Amaena Guéniot : « Penser l’autonomie du peuple pour répondre à la question environnementale »

Amaena Guéniot © Léa Gilles

Amaena Guéniot est normalienne, agrégée de philosophie et chargée de cours à l’Université Paris Nanterre depuis 2018 pour y enseigner la philosophie de l’environnement. Elle vient de publier son premier essai intitulé Terre Brisée, Pour une philosophie de l’environnement aux éditions Double Ponctuation. Avec elle, nous sommes revenu non seulement sur l’apport de la philosophie pour penser la crise environnementale que nous traversons, mais également sur les limites de certaines approches conceptuelles issues de la tradition libérale ou de disciplines qui peuvent enfermer une tentative de compréhension globale de ses causes économiques et politiques. Répondre à la question environnementale, comme le propose Amaéna Guéniot, impose de penser une véritable autonomie sociale, politique et économique. Entretien réalisé par Victor Woillet.

LVSL — Pourquoi est-il nécessaire d’après vous que la philosophie s’empare aujourd’hui de la question environnementale ?

Amaena Guéniot — Caractérisons, de prime abord, la question environnementale. Les paramètres environnementaux (comme l’accès à l’eau, à l’énergie, aux matériaux, aux services de dépollution fournis par les écosystèmes…) déterminent la manière dont on produit et agit. La santé, l’industrie, l’agriculture, ou les services ne sont pas indépendants de l’environnement dans lequel ils s’inscrivent. Dès lors, la question environnementale se déploie en une myriade de questions qui touchent tous les domaines du politique. Penser la question environnementale, c’est donc penser l’harmonisation des champs du politique entre eux et avec une finalité commune : préserver les conditions d’une vie bonne sur Terre.

En quoi la philosophie est-elle pertinente pour comprendre la question environnementale ? A priori, on pourrait penser qu’elle ne l’est pas : la philosophie est trop abstraite, donc elle ne permet pas de comprendre les problèmes concrets et singuliers que soulève la question environnementale. En même temps, et pour le dire de manière un peu rapide, le travail conceptuel permet d’aller à l’essentiel et d’identifier ce qu’ont en commun les cas singuliers. Dès lors, la philosophie contribue au dépassement d’une pensée en silo, non seulement grâce à l’invention de nouveaux concepts mais aussi grâce à la transmission de concepts issus de la tradition philosophique. C’est fondamental si nous voulons que la question environnementale ne soit pas éclatée en de multiples sujets techniques qui ne sont jamais pensés politiquement, c’est-à-dire ensemble.

LVSL — Contrairement à d’autres travaux philosophiques récents, vous ne vous limitez pas à une approche purement politique de la question environnementale. Pourquoi un tel choix et en quoi nous permet-il notamment de décentrer notre regard sur la crise environnementale que nous traversons ?

A.G. — Vous avez raison : la seule approche purement politique, que nous définirons comme une étude des institutions et des pratiques politiques, est développée dans le deuxième chapitre de la troisième partie, qui pose la question de l’autonomie politique à l’ère de la catastrophe environnementale. L’idée sous-jacente de ce chapitre, héritée de la philosophie politique – tant par Platon que par Rousseau –, c’est qu’une politique imposée par la force, la contrainte et la terreur, ne saurait être pérenne, malgré les apparences. Ce qui vaut pour la politique en général vaut pour la politique environnementale en particulier : la tyrannie verte est condamnée à l’échec. Il faut donc penser la manière dont le peuple, du dêmos, peut être autonome, c’est-à-dire en mesure de se donner des lois et des fins, dans le cadre de la catastrophe environnementale.

Les autres chapitres constituent un décentrement à l’égard de l’approche purement politique. Ce décentrement vise à rappeler que la vie politique, ses débats et ses institutions sont de part en part tributaires d’une Terre que nous détruisons. Par exemple, dans la première partie, je traite philosophiquement de l’histoire longue de l’environnement, de l’événement inédit que constituent ensemble le dérèglement climatique, l’extinction de la biodiversité et la raréfaction des ressources, et du risque d’acosmie, c’est-à-dire de perte du monde qui a permis aux civilisations humaines de se déployer dans différents champs (politiques, culturels, sociaux, techniques, scientifiques…). Cette partie nous rappelle les conditions de la politique : toutes les civilisations humaines s’ancrent dans des conditions environnementales déterminées, celles la Terre, qui subit aujourd’hui des bouleversements sans précédent. En retour, il s’agit de montrer que se soucier de la question environnementale, ce n’est pas se soucier de données matérielles aux dépens de ce qui fait aussi l’étoffe de nos vies, les rapports sociaux et politiques entre les hommes. La question environnementale est toujours une question sociale.

LVSL — Dans la deuxième partie de votre ouvrage, vous revenez de manière critique sur la notion d’anthropocène. Pouvez-vous nous expliquer les limites que poserait d’après-vous un usage abusif de ce terme ?

A.G. — La deuxième partie de Terre brisée s’inscrit dans une perspective « judicative » : comme dans un procès, il s’agit de comprendre qui est responsable de la catastrophe environnementale, dans une logique qui est moins celle du châtiment que celle de la réparation. En effet, pour pouvoir réparer les torts, que subissent non seulement les écosystèmes mais aussi ceux qui les habitent et ceux qui en dépendent, il faut être en mesure d’identifier les causes, mais aussi les personnes, physiques et morales, qui sont en cause. À cet égard, le concept d’anthropocène est pertinent. En effet, il permet de souligner que la raréfaction des ressources, le dérèglement climatique, l’extinction de la biodiversité ont des origines humaines. C’est l’extraction des ressources, l’artificialisation des sols, la pollution…, produites par les hommes, qui ont pour effet les catastrophes qui se multiplient dès aujourd’hui. Le comprendre, c’est pouvoir réfuter tous les discours du type : « il y a toujours eu des sécheresses, des ouragans, des incendies… on n’y peut rien ». Le concept d’anthropocène est donc utile parce qu’il nous détache de l’idée qu’il y aurait une destinée, un fatum, face auquel on serait impuissant.

Cependant, il ne faut pas perdre de vue que la notion d’anthropocène contient un présupposé implicite. Elle suppose en effet qu’il existe un homme (anthropos) invariant qui serait responsable de la destruction environnementale. Un tel présupposé est paralysant sur le plan théorique comme sur le plan politique. Sur le plan théorique, il nous empêche d’identifier plus finement à quelle part historique et sociale de l’humanité échoit la responsabilité de ce qui nous arrive. Sur le plan politique, le concept d’anthropocène nous laisse supposer qu’il faudrait attendre une métamorphose de l’humanité en général et de chacun de ses membres en particulier pour changer les choses. C’est pourquoi il est impératif, à la fois théoriquement et politiquement, de ne pas en rester au concept d’anthropocène, si nous voulons identifier plus finement les origines de la catastrophe environnementale. Cela implique d’identifier les représentations de la nature qui sont à l’origine de la catastrophe environnementale. Parce que les représentations seules n’ont aucun effet sur l’environnement, cela suppose aussi d’expliciter quelles sont les formes de production qui, paradoxalement, détruisent la Terre et donc les conditions de la production humaine. Enfin, parce que la production n’est pas en soi nocive, il faut montrer comment elle le devient dans un système politico-économique, le capitalisme, qui implique intrinsèquement la recherche de l’excédent et de la croissance et donc la démesure, l’hubris.

LVSL — En quoi la définition proposée par Hannah Arendt de la vita activa vous semble-t-elle pertinente pour penser les limites d’une solution purement technique à la crise environnementale ? 

A.G. — Le travail d’Hannah Arendt a inspiré l’écriture d’un des chapitres centraux de Terre brisée. Je précise tout d’abord que ce chapitre ne cherche pas à restituer les arguments de la philosophe sur la vita activa, mais à s’en nourrir pour proposer la thématisation suivante de l’activité humaine. Toute activité humaine a trois dimensions : celle de l’action, celle de l’œuvre, et celle du labeur. Le labeur désigne l’activité qui consiste à prendre soin de l’environnement, du vivant en général et des hommes en particulier ; cette activité est ininterrompue, toujours recommencée : on ne cesse pas plus de nourrir un enfant, sous peine de le voir mourir, qu’on n’interrompt l’entretien d’une ville, sous peine de la voir tomber en ruine. L’œuvre désigne l’activité de production de biens qui sont par essence durables, parce qu’ils sont destinés à être partagés et à être transmis aux générations futures : ces biens ne sont pas seulement les œuvres d’art, mais tous les artefacts qui nous entourent. Enfin, l’action désigne l’activité qui consiste à créer et perpétuer des institutions communes, ce qui suppose des débats et des pratiques politiques qui prennent des formes variées.

Par exemple, le travail paysan relève davantage du labeur, puisqu’il implique un travail toujours recommencé. En même temps, il participe de l’œuvre – le paysan contribue au façonnement d’un paysage qui sera transmis – et de l’action, puisque le paysan s’inscrit dans des institutions proprement politiques qu’il peut contribuer à façonner. Il y a un problème lorsque le travail paysan est rabattu sur une seule de ses dimensions. Lorsque le paysan, soumis à des impératifs de rendement, est contraint de détruire la terre qu’il cultive par abus d’intrants chimiques et par généralisation de la monoculture, il ne participe plus bien à la production et à l’entretien d’une œuvre commune, le paysage. Cela a des effets environnementaux parfois désastreux, mais aussi des conséquences sociales et psychiques douloureuses et parfois mortifères.

Prenons un autre exemple ; le travail de production d’un ordinateur relève davantage de l’œuvre, puisqu’il implique de produire un bien durable et transmissible. En même temps, il participe du labeur : il faut penser les conditions d’entretien et de renouvellement de l’artefact. Il y a de nouveau un problème lorsque le travail industriel est rabattu sur l’une de ces dimensions. Le producteur qui obéit à une logique de profitabilité est conduit à confectionner des ordinateurs doublement marqués par la prolifération des gadgets et par l’obsolescence programmée. Pourtant, il est très problématique que les œuvres deviennent aussi périssables que les fruits du labeur : c’est être en-deçà de l’exigence de durabilité de l’œuvre que de devoir recommencer sans cesse, à un rythme qui s’accélère, la production d’ordinateurs, tout comme on recommence sans cesse, par exemple, le travail qui consiste à guérir des personnes malades. Par ailleurs, il est problématique, du point de vue de l’environnement, que l’industrie informatique, en l’occurrence, ne prenne pas ou mal en charge la part de labeur qui lui revient, celle de faciliter la réparation, par exemple, des ordinateurs.

Pour revenir à votre question, ces deux exemples nous enseignent qu’il est impératif, à la fois dans une perspective environnementale et dans une perspective sociale, d’assurer que toutes les activités humaines puissent accomplir leurs trois dimensions que sont l’œuvre, le labeur et l’action. Pourtant, cette question n’est pas une question technique, mais une question proprement politique. Il s’agit en effet, pour reprendre nos deux exemples, de garantir politiquement les conditions institutionnelles et matérielles dans lesquelles un industriel ou un paysan pourront accomplir au mieux leur travail d’œuvre, de labeur et d’action. Par ailleurs, la politique a pour rôle de brider et d’orienter les efforts techniques, qui, rappelons-le, sont essentiels : la technique est un trait anthropologique de l’humain.

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À partir du travail d’Hannah Arendt, il est en effet possible d’identifier une démesure, une hubris, dans certaines solutions technicistes. D’une part, on pourrait être tentés de remplacer l’environnement terrestre par un environnement artificiel qui accomplirait les mêmes fonctions, en substituant aux abeilles des drones, ou aux forêts, qui permettent de tempérer le climat, des émissions de soufre dans l’atmosphère pour réduire la chaleur. D’autre part, on pourrait être tenté d’abandonner l’environnement terrestre pour un autre environnement (Mars par exemple), grâce à de multiples auxiliaires techniques. Dans les deux cas, on oublie, selon Arendt, que la Terre n’est pas notre œuvre, mais la condition de toutes nos œuvres, et plus largement de toutes nos activités : sans la Terre, les ressources qu’elle nous prodigue et les services qu’elle nous rend, nous ne pourrions produire ni drones ni fusées, et nous ne pourrions pas enrichir et transmettre le patrimoine de l’humanité. C’est donc au politique non pas d’interdire la recherche et le développement de techniques – ce serait nous amputer d’une dimension constitutive de notre humanité – mais de donner une mesure humaine, en fonction des limites planétaires, à un élan d’hubris qui pourrait conduire à notre perte.

LVSL — Même si vous ne vous limitez pas à une approche issue de la philosophie politique pour penser la crise environnementale, une partie importante de votre ouvrage est consacrée aux perspectives normatives qui découlent de votre réflexion. Pouvez-vous nous en dresser brièvement les contours ? 

A.G. — En effet, toute la troisième partie adopte une perspective normative, structurée autour du concept d’autonomie. L’autonomie désigne la capacité humaine à se donner par et pour soi-même (ce qu’indique le préfixe grec auto-) des règles et des lois (en grec, nômoi) qui limitent et dirigent nos activités. Il me semble fondamental de s’inscrire dans la tradition philosophique héritée des Lumières, de Rousseau et de Kant pour penser l’autonomie à l’ère de la catastrophe environnementale. En effet, outre la « tyrannie verte », que je mentionnais, on retrouve dans certains discours des idées comme celles de l’« écologie punitive », des « ayatollahs de l’écologie », ou encore de « modèle Amish ». Passons outre les présupposés culturels que comportent certaines de ces formules pour prendre au sérieux les inquiétudes dont elles font part.

L’inquiétude dont témoignent ces formules est triple : c’est d’abord une inquiétude sociale, celle de voir ses capacités de vie et d’existence, à l’échelle individuelle et à l’échelle collective, diminuées drastiquement ; c’est ensuite une inquiétude politique, celle de voir la démocratie remplacée par une technocratie ou une dictature au nom des impératifs écologiques ; c’est enfin une inquiétude économique, celle de devoir renoncer à la fois aux fruits du travail humain, dont nous jouissons, et à une part du travail humain lui-même, qui est susceptible d’apporter des satisfactions dans certaines conditions, par-delà la seule question de la nécessité de travailler pour satisfaire ses besoins. À l’inquiétude d’une « écologie punitive », nous répondons par l’autonomie sociale. À l’inquiétude d’une « tyrannie verte » ou d’un pouvoir des « ayatollahs de l’écologie », nous répondons par l’autonomie politique. Enfin, à l’inquiétude de la généralisation du « modèle Amish », nous répondons par l’autonomie productive.

Esquissons brièvement ces trois points. Premièrement, il est certain que les limites planétaires impliquent une réduction à l’échelle globale des biens et des services dont nous jouissons ; cependant, cela peut être fait dans une perspective égalitariste, qui s’inscrit dans le sillage de la philosophie rousseauiste. L’idée est bien de garantir universellement l’usage de certaines capacités humaines, définies démocratiquement, en réduisant tous les excès dont jouit une minorité, au détriment du reste de la population et de la Terre. Deuxièmement, il est certain que la catastrophe environnementale implique de prendre des décisions politiques d’une ampleur inédite. Cependant, les débats philosophiques sur la figure du « monarque éclairé » nous l’enseignent : pour prendre ces décisions, mieux vaut se fier au travail collectif et démocratique, nourri par un niveau exigeant d’éducation et d’information, plutôt que de s’en remettre à une personne isolée – le « tyran vert » – ou à une oligarchie – les « ayatollahs de l’écologie ».  Troisièmement, la catastrophe environnementale nous oblige à repenser ce que nous produisons et la manière que nous avons de le produire (surproduction, externalisation de la pollution, délocalisation…). Néanmoins, cela peut être l’occasion, à condition de revoir la manière dont est partagé le pouvoir de décision concernant la production, de repenser la valeur d’usage des biens que nous produisons, par-delà leur valeur marchande.

LVSL — L’autonomie sociale, politique et productive que vous posez comme condition d’une véritable sortie de la crise environnementale est-elle également une réponse au prisme libéral traditionnel qui domine encore bon nombre de discours sur l’écologie ?

A.G. — C’est tout à fait le cas, à deux titres. Tout d’abord, l’autonomie dont il s’agit n’est pas celle qui est de plus en plus souvent exigée dans le cadre du travail, ce qui a été montré, entre autres, par Alain Ehrenberg. L’impératif libéral d’autonomie consiste à responsabiliser les individus sans jamais leur donner les moyens d’assumer cette responsabilité. Cette autonomie fictive provoque d’une part une déresponsabilisation des acteurs qui ont effectivement le pouvoir d’assumer leurs responsabilités (les administrations, les entreprises) à une échelle pertinente, et d’autre part une culpabilisation des individus. Au contraire, la triple autonomie sociale, politique et productive que je propose est une véritable autonomie, dont les conditions d’exercice sont garanties institutionnellement, donc politiquement, par différents moyens exposés dans la dernière partie de Terre brisée. Ensuite, comme je le disais, l’autonomie consiste en une volonté de se donner des règles et des objectifs communs. Autrement dit, l’autonomie se traduit politiquement par un renforcement de la législation et de la planification démocratique. À ce titre, l’autonomie s’oppose radicalement à l’idée libérale selon laquelle le marché s’autorégulerait de manière pertinente et assez rapide pour faire face aux catastrophes environnementales. L’autonomie s’oppose aussi à l’idée néolibérale suivant laquelle il suffirait de multiplier les dispositifs disciplinaires pour « inciter » les acteurs économiques à modifier leurs comportements. Fonder une politique écologique sur l’autonomie, c’est en fait contrer les effets paralysants sinon contre-productifs de solutions libérales ou néolibérales qui n’en sont pas, pour pouvoir assumer notre responsabilité, celle de répondre de la pérennité d’un monde commun, ancré sur Terre, que nous puissions partager et transmettre.