La « double » révolution de 1848 a posé de manière concentrée un grand nombre de problèmes de la lutte des classes et tout particulièrement la question de l’indépendance du mouvement ouvrier. Alors que le vieux continent est explosif, l’année 1848 marque le moment de la cristallisation des aspirations et intérêts particuliers des travailleurs et de leur violente distinction de ceux de la bourgeoisie, culminant en France dans les affrontements de juin. Depuis, les enjeux politiques soulevés n’ont rien perdu de leur actualité.
NDLR : cet article s’inscrit dans la série La gauche peut-elle encore changer les choses ? dirigée par Pierre Girier-Timsit.
1830-1848, « le règne des banquiers »
Au début du XIXe siècle en France, la classe capitaliste est à un stade avancé de son développement économique et politique. Après le règne et la chute d’un Bonaparte tout-puissant s’ouvre en 1814 une période de réaction sous la coupe du descendant des Bourbons Louis XVIII, remplacé à sa mort en 1824 par Charles X. Ces monarques, représentants les intérêts des tenants de l’Ancien régime, sont contraints de multiplier les attaques contre les acquis de la révolution bourgeoise sur le plan économique et politique. Ces attaques culminent sous Charles X : suspension de la liberté de la presse, dissolution de la Chambre, restriction du droit de vote… En juillet 1830, lors des « Trois glorieuses », la révolte de la population parisienne renverse Charles X1. Le duc d’Orléans2 Louis-Philippe est proclamé « lieutenant général du royaume », puis roi des Français. Dès lors commence ce que le banquier libéral Laffite, proche du duc d’Orléans, appelle « le règne des banquiers 3 ».
Pris dans [la] contradiction [du déficit public], Louis-Philippe s’est refusé à trahir les intérêts de l’aristocratie financière. La colère de la bourgeoisie industrielle, de la petite-bourgeoisie et de la classe ouvrière s’est accrue avec force.
Pendant les dix-huit années du règne de cette aristocratie financière4, dont le monarque constitutionnel Louis-Philippe garantit les intérêts, la bourgeoisie industrielle affermit son opposition. Représentée en minorité à la chambre, elle prend confiance en ses propres forces au fil des émeutes ouvrières réprimées : en 1832 à Paris, en 1831 puis 1834 à Lyon (la révolte des canuts), en 1839 contre les sociétés secrètes d’Armand Barbès et Auguste Blanqui, toutes écrasées dans le sang. Dans le même temps, l’aristocratie financière use de sa domination politique pour laisser libre cours à ses tractations boursières, ruinant au passage l’État ainsi qu’une myriade de petits capitalistes. Le contrôle de l’État permet à un nombre réduit de banquiers de faire varier les cours selon ses besoins. Une contradiction apparaît : le succès économique de cette classe dépend du déficit de l’État, instrument nécessaire à sa spéculation. Or, ce déficit affaiblit l’État qui, tant qu’elle en a le contrôle, garantit ses intérêts. Sciant la branche sur laquelle elle est assise, l’aristocratie financière place l’État dans un dilemme : accentuer la pression sur les autres classes et notamment la bourgeoisie industrielle, de plus en plus sûre de sa puissance et représentant la majorité des capitalistes, ou réduire le train de vie exorbitant de « l’aristocratie financière ».
Pris dans cette contradiction, Louis-Philippe s’est refusé à trahir les intérêts de l’aristocratie financière. La colère de la bourgeoisie industrielle, de la petite-bourgeoisie et de la classe ouvrière s’est accrue avec force. De grands commerçants sont forcés de se rabattre sur le marché intérieur et la concurrence déséquilibrée suivant leur arrivée dans Paris pousse un grand nombre de commerçants et petits patrons parisiens à la ruine, ce qui explique leur ferveur révolutionnaire. Les conséquences sur les prix, les emplois et les conditions de vie du prolétariat parisien se font rapidement sentir.
Février : la victoire contre la monarchie et l’introuvable compromis
Au sommet de ces tensions et de la pression exercée à la fois sur la bourgeoisie industrielle et par le prolétariat parisien, une insurrection éclate le 23 septembre 1848 à Paris. Effrayé, Louis-Philippe congédie un Guizot haï des libéraux5 et nomme Odilon Barrot pour former un nouveau gouvernement. Cela ne suffit pas à préserver la monarchie. Le conflit déborde dans les rues et des barricades sont montées dans Paris.
Au bout de quelques jours d’affrontements entre le peuple et l’armée et après le désarmement de cette dernière, la monarchie cède la place au gouvernement provisoire de la République. C’est aux travailleurs de Paris, dont le nombre est écrasant par rapport aux autres classes en présence, qu’il faut attribuer la chute de la monarchie.
C’est aux travailleurs de Paris, dont le nombre est écrasant par rapport aux autres classes en présence, qu’il faut attribuer la chute de la monarchie.
Ils sont aussi la classe qui peut aller le plus loin dans le processus révolutionnaire, sans toutefois être suffisamment équipée. En effet, la mise en place du gouvernement provisoire est un premier frein que la bourgeoisie cherche à tout prix à appliquer à la révolution, de peur qu’elle ne remette en cause ses propres intérêts après avoir balayé ceux de l’aristocratie financière. Ce gouvernement ne comporte, sur ses treize membres, que deux représentants du mouvement ouvrier : Louis Blanc et « l’ouvrier Albert ». Les autres sont issus en majorité de différentes fractions de la bourgeoisie, petite ou grande, à quoi s’ajoute l’opposition réactionnaire partisane de la monarchie (Crémieux, Dupond de l’Eure). Ce gouvernement incarne le compromis, qui se révélera introuvable, entre des classes aux intérêts antagonistes.
C’est ce gouvernement majoritairement issu de la classe possédante qui, le 25 février, sous la pression des ouvriers parisiens encore armés et des barricades encore dressées, proclame la République sous la menace d’une nouvelle insurrection menée par François-Vincent Raspail6. Cette République, imposée par le prolétariat mais conduite par la bourgeoisie7, ouvre un chapitre essentiel de l’histoire de la lutte de classes en France : la contradiction entre bourgeoisie et prolétariat se fait sous la République plus aiguë qu’elle ne l’a jamais été, et les deux classes côte à côte sur les barricades de février suivent dès lors des trajectoires séparées jusqu’à l’affrontement sanglant de juin.
Juin, le choc physique entre deux classes
Les travailleurs font partie des vainqueurs de février et se considèrent comme tels. C’est la raison des concessions sociales que la bourgeoisie a dû réaliser en prenant le pouvoir mais dont elle cherchera dès lors à se débarrasser. Sans revenir sur chacun des rognages successifs des conquêtes ouvrières de février, on peut rappeler simplement quelques faits marquants : l’Assemblée nationale nomme une commission exécutive dont les deux représentants du mouvement ouvrier dans le gouvernement provisoire, Albert et Louis Blanc, sont exclus. La République (et non pas la République sociale) est proclamée, et la proposition d’un ministère spécial du travail – revendication défendue par les ouvriers – est rejetée. Les ouvriers envahissent l’Assemblée nationale le 15 mai, le député et comte Alexis de Tocqueville narrant l’événement avec un mépris de classe non dissimulé : « C’est alors que je vis paraître, à son tour, à la tribune un homme que je n’ai vu que ce jour-là, mais dont le souvenir m’a toujours rempli de dégoût et d’horreur ; il avait des joues hâves et flétries, des lèvres blanches, l’air malade, méchant et immonde, une pâleur sale, l’aspect d’un corps moisi, point de linge visible, une vieille redingote noire collée sur des membres grêles et décharnés ; il semblait avoir vécu dans un égout et en sortir ; on me dit que c’était Blanqui. »
À la suite d’une série de réponses provocantes de la bourgeoisie (bannissement d’une partie des travailleurs de Paris en Sologne pour des « travaux de terrassement » qui sont en réalité des expulsions, interdiction d’attroupements…), les ouvriers prennent les armes le 22 juin. L’insurrection rencontre une répression féroce. Sans organisation de masse à sa tête, sans organisation militaire comparable à celle du gouvernement provisoire, les insurgés sont finalement vaincus. Pourtant, l’insurrection de juin est révolutionnaire, au sens où elle révèle au grand jour les intérêts opposés du prolétariat et de la bourgeoisie, faisant dire à Marx que « le voile qui cachait la République se déchirait8 ».
Après 1848 dans toute l’Europe : quelles conséquences sur les luttes d’indépendance nationale ?
En dévoilant les contradictions entre les classes, la révolution de juin a également divisé le mouvement ouvrier, différents meneurs en tirant des conclusions opposées. Dès lors, Blanqui oppose systématiquement les intérêts des deux classes alors qu’à l’inverse, en tâchant de composer avec les institutions de la classe possédante, Louis Blanc constitue l’exemple de ce qui constituera par la suite une tendance à l’alliance de classes.
Il faut ajouter que 1848 n’est pas une année de rupture spécifiquement française, puisqu’elle trouve des échos par exemple en Autriche. Mais le changement principal engendré par le juin 1848 français sur la politique européenne réside dans l’évolution de la perception des luttes nationales. Quand on aborde l’année 1848, il est indispensable de revenir sur ce chapitre incontournable de l’histoire politique de l’Europe. En effet, en dehors des révolutions proprement prolétariennes, ce siècle est un moment d’effervescence nationaliste. L’expression Printemps des peuples, presque contemporaine de ces événements, révèle bien le caractère général de ce phénomène, mais ne doit pas occulter leurs particularités. Afin de comprendre les rapports entre ces luttes nationales et la lutte des classes, et surtout le basculement dans ces rapports qui s’opère après 1848, il faut revenir brièvement sur leurs contenus respectifs.
Après le congrès de Vienne de 1815, l’Autriche – en fait l’empire des Habsbourg – prend une place centrale en Europe. Metternich, nommé ministre des affaires étrangères puis chancelier impérial, met en place un système politique, diplomatique et policier faisant de l’empire d’Autriche le garant de la stabilité des dynasties européennes. Cet empire n’est lié par aucun ciment national, au contraire. Il est une mosaïque de peuples slaves (Polonais, Tchèques, Slovaques…), latins (Italiens, Roumains…), Allemands, Hongrois, à quoi s’ajoutent plusieurs minorités (Juifs, Bohémiens, Arméniens, Grecs…), n’ayant pas de revendications nationales comparables à celles, par exemple, des Italiens ou des Hongrois. L’unité de l’empire ne tient donc qu’à la domination des Habsbourg, en permanence menacée par les revendications nationales, ce qui explique l’obsession du chancelier Metternich pour ces questions. En effet, la satisfaction des aspirations à l’unité italienne, à un État Hongrois autonome ou à une Valachie indépendante et démocratique signifierait l’éclatement et l’annihilation de l’empire des Habsbourg. De manière analogue, la Russie mais aussi la Prusse sont menacées par les luttes nationales.
Or, ces luttes prennent leur essor au cours du premier dix-neuvième siècle. Risorgimento italien, État hongrois, révolutions successives en Valachie (années 1820 puis 1830), révolte des décembristes en Russie… Sous des formes différentes, des aspirations nationales et démocratiques s’affirment. La ferme répression qui s’abat sur ces vagues successives entre les années 1820 et 1848 confirme l’incompatibilité d’intérêts entre revendications nationales et dynasties régnant sur les empires européens.
Sous des formes différentes, des aspirations nationales et démocratiques s’affirment.
Qu’a changé le 1848 français ? Tout d’abord, même si finalement défait, le prolétariat a montré sa puissance et sa capacité à mener avec détermination la lutte pour sa propre domination politique, donc contre celle de la bourgeoisie. Cette prise de conscience pousse les bourgeoisies européennes à amender leurs propres revendications en s’associant à leurs monarques respectifs plutôt qu’en les combattant. Au moins jusqu’à un certain point, cette nouvelle alliance affaiblit leurs revendications nationales et les contraint à adopter, du moins provisoirement, la voie du compromis.
Dans le même temps, cette reconfiguration des rapports entre une bourgeoisie française aux commandes de la République et les dirigeants des empires centraux fait maturer un peu plus le terreau révolutionnaire européen, en soumettant les revendications nationales à la victoire du prolétariat, ou du moins à la prise en compte de ses intérêts. En d’autres termes, après 1848, il apparaît que tout nouveau soulèvement sera européen, de même qu’il apparaît clairement qu’il opposera capitalistes et travailleurs. Dès lors, peut-on toujours dissocier les luttes nationales de la lutte des classes ?
Une question résolue ?
Le divorce de 1848 est-il définitif ? En effet, il ne semble pas y avoir eu de réel combat commun entre ces deux classes en France depuis février 1848. Au contraire, les oppositions entre les classes n’ont fait que s’aiguiser, jusqu’à des points de rupture dont les observateurs de l’époque n’ont eux-mêmes fait qu’approcher l’ampleur9. Juin 1848 a posé pour la première fois avec ce degré de force et cette clarté le problème de l’organisation indépendante du prolétariat, c’est-à-dire indépendante des intérêts du capital. Depuis, il est dans l’intérêt de la nouvelle classe dominante d’effacer les fractures entre les classes. Les chantres actuels de « l’association capital-travail » ne sont-ils pas les héritiers de Lamartine et de son prétendu « malentendu » ?
Juin 1848 a posé pour la première fois à ce degré de force et de clarté le problème de l’organisation indépendante du prolétariat, c’est-à-dire indépendante des intérêts du capital.
Sous la Ve république, cette volonté conciliatrice atteint un degré extrême, l’histoire de ce régime étant ponctuée par ses tentatives d’intégrer le mouvement ouvrier à ses institutions. N’est-ce pas le sens de l’ultime référendum de De Gaulle, que la mobilisation des travailleurs en défense de leurs syndicats a permis de rejeter10 ? Ou également le sens des tentatives successives, à toutes les échelles, de la « co-construction », c’est-à-dire, très souvent, de l’association des syndicats aux offensives contre les travailleurs11 ?
Le problème est-il réglé aujourd’hui ? Au sommet des organisations ouvrières, la tentation de la co-construction peut être forte. Mais les très nombreuses grèves ayant actuellement cours dans tout le pays, dans tous les secteurs12, à quoi s’ajoutent les nombreux mouvements sociaux d’opposition, soulignent la combativité persistante des travailleurs en France et font mentir les proclamateurs de la fin de la lutte des classes et de la fraternité interclassiste, d’hier comme d’aujourd’hui13.
1 Sur le déroulement des trois glorieuses, voir AGULHON Maurice, « 1830 dans l’histoire du XIXe siècle français », Romantisme, Paris, CDU-SEDES, n° 28-29 « Mille huit cent trente », 1980, p. 15-27.
2 Les Orléans sont une branche cadette des Bourbons.
3 Laffite conduisant Louis-Philippe à l’Hôtel de ville en 1830, cité par MARX Karl, Les luttes de classe en France 1848-1850, Éditions sociales, 1974, p.38
4 Au XIXe siècle, le capital industriel et le capital bancaire connaissent un essor considérable. La fusion de ces capitaux, c’est-à-dire le rachat du capital industriel par le capital bancaire, constituant le capital financier (sous contrôle des banques) ne débute réellement que plus tard dans le siècle. De fait, nous désignons ici par « aristocratie financière » (terme de Marx) les capitalistes qui contrôlent le capital bancaire, et dont l’essentiel des revenus provient de la spéculation. Cette fraction est minoritaire au sein de la bourgeoisie.
5 Les adversaires de Guizot lui attribuaient la formule, qu’il aurait dite à chaque proposition de réforme électorale : « Enrichissez-vous et vous deviendrez électeurs. » Pour son biographe Gabriel de Broglie, la formule est apocryphe, mais elle nous donne une idée de la manière dont le personnage était perçu par la frange libérale de la bourgeoisie (voir DE BROGLIE Gabriel, Guizot, Perrin, 1990).
6 François-Vincent RASPAIL (1794-1878) : Chimiste de formation, s’implique en politique en particulier à partir de 1830, où il est grièvement blessé sur une barricade côté républicain. Il développe par la suite des conceptions plus proches des aspirations des socialistes, et défend avec ferveur la république sur les barricades de février et juin 1848, avant de se présenter comme candidat ouvertement socialiste aux élections présidentielles.
7 Dans Les luttes de classe en France, Marx rapporte que les ouvriers parisiens auraient proclamé la République sur les murs de Paris avant même la décision officielle du gouvernement provisoire.
8 MARX Karl, ibid, p.65.
9 Pour Marx et Engels, le développement du capitalisme et avec lui des antagonismes entre les classes atteindrait un point où, pour réaliser le profit, les capitalistes n’auraient plus intérêt à investir dans les forces productives (innovations techniques, développement de l’industrie…) mais au contraire dans les forces « destructrices ». Ils divisent ces forces destructrices de la force de travail entre « machinisme » et « argent », le second terme désignant la spéculation. Plus tardivement, Rosa Luxembourg ajoute à la liste la guerre. On peut aujourd’hui s’interroger : l’usage qui est fait des outils numériques (et non pas ces outils eux-mêmes), par exemple comme support de « l’uberisation », n’est-il pas un moyen de destruction de la force de travail, en en baissant le coût ?
10 En 1969, en réaction au soulèvement de l’année précédente, de Gaulle tente un référendum pour achever le processus d’intégration des syndicats à l’appareil d’État. Appuyées sur un fort mouvement de contestation de la classe ouvrière (et dans une moindre mesure, la crise de la bourgeoisie, elle-même divisée sur la question), les confédérations FO puis CGT appellent à voter non au référendum.
11 Cela n’empêche pas que la lutte de classe permette des victoires, y compris dans le cadre de la Ve République, seulement que l’outil de cette lutte – le syndicat – est dans une situation contradictoire.
12 En ouvrant l’hebdomadaire ouvrier La Tribune des Travailleurs daté du 8 décembre 2021, on trouve des récits de grèves en cours à Leroy Merlin, Decathlon, Lactalis, Auchan, l’APHP, les personnels de Mayenne, Renault Flins, le lycée Brossolette à Villeurbanne, les cheminots du Val-d’Oise…
13 Notons que certains capitalistes ne s’embarrassent pas à cacher cette opposition. C’est le sens de cette célèbre formule de Warren Buffet :« Il y a une guerre des classes, c’est un fait. Mais c’est ma classe, la classe des riches, qui mène cette guerre et qui est en train de la gagner. » (CNN, 2005)