crois que ce qu’il se passe avec le Covid est en soi ce qui génère des demandes, énoncées ou non. Il en découle beaucoup de mal-être qui s’exprimera à un moment donné. Cela génère un climat populiste ou pré-populiste, en tout cas un climat de crise de la représentation. C’est extrêmement clair. Cette crise de la représentation s’est profondément enracinée depuis 2010 notamment.

LVSL – Vous êtes catalane et avez été membre du parti indépendantiste CUP il y a quelques années. Il semble que de nos jours, il y a en Espagne une divergence territoriale et politique accrue avec l’essor de forces régionales. Pensez-vous que l’Espagne va se décomposer ?

M. C. Bien sûr que non. L’idée d’Espagne est une chose, et elle n’est pas forcément assimilable à un État espagnol conçu comme État fort, moderne, avec un pouvoir infrastructurel despotique, qui encadre la quatrième économie de la zone euro. Mais il est vrai que, et là je suis de cet avis, tout ce qui s’est produit depuis 2011, toutes les entorses à la démocratie qui ont eu lieu durant ce cycle politique du 15M depuis le processus souverainiste jusqu’au mouvement féministe, ont provoqué une espèce de dénuement de ce qu’était l’État. 

Un dénuement d’une part provoqué par la crise de souveraineté dans le sens où l’État n’a pas pu prendre en charge tout ce qui était exigé de lui depuis les mouvements sociaux, mais surtout parce qu’au cours du choc démocratique de transformation qui a eu lieu ces dernières années, nous nous sommes retrouvés avec un pouvoir judiciaire ciblé de toutes parts, tant par le mouvement féministe que par le mouvement souverainiste. Cela se voit dans la relation de la jeunesse à l’État. La génération postérieure à la mienne est plus prompte à mener des manifestations directement contre la police, comme si au lieu d’aller devant le ministère exiger telle ou telle chose, occuper la place en brandissant des revendications était une registre positif.

C’est ce qu’a dit Fischer en 2017, comme s’il était arrivé à la conclusion que l’État n’avait rien à nous offrir et que l’unique façon dont il se manifeste était la répression, comme outil au service du monopole de la violence légitime, mais aussi comme réponse judiciaire à tous ces assauts. Le genre de manifestations ou de premières formes d’expression que donnent actuellement les générations postérieures à la mienne, que ce soit dans les troubles qui ont suivi le 1er octobre ou en réaction à l’affaire Pablo Hasel [rappeur catalan condamné à de la prison pour avoir critiqué la monarchie, NDLR], rend bien compte de cela. 

Il n’y a pas de crise de l’État dans le sens où il y aurait une crise du pouvoir infrastructurel de l’État, mais il y a en effet une crise de légitimité très forte. Comme je le disais à propos du PSOE, il est impossible d’éviter éternellement de résoudre les problèmes qui ont provoqué une crise existentielle au sein de son espace politique. À la fin, cet espace finit par se désagréger et on en vient à accuser les gens de protester et de provoquer de la polarisation. Non, il y a de la polarisation parce qu’il y a une rupture antérieure aux consensus. 

À propos de la crise territoriale, il n’existe aucun territoire ni alliance territoriale qui ait suffisamment de force pour affaiblir un temps soit peu l’appareil d’État espagnol. Mais il y a bien sûr une évidence qui est que, tandis que la droite – et Vox particulièrement – s’est puissamment appliquée à dessiner ce qu’était son idée de l’Espagne, la gauche a considéré que le faire était un coup d’épée dans l’eau, et qu’il valait mieux recomposer le puzzle électoral et construire ses majorités. Ni le PSOE ni Podemos ne font ce travail de fond. Il est illusoire de penser que seuls les souverainistes [ndlr, les nationalismes périphériques] vont le faire. Aucun mouvement souverainiste ne peut comprendre que sa tâche, au-delà de construire des alliances avec le reste des forces en présence ou de placer au sein de l’agenda la négociation avec le gouvernement, est de construire une certaine idée de la légitimité de l’État et de ce qu’est l’Espagne. Soit la gauche s’y attelle, soit elle va s’enliser. 

La fiction selon laquelle nous allions abattre le régime et faire tomber l’État ou qu’un jour les choses s’effondreraient est illusoire. La révolution est quelque chose de continu, c’est un processus plus lent et conjoncturel. Il manque une certaine idée disponible et progressiste de l’Espagne, non nostalgique. Il n’y a aucun travail de fond en cours, malheureusement, continuer à s’enkyster dans ce puzzle qu’est devenu l’État espagnol aura des conséquences dramatiques.