À la suite de sa mise en cause dans plusieurs scandales, Boris Johnson va quitter le 10 Downing Street. Mais les critiques à son encontre se focalisent presque exclusivement sur son manque d’intégrité et occultent son très mauvais bilan politique. Cherchant à se positionner comme un meilleur gestionnaire du pays, Keir Starmer, leader de l’opposition travailliste, ne remet pas en cause la plupart des décisions des conservateurs. Article de David Broder, rédacteur en chef Europe du magazine Jacobin, traduit par Alexandra Knez et édité par William Bouchardon.
La chute de Boris Johnson constitue l’aboutissement de mois de pression sur son leadership, ponctué par des scandales répétés sur ses mensonges au public et au Parlement. Les accusations d’agression sexuelle contre Chris Pincher, whip du Parti conservateur (leader du groupe parlementaire, chargé de faire respecter la discipline de vote du parti, ndlr) et le fait que Johnson était au courant de sa conduite passée avant qu’il ne le nomme – ne sont que les dernières étincelles d’une série d’affaires attestant du mépris flagrant du Premier ministre pour le respect de la loi. Avant cela, le scandale des fêtes organisées au 10 Downing Street en plein confinement avaient déjà fortement affaibli la popularité et la crédibilité du leader conservateur. Ces révélations, alimentées par les SMS et les emails parus dans la presse ces derniers mois, ne surprennent personne, et encore moins les ministres conservateurs auparavant fidèles qui ont soudainement considéré Johnson inapte à exercer ses fonctions.
Si Boris Johnson a annoncé sa démission le 7 juillet dernier, il demeure Premier ministre jusqu’à début septembre, le temps que les parlementaires conservateurs, puis les adhérents du parti, choisissent son successeur. Étant donné la large majorité conservatrice à la Chambre des communes – y compris les dizaines de nouveaux députés élus sous la direction de Johnson lors des élections de 2019 – un changement majeur de cap politique est peu probable. Les différents candidats à sa succession, qui ont été des alliés de longue date avant de le laisser tomber pour obtenir sa place, ont en effet presque tous le même programme thatchérien et très à droite sur les enjeux sécuritaires. La crise sociale et le changement climatique sont en revanche très peu abordés durant cette compétition interne.
Une grande partie du discours médiatique sur le refus initial de Johnson de quitter ses fonctions a pris la tonalité d’une crise constitutionnelle – et, pire que tout, le risque que ses efforts pour rester en poste finissent par « embarrasser la Reine ». Le producteur et journaliste écossais Andrew Neil, créateur de la chaîne de télévision d’extrême droite GB News, a pris la parole sur Twitter pour affirmer que les comparaisons entre Johnson et Donald Trump étaient finalement fondées. Des propos qui ne visent sans doute qu’à tracer un trait entre Johnson et du courant dominant des Tories, pour en faire un simple individu dévoyé dont on peut se passer sans trop de difficulté.
Le Labour est-il encore un parti d’opposition ?
Le leader du Parti travailliste, Keir Starmer, a quant à lui appelé à la tenue d’élections anticipées, déclarant qu’il souhaitait un changement « fondamental » de gouvernement et pas seulement un nouveau leader conservateur. Pourtant, M. Starmer et son parti ont soigneusement refusé de « politiser » leurs reproches à Johnson. Les plateaux de télévision ont vu ainsi défiler de nombreux ministres travaillistes de l’opposition (au Royaume-Uni, le principal parti d’opposition nomme des « ministres fantômes » amenés à exercer tel ou tel poste en cas de victoire électorale, ndlr) insistant sur le fait que Johnson était individuellement malhonnête, arrogant et indigne de sa fonction, et que le drame interne des Tories était une « distraction » handicapante pour la bonne conduite des affaires d’Etat. En revanche, les « Starmerites » évitent tout commentaire sur l’agenda idéologique que Johnson et ses ministres poursuivent depuis déjà douze ans (le parti conservateur est au pouvoir depuis 2010, avec successivement David Cameron, Theresa May et Boris Johnson, ndlr), pour se présenter uniquement – dans le plus pur style centriste – comme de compétents futurs gestionnaires d’une machine gouvernementale dépolitisée.
Les « Starmerites » évitent tout commentaire sur l’agenda idéologique que Johnson et ses ministres poursuivent depuis déjà douze ans pour se présenter uniquement – dans le plus pur style centriste – comme de compétents futurs gestionnaires d’une machine gouvernementale dépolitisée.
Certes, il est évidement important que les élus obéissent aux mêmes règles qu’ils imposent aux autres, mais cela ne suffit pas à représenter une alternative aux Tories. Les douze années de pouvoir des conservateurs – dont cinq en partenariat avec les libéraux-démocrates – ont été marquées par une très forte austérité qui a détruit de manière les services publics britanniques pour longtemps. En outre, les conservateurs ont adopté des mesures dignes du nationalisme réactionnaire, notamment une loi renforçant fortement l’impunité de la police et un système d’envoi des demandeurs d’asile déboutés vers le Rwanda, peu importe d’où ils viennent.
La réponse mitigée du Parti travailliste semble néanmoins conforme à la stratégie adoptée par M. Starmer depuis qu’il préside le parti depuis deux ans, qui consiste à se rapprocher le plus possible du gouvernement, en insistant sur le fait qu’il s’agit d’une opposition « responsable » et non d’une opposition « idéologique » comme celle du prédécesseur Jeremy Corbyn, qui promouvait explicitement le « socialisme ». Ainsi, lorsque la politique des vols vers le Rwanda a été annoncée, M. Starmer l’a critiquée en raison de son coût financier plutôt que sur son inhumanité pure et simple. Même le soutien à l’Union européenne qui galvanisait autrefois les partisans de Starmer est désormais marginalisé (ce dernier ayant fait le choix de ne pas rouvrir le débat du Brexit, qui avait permis à Johnson d’infliger une sévère défaite au Labour en 2019, ndlr). Pourtant, alors même que l’opposition politique est réduite à une question de probité individuelle et que le débat public britannique se focalise sur les normes sacrées de la vie publique qui sont souillées, des menteurs bien connus comme Tony Blair et son ancien assistant Alastair Campbell en profitent pour laver leur réputation, ternie par la désastreuse guerre en Irak et d’autres scandales.
« There is no alternative »
Les travaillistes n’ayant pas réussi à mettre en place une opposition politique, d’autres ont décidé de remplir ce rôle, au moins partiellement. En juin, les grèves ferroviaires menées par le syndicat National Union of Rail, Maritime and Transport Workers (RMT) ont suscité une large sympathie de la part des Britanniques touchés par la hausse du coût de la vie, alors même que les médias traditionnels et la direction du Parti travailliste s’accordaient à penser que le grand public ne voyait les syndicats que comme une nuisance. Lors d’une récente émission spéciale consacrée au mélodrame en cours à Westminster (siège du Parlement britannique, nldr), il ne restait plus que Martin Lewis, fondateur du site web Money Saving Expert, pour souligner que la flambée des prix de l’énergie empêchera des millions de Britanniques de payer leurs factures d’énergie cet hiver, ce qui pourrait provoquer des « troubles sociaux » qui éclipseraient les querelles entre conservateurs au sujet de Johnson.
Certes, le Parti conservateur rassemble des personnalités plus ou moins favorables à l’intervention de l’Etat dans l’économie. Cependant, la compétition interne aux conservateurs est marquée par un véritable fanatisme de l’économie de marché. Le remplacement du chancelier (équivalent du ministre des Finances, ndlr) milliardaire Rishi Sunak par le magnat du pétrole Nadhim Zahawi dans les derniers jours du mandat de Johnson – Zahawi ayant immédiatement promis de renoncer à la faible hausse prévue de l’impôt sur les sociétés – avait déjà donné le ton. Les critiques des conservateurs à l’encontre de M. Johnson, notamment de la part de Liz Truss (favorite pour succéder à Johnson, ndlr), ont essentiellement porté sur des appels à la réduction des impôts et à l’abandon de tout programme écologique, même théorique. Il est également probable que la course à la succesion de Johnson se joue sur la peur du nationalisme écossais et de la montée du Sinn Féin en Irlande (parti de gauche favorable à l’unification du pays, ndlr).
La chute de Johnson est en partie le résultat de la menace qui pèse sur les députés en place, ceux-ci craignant pour leurs sièges après les récentes défaites aux élections partielles. Il laisse son parti dans le doute à la fois dans les anciens sièges travaillistes – le très mythifié « Red Wall » (mur rouge) dans l’Angleterre désindustrialisée du Nord, conquis par les Tories en 2019 – et dans les régions plus riches du Sud, où les libéraux-démocrates sont de sérieux challengers. Pourtant, avec une opposition aussi faible que celle des deux dernières années, il semble très probable qu’un nouveau leader conservateur sera en mesure de définir sans encombre la politique du pays dans les mois à venir, auréolé de la même lune de miel médiatique que Boris Johnson et Theresa May ont eu lors de leur prise de pouvoir. Alors que les scandales n’ont pas manqué et que la population s’appauvrit, les travaillistes n’ont que quelques points d’avance dans les sondages nationaux, loin de la marge solide et durable nécessaire pour obtenir une majorité.
Avec une opposition aussi faible que celle des deux dernières années, il semble très probable qu’un nouveau leader conservateur sera en mesure de définir sans encombre la politique du pays dans les mois à venir.
Keir Starmer semble lui convaincu que le pouvoir va juste lui tomber dessus à mesure que les Tories se désintègrent. L’expulsion de milliers de « socialistes » des rangs du Labour et l’abandon de la défense de toute politique de gauche, sur lesquelles Starmer avait pourtant été élu leader en 2020, témoignent d’une rupture radicale avec l’ère Corbyn. Renouant avec le blairisme, il s’agit de faire du Labour une sorte de parti Tory « light » et respectable, une option « sans danger » pour le capitalisme britannique. Pourtant, au-delà de tous les débats sur la bienséance et la personnalité qu’un responsable politique est censé avoir, les lignes de fracture fondamentales de la politique britannique restent inchangés : les Tories peuvent compter sur une base solide et mobilisée de propriétaires, généralement âgés et riches, tandis que l’électorat visé par le Labour, à savoir les Britanniques en âge de travailler, qui voient leurs intérêts matériels quasiment ignorés dans ce cirque médiatique, ont toutes les chances de renoncer au vote. Tant que les travaillistes ne défendront pas ces derniers et ne traceront pas de véritables lignes de démarcation, ils n’auront aucune chance de briser l’hégémonie des conservateurs sur la scène politique britannique.