« L’Amérique latine doit marcher unie pour dialoguer avec les puissances de ce monde » – Entretien avec Marco Enríquez-Ominami

© Marcello Aballay

L’Amérique latine connaît un tournant : dans une majorité de pays, des gouvernements critiques du libéralisme et des États-Unis sont arrivés au pouvoir. Plusieurs « bastions » du néolibéralisme sont tombés, en particulier le Chili et la Colombie. Cela implique-t-il un changement de paradigme économique et géopolitique pour la région ? Nous avons rencontré Marco Enríquez-Ominami pour en discuter. Candidat à la présidentielle chilienne à plusieurs reprises, il est fondateur du Grupo de Puebla – un forum politique latino-américain rassemblant des dizaines de chefs d’État et de ministres marqués à gauche.

LVSL – On assiste à un alignement des planètes en Amérique latine : dans de nombreux pays, des gouvernements « de gauche », rejetant le consensus de Washington, ont été portés au pouvoir. De nombreuses déclarations ont été faites en faveur de l’intégration régionale. Ce n’est pas la première fois : à la fin des années 2000 déjà, à la grande époque de Lula, Chavez et Evo Morales, de grandes proclamations avaient été faites concernant la nécessité de mettre en place des institutions concurrentes à celles de Bretton Woods – notamment via une « Banque du Sud », et cela n’avait pas débouché sur grand-chose. Pour quelles raisons les choses se dérouleraient-t-elles autrement aujourd’hui ?

Marco Enríquez-Ominami – Nous avons créé une institutionnalité qui n’a pas été suffisamment solide, qui a pu être détruite par de simples changements de majorité. C’est ainsi que le forum Prosur a pu remplacer l’UNASUR en quelques années seulement – Prosur étant constitué uniquement de gouvernements de droite, tandis que l’UNASUR tentaient d’intégrer les gouvernements de gauche et de droite.

Pourquoi la situation serait-elle différente à présent ? Trois raisons.

Premièrement, le contexte socio-économique, marqué par la pandémie et l’inflation. Au Chili, l’inflation est au plus haut depuis trente ans [la faible inflation était fréquemment mise en avant par les défenseurs du modèle libéral chilien NDLR]. Deuxièmement, jamais les trois géants industriels de l’Amérique latine – Mexique, Brésil et Argentine – n’avaient été gouvernés à gauche en même temps. C’est important : ces trois pays font partie du G20. Enfin, il faut remarquer que les premiers alliés traditionnels des États-Unis – la Colombie et le Chili – sont passés à gauche. La Colombie était le plus proche allié des États-Unis, au point que ceux-ci maintenaient une présence militaire sur son territoire. L’élection de Gustavo Petro change la donne.

Ajoutons enfin que deux tiers des Latino-américains vivent en Amérique du Sud, région qui ne comporte que douze pays (contre quinze dans les Caraïbes)…

LVSL – Les Brésiliens évoquent la perspective de mettre en place une monnaie commune pour contrecarrer l’influence du dollar. Qu’en pensez-vous ?

MEO – Le débat a été posé sur la table par le président Lula. Il est nécessaire. Va-t-on renoncer aux monnaies nationales ? La souveraineté monétaire demeure une valeur importante. Cependant, l’idée est intéressante du point de vue commercial. Dans tous les cas, il faut élaborer une institutionnalité.

Il s’agit d’un débat au sein du groupe de Puebla : faut-il d’abord créer des institutions, ou générer des pratiques qui s’institutionnaliseront par la suite ? Faut-il d’abord mettre en place des actions concrètes de coordination sanitaire et militaire, ou recréer une institutionnalité ?

Second débat : est-ce que l’Amérique du Sud commence seule, ou attend-elle les Caraïbes ?

Nous allons élaborer une feuille de route que nous proposeront à l’ensemble des gouvernements d’Amérique du Sud.

LVSL – Cela irait-il jusqu’à la mise en place d’institutions concurrentes au FMI et à la Banque mondiale ?

MEO – C’est tout le débat. Le problème est que nous sommes dans un moment incroyablement compliqué pour le continent : dette, inflation, etc. Certains pays doivent payer 2 % de leur PIB par an pour payer les intérêts de la dette – pas la dette, mais les intérêts. Les inégalités s’accroissent, et dans le même temps le narcotrafic et les conflits internes aux pays demeurent très vivaces. On parle de phénomènes qui ont donné lieu à des centaines de milliers de morts ; depuis dix ans, on compte quarante mille disparus au Mexique.

L’Amérique latine est un continent très pacifique en termes de relations internationales : les guerres étatiques ont été très rares au cours de son histoire. Mais les phénomènes de violence au sein des sociétés sont très présents. Vous, les Européens, avez des guerres récentes, pas nous. Mais la violence au sein de nos sociétés est bien plus forte.

LVSL – Vous êtes le coordinateur du Grupo de Puebla, une organisation politique latino-américaine qui organise régulièrement des sommets internationaux. On y trouve Lula, Evo Morales, mais aussi Ernesto Samper et José Luis Zapatero [respectivement ancien chef d’État de Colombie et d’Espagne NDLR]. Quel est le marqueur idéologique de cette organisation ?

MEO – On a un domicile : c’est la gauche. J’affectionne une définition que j’ai utilisé quand on a créé ce groupe : il est constitué d’hommes et de femmes libres, délibérants, qui utilisent Whatsapp, qui ont des cicatrices et qui sont des démocrates.

LVSL – Lors du dernier sommet, la géopolitique américaine a été très vivement critiquée. Le changement d’administration depuis l’élection de Joe Biden change-t-il quelque chose pour vous ?

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MEO – C’est un grand débat, y compris au sein du Groupe de Puebla. Le Chili est plutôt partant pour maintenir des liens importants avec les États-Unis. D’autres souhaitent être absolument équidistants entre les États-Unis, la Chine et l’Europe. L’arrivée au pouvoir de Lula pourrait faire pencher la balance dans ce sens. Sur les enjeux internationaux, il aurait le soutien du Mexique et de l’Argentine – il s’agit d’une première : pendant la première « vague progressiste » des années 2000, ces trois pays n’ont pas été gouvernés à gauche au même moment.

Lula, Fernandez et AMLO ensemble vont avoir entre leurs mains un pouvoir diplomatique considérable. Il faut garder à l’esprit que si Macron avait soutenu Juan Guaido [opposant putschiste à Nicolas Maduro, rejeté par une partie de l’opposition vénézuélienne pour ses méthodes et sa proximité affichées avec les États-Unis NDLR], c’est parce qu’il avait été convaincu par les chefs d’État de ces trois pays – le Brésil, l’Argentine et le Mexique – de le faire. C’était une erreur incroyable, qu’il est en train de corriger : j’en suis très heureux !

LVSL – Cuba et le Venezuela ne sont pas membres de cette organisation. Pourquoi ?

MEO – Nous considérons qu’il faut être un pont avec ces pays. Notre voix sera plus écoutée si nous jouons ce rôle à l’égard de Cuba et du Venezuela. Mais il s’agit d’un débat qui n’est pas tranché, et la donne pourrait bientôt changer.

LVSL – Lors de votre dernier sommet, un rapprochement du sous-continent avec la Chine a été évoqué. Ne craignez-vous pas que, sur le long terme, la Chine, du fait des multiples leviers économiques dont elle disposera en Amérique latine, ne développe une nouvelle forme d’impérialisme ?

MEO – Je pense que la Chine est dans une logique distincte. Il faut se poser la question autrement : cela fait des décennies que l’on vit sous le joug des États-Unis, pas de la Chine. Qu’est-ce que cela a donné, pour nous ?

À titre personnel, je ne suis pas anti-yankee, je n’ai pas d’anti-américanisme obsessionnel. Ayant été élevé dans la France de Mitterrand, c’est plutôt le projet culturel américain que j’aurais tendance à critiquer. À cet égard, mon point de vue est peut-être distinct de celui d’une majorité de Latino-américains.

Ce que je crains plutôt, c’est que si on n’agit pas de concert contre les puissances de ce monde, nous nous fassions écraser par elles. Lors des dernières élections de la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement), nous sommes partis divisés et nous avons perdu. Ainsi, les États-Unis, qui ont la plus grosse participation au sein de cette banque, appliquent le principe de diviser pour mieux régner et s’arrangent encore pour être majoritaires. Les choses auraient été différentes si nous avions marché ensemble !