Le « nudge » : l’ingénierie comportementale au service de l’action publique

À l’occasion du colloque « Crise sanitaire, crise climatique : une crise de la communication ? » co-organisé par le Master conseil éditorial de l’Université Paris 4 et l’Espace éthique Ile-de-France, Audrey Boulard, Eugène Favier-Baron et Simon Woillet de la rubrique Idées et du pôle numérique de LVSL ont été invités à partager leurs conceptions des enjeux contemporains des métiers de la communication par l’Espace éthique Île-de-France. Voici le texte de l’intervention de Eugène Favier-Baron, co-responsable du pôle numérique LVSL. Il aborde quelques problématiques entourant le « nudge », outil d’élaboration de politiques publiques issu des travaux d’économie comportementale et qui fascine les pouvoirs publics autant qu’il fait naître des controverses en tout genre.

Qu’est ce que la théorie du « nudge » ?

Le « nudge », que l’on peut traduire littéralement par « coup de coude » est une théorie imaginée par le prix Nobel d’économie Richard Thaler, et le juriste Cass Sunstein. Ils la définissent ainsi : un nudge est « tout aspect de l’architecture du choix qui modifie le comportement des gens de manière prévisible, sans interdire d’options ni modifier de manière significative leurs incitations économiques. Pour être considérée comme un nudge, l’intervention doit être facile, et peu coûteuse à éviter ». Dérivé de l’économie comportementale, le nudge tire son inspiration de deux sources majeures ; en premier lieu, c’est une théorie tributaire des travaux d’Herbert Simon et de son modèle de rationalité limitée qui défie les modèles d’économie classique contredits par les données empiriques du comportement des consommateurs. Ces modèles en effet présupposaient que nous agissions en tant qu’homo oeconomicus, c’est-à-dire, selon des motifs absolument rationnels, que nous étions à même d’identifier des buts et de concevoir de façon optimale nos moyens d’y parvenir. Or, Daniel Kahneman va montrer, et ce sera la seconde influence majeure derrière le nudge, que c’est ce qu’il appelle des « biais cognitifs » qui nous font dévier de nos objectifs rationnels et de la pensée logique. Loin d’être des anomalies ou des exceptions, ces biais seraient constitutifs de notre rationalité. L’exemple probablement le plus connu de biais cognitif est celui du biais de confirmation : nous avons tendance à sélectionner les informations qui corroborent nos opinions et à rejeter celles qui risqueraient de les contredire.

Le nudge se propose de corriger ces écarts de raisonnement, pour aider l’individu à accomplir plus efficacement ses objectifs, à faire de meilleurs choix économiques, mais aussi à inciter des comportements vertueux en général. Ainsi, le ministère de la Transition écologique et solidaire soutient par exemple le « nudge vert » pour accompagner la transition écologique. Ou encore, dans le cadre de la crise sanitaire actuelle, l’idée des auto attestations vient de la nudge unit, proposée par la société de conseil BVA, sur demande d’Emmanuel Macron. Pour cela les nudge designer ont recours à ce qu’ils appellent l’élaboration d’une « architecture de choix ».

© WissensDürster, de fausses mouches collées dans les cuvettes des urinoirs de l’aéroport d’Amsterdam auraient permis de réduire de 80 % les dépenses de nettoyage des toilettes pour hommes.

Cette architecture de choix désigne la façon dont les alternatives se présentent à nous. Un environnement physique ou une disposition particulière inciteront à un choix plutôt qu’à un autre, mais aussi une architecture verbale, une façon de nous présenter une information, enclenchera des biais de raisonnement qui conduiront à une réaction spécifique. Dans la théorie du nudge, l’environnement conditionne en grande partie nos comportements, il représente une source d’information, une émission de signaux qui se convertissent chez l’agent en une action. Si, dans une cantine en self-service, le personnel dispose les haricots plus en évidence que les frites, ils auront modifié l’environnement de choix des élèves en privilégiant une alternative plutôt qu’une autre, sans pour autant avoir eu recours à une contrainte quelconque. Un autre exemple concernant cette fois l’intervention d’un nudge verbal ou communicationnel concerne nos factures d’électricités. EDF pourra vous faire remarquer que vous êtes la dernière personne de votre quartier à ne pas avoir réglé à temps votre facture, en jouant sur le bias de pairs pour anticiper une réaction.

En somme, la promesse de Thaler et Sunstein avec le nudge est de fournir un outil pour contourner les biais cognitifs qui nous font agir irrationnellement. Cette ambition a fait surgir plusieurs critiques concernant le bien-fondé de cette pratique autant que son efficacité.

Les ambiguïtés du « paternalisme libertarien », ferment idéologique du nudge

D’abord, le nudge implique de considérer que l’architecte de choix (ou nudge designer) serait mieux à même que nous de fixer nos propres buts ; de là naît l’accusation de « paternalisme » – en réalité plutôt assumé par les deux auteurs, puisqu’ils taxent eux-mêmes leur théorie du nudge de « paternalisme libertarien ». Par cette formule contradictoire, Thaler et Sunstein entendent tracer une voie intermédiaire entre, d’un côté, le paternalisme pur, présent par exemple dans l’interdiction de fumer dans les lieux publics, et de l’autre les excès d’un libertarianisme qui défend un droit à polluer pour les entreprises de façon à ne pas entraver leur libertés. Le nudge est supposé mettre le curseur au milieu, avec une dose de paternalisme tellement infime qu’elle ne formulerait pas une obligation mais s’inscrirait dans une forme de pilotage, de gouvernance. Il ne s’agit par exemple pas d’interdire la pression publicitaire incitant les consommateurs à agir contre leurs intérêts, mais à se servir de cette même pression de façon plus douce pour induire des comportements vertueux censés contrer cette influence publicitaire néfaste. Or précisément sur ce dernier point, Thaler et Sunstein semblent hésitants.

La forme la plus « pure » –  ou du moins la plus proche de l’idée originale – du nudge est le AJBT nudge (As Judged By Themselves) : elle se donne comme une boîte à outils, un ensemble de moyens déployés sans perception par l’individu ciblé, et se contente d’assister à la réalisation d’un objectif que l’individu s’est lui-même fixé. L’accusation de paternalisme n’aurait alors plus lieu d’être puisque le nudger se contenterait de nous aider à réaliser des buts que nous nous serions déjà fixés. Toutefois, plusieurs interrogations subsistent : d’abord, si, comme le dit l’économie comportementale, les individus seraient globalement mauvais juges de ce qu’il faut faire pour parvenir au bien-être, pourquoi les nudgers nous aideraient-ils à réaliser nos objectifs ? Plus encore, comment être sûr que l’objectif auquel nous sommes encouragés est celui que nous visons réellement ? En réalité, Thaler et Sunstein se montrent plus nuancés. Selon eux, si nous avions accès à suffisamment d’informations pour effectuer un choix de manière rationnelle, nous ferions exactement le choix auquel ils nous incitent – nous cesserions par exemple de consommer tel ou tel produit si nous le savions cancérigène. Cependant, ajoutent-ils, l’accès à l’information n’est parfois pas suffisant pour initier une réaction, c’est là qu’un biais cognitif nous empêcherait de réagir. Mais c’est là aussi qu’existe un risque de dérive par rapport à la promesse initiale du nudge. En effet, cela implique d’influencer le contexte de décision de la personne en présumant au moins deux choses essentielles :

En premier lieu, si l’individu sait que la consommation de tel produit est nocive pour sa santé, et s’il continue d’en consommer, c’est forcément malgré lui, puisque la seule décision rationnelle dans ce contexte serait d’arrêter. Ensuite, cela voudrait dire que s’il n’arrête pas d’en consommer, c’est qu’il serait sous l’emprise d’un biais cognitif qui l’en empêcherait. Cela justifierait un nudge, qui dès lors ne serait là que pour relier de manière systématique la motivation à la prise de décision ou à l’action qui lui correspondrait.

Or, considérer qu’à chaque alternative ne correspond qu’un seul choix efficace, lequel suivrait un calcul utilitariste, constitue sans doute une conception assez pauvre du contexte de choix d’un individu, et de ses interactions. Un exemple assez parlant à ce sujet et qu’on retrouve dans le livre de Thaler et Sunstein est celui de ce qu’ils appellent le biais d’optimisme. Les deux auteurs présentent des données montrant que des couples mariés agissent dans leurs dépenses comme s’ils allaient rester en couple indéfiniment, en réalisant des investissements risqués et de long terme, alors même que le taux élevé de divorce dans nos sociétés contemporaines est connu de tous. En fait, ce « biais d’optimisme » correspond ici simplement au sentiment amoureux, et dans ce contexte, un calcul coût/bénéfice individuel n’est pas si pertinent.

Le nudge à l’ère des données massives et du ciblage comportemental individualisé

Par ailleurs, l’exemple des haricots en évidence qui illustre le concept d’architecture de choix – le moins controversé dans ce qui sert de vitrine au nudge –, est peu représentatif de l’influence du nudge aujourd’hui.

Selon Karen Yeung, professeur de droit de l’Université de Birmingham, il existe une déclinaison digitale du nudge qu’elle appelle l’ « hypernudge ». Contrairement au nudge classique qui joue sur des biais cognitifs pris en postulat chez l’ensemble du genre humain, l’hypernudge, grâce au ciblage algorithmique, est entièrement personnalisable. Il vise les caractéristiques individuelles de l’utilisateur, s’ajuste en temps réel à un comportement, et s’adapte à des variations d’humeurs ou à la volatilité des besoins en ayant recours à des données massives et à l’analyse comportementale. Dans ce contexte, on devine aisément comment les plateformes numériques dominantes peuvent détourner le nudge à des fins commerciales. Les algorithmes agissent sans discontinuer comme des architectes du choix, non pas en modifiant les circonstances du choix de façon à neutraliser les faiblesses de la délibération et nous permettre de mieux atteindre nos objectifs, mais en exploitant ces mêmes faiblesses pour structurer le champ d’action possible des utilisateurs à des fins commerciales ou politiques.

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En recueillant des informations sur les préférences et les désirs des utilisateurs, l’algorithme va mettre en avant ces mêmes préférences pour influencer notre contexte de choix, il va donc privilégier la réalisation d’une alternative par rapport à une autre, selon des impératifs commerciaux.

Un dispositif de gouvernance qui pose de nombreuses questions

Le nudge – et a fortiori l’hypernudge – proposent un cadre de solutions individualisées, alors que le bien-être recouvre sans doute aussi une certaine dimension sociale, publique, politique et démocratique. C’est une approche aussi personnalisante que dépolitisante qui ne permet pas des infléchissements structurels mais tend plutôt à faire converger vers des solutions adaptant l’individu à son milieu économique ou organisationnel. La question du bien-être est une question millénaire qui occupe bien plutôt l’espace de la délibération politique, voire de la philosophie individuelle, que le simple design d’un contexte de choix. 

Autre difficulté posée par le nudge en tant que micro-dispositif : il a tendance à se soustraire au regard du législateur. Par exemple, pour nudger ses VTC, Uber dispose de divers instruments (alertes, modes de calculs), en se contentant de définir des lignes de conduite à la fois pour les clients et les employés sans que cette architecture nécessite pour sa mise en place le moindre ordre ou instruction explicite. Pris isolément, ces dispositifs sont trop minimalistes pour faire l’objet d’une violation de droits constitutionnels, et les directives ne sont pas facilement conscientisées par les individus. Enfin, tout cela laisse en suspens la question de l’autonomie. Les individus nudgés ne sont pas conscients que leurs actions découlent en partie des tactiques de l’architecte de choix, plutôt que de leur propre évaluation des alternatives.

En résumé, si les biais cognitifs font partie intégrante de notre rationalité, alors comment nous biaisent-ils ? Il semble que Thaler et Sunstein ne se soient pas totalement détachés de la rationalité classique dont nous parlions au début. Les biais cognitifs sont conçus comme des écarts de raisonnement par rapport à une rationalité qui, elle, semble toujours être celle de l’homo oeconomicus. Si l’économie comportementale offre une modélisation plus fidèle du contexte de choix réel des individus, il reste à clarifier l’apport du nudge. Dans certains cas, le nudge semble conçu comme un outil qui fait de l’individu un homo-oeconomicus ; il lui ôte ses biais de raisonnement par des moyens éducatifs, préservant ainsi sa liberté de choix. Mais, nous l’avons vu, ce simple complément d’information ne suffit pas toujours à enclencher la réaction espérée. Auquel cas, il convient d’utiliser ces mêmes biais pour orienter l’individu vers de « meilleurs » choix. Cette alternance fait écho à la théorie du « thinking fast and slow » de Daniel Kahneman selon laquelle nous disposerions d’un système cognitif à deux vitesses, un système 1 qui est automatique, rapide, qui agit par réflexe conditionné et ne demande pas d’effort particulier – c’est celui qui régirait la plupart de nos interactions quotidiennes – , et un système 2 plus rationnel, calculateur, réflexif, qui correspondrait à l’homo oeconomicus. Le nudge agit tantôt en éduquant le système 2, tantôt en influençant le système 1. Or il semble que dans le premier cas, le nudge s’avère peu efficace, tandis que dans le second, il s’avère peu éthique.