Il n’est décidément pas facile de critiquer l’Union Européenne ! Que ce soit dans la sphère politique ou médiatique, dans le monde universitaire ou intellectuel, le bébé de Jean Monnet jouit d’un prestige qui le rend quasiment inattaquable. Refuser de l’encenser, c’est se rendre coupable de blasphème. Tout eurocritique, aussi modéré soit-il, se voit menacer d’excommunication. Dans ces conditions le nouveau livre de l’économiste Frédéric Farah “Europe : la grande liquidation démocratique“ est plus que bienvenu tant il tranche avec le conformisme grisonnant qui domine dans la sphère médiatique. Il y soutient la thèse selon laquelle l’Union Européenne, loin d’être une organisation démocratique, est devenu un pouvoir oligarchique à l’abri de tout contrôle populaire. L’Europe se serait-elle donc faite “suivant une méthode que l’on peut qualifier de despotisme éclairé” pour reprendre les termes du “père de l’euro” Tommaso Padoa-Schioppa ? Compte-rendu.
“L’Union Européenne est le premier Empire non impérial”
“L’Union Européenne est le premier Empire non impérial”. Cette phrase aurait pu être prononcée par un militant altermondialiste ou par un économiste eurocritique. C’est pourtant José Manuel Barroso, Président de la Commission Européenne de 2004 à 2014, qui en est l’auteur. Son successeur Jean-Claude Juncker avait quant à lui défrayé la chronique en affirmant qu’il ne “peut y avoir de choix démocratique contre les Traités Européens“. Un bref regard sur les traités constitutionnels de l’UE suffit à confirmer ces assertions. Le Traité de Maastricht (véritable tournant technocratique de l’UE selon Farah) confère un pouvoir draconien à deux institutions non élues par le peuple : la Banque Centrale Européenne et la Commission Européenne. La première, indépendante des Etats, les prive de toute forme de souveraineté monétaire puisque l’euro est la seule monnaie acceptée par l’Union Européenne et c’est la BCE qui la contrôle. La seconde est en mesure d’influencer de manière significative la politique économique des Etats-membres de l’UE ; elle est en charge d’émettre des “recommandations” aux pays-membres de l’UE quant à leur orientation économique… avec la menace d’un impôt de 0,5% de leur PIB en cas de refus de les appliquer. Cette dimension technocratique du projet européen ne date pas d’hier. Dès 1964, l’arrêt “Costa contre Enel” de la Cour de Justice Européenne prévoyait une “limitation définitive des droits souverains” des nations en vertu de leur appartenance au projet communautaire. Cette contradiction entre la volonté des peuples européens et la volonté des dirigeants de l’Union Européenne s’est manifestée à plusieurs reprises : en France en 2005, en Grèce en 2015 ; c’est systématiquement dans le sens des dirigeants de l’UE que l’on a tranché.
Simple déficit démocratique conjoncturel, imperfections ponctuelles de la construction européenne ? Ou au contraire, projet structurellement oligarchique et technocratique ? Les dirigeants européens sont nombreux à assumer la dimension anti-démocratique de l’Union et sa vocation messianique qui justifie toutes les entorses à la volonté populaire. Outre les déclarations des deux présidents de la Commission Européenne, on peut citer les paroles de l’ex-ministre de l’économie et des finances italien, Tommaso Padoa-Schioppa, que l’on surnomme le “père fondateur de l’euro”. Il déclarait : “l’Europe s’est faite suivant une méthode que l’on peut qualifier de despotisme éclairé. On peut parler de démocratie limitée“.
“Despotisme éclairé” destiné à faire entrer les peuples dans l’ère du libre marché, avec la démocratie lorsque c’est possible, sans elle lorsqu’il leur vient l’idée farfelue de vouloir préserver leurs systèmes de protection sociale et les droits de leurs travailleurs.
Stratégie du choc et logique de la mort subite
Farah replace la construction européenne dans le cadre de l’économie européenne d’après-guerre. Le rapport de force était alors clairement en faveur des travailleurs et en défaveur du Capital. La puissance des mouvements sociaux, la crainte de l’expansion du modèle soviétique et la conjoncture keynésienne du capitalisme avaient poussé les Etats d’Europe occidentale à mettre en oeuvre des réformes sociales audacieuses : salaire minimum, système de protection sociale, système de retraite… Un compromis qui ne satisfaisait guère les classes dominantes. Celles-ci ont vu dans le projet européen l’instrument qui leur permettrait de reconquérir leurs privilèges menacés et de rendre sa liberté à un marché domestiqué par les forces sociales d’après-guerre. C’est ainsi que Farah explique le fonctionnement actuel de l’UE ; ses institutions ont pour fonction de faire triompher la liberté absolue du marché et de revenir sur les droits sociaux acquis de haute lutte dans les décennies qui ont suivi la chute du nazisme.
Les “sacrifices” qu’elle demande aux peuples, les réformes douloureuses qu’elle exige de la part des gouvernements ne sont pas le produit d’un dogmatisme idéologique ou d’erreurs absurdes de la part de ses dirigeants ; elles sont le fruit d’une stratégie délibérée, que Naomi Klein nommait la “stratégie du choc” : baisse brutale des salaires et des ponctions sur le Capital, privatisations massives, destruction des protections sociales pré-existantes. Une stratégie du choc qui se double de ce que Panagiotis Grigoriou nommait la “logique de la mort subite”. C’est la Grèce qui a servi à l’UE de laboratoire d’essai pour cette stratégie ; c’est en Grèce que cette logique ultralibérale a été poussée jusqu’à ses plus extrêmes limites ; les Grecs ont subi des plans d’austérité d’une violence comparable à ceux qui ont été appliqués en Amérique latine et en Afrique dans les années 80 et 90.
La responsabilité écrasante de l’UE dans la tragédie grecque
L’intérêt du livre de Farah réside dans le fait qu’il déconstruit un à un les stéréotypes médiatiques véhiculés sur les Grecs et leur prétendue “responsabilité” dans la crise. “Les Grecs sont des paresseux” ? Les Grecs travaillent en moyenne 44,3 heures par semaine, contre 41 heures par semaine pour la moyenne européenne. “Les Grecs ont vécu au-dessus de leurs moyens” ? Leurs dépenses publiques ont toujours été plus faibles que celles de la moyenne des pays européens (45% du PIB grec en 1997, contre 48% du PIB en moyenne pour les autres pays européens).
“Les Grecs sont les champions de l’évasion fiscale” ? C’est vrai, mais cela concerne avant tout les Grecs les plus riches ; le gouvernement grec, qui a multiplié avant la crise de 2008 les niches fiscales (en accord total avec l’esprit des Traités Européens), leur a permis de conserver plusieurs milliards d’euros par an qui auparavant revenaient à l’Etat grec. En outre, la mise en place d’une fiscalité dégressive (baisse des impôts sur les riches, hausse des impôts sur les pauvres) a poussé des millions de Grecs à quitter le salariat pour se réfugier dans l’économie informelle, qui n’est pas soumise à l’impôt, afin d’échapper à cet Etat qui favorise outrancièrement les plus fortunés.
“Les Grecs se sont endettés, maintenant ils doivent rembourser” ? Ce sont les prêts usuriers de la Banque Centrale Européenne qui ont conduit les Grecs à ce taux d’endettement record. De 2010 à 2013, 240 milliards d’euros ont été prêtés à la Grèce ; le taux d’endettement de l’Etat grec est passé de 113 à 180% du PIB. Parmi ces 240 milliards, seuls 10% ont été investis dans l’économie réelle ; les 90% restants ont servi à recapitaliser les banques, allemandes et françaises pour la plupart.
“Tsipras est devenu le chef d’une administration coloniale”
Ces mensonges ont pourtant servi à justifier les réformes les plus violentes du continent, que le gouvernement grec a été contraint d’accepter, le couteau de la BCE sous la gorge. Le PIB grec a été réduit de 25% depuis 2008. De 6% en 2008, le chômage a grimpé à… 30% ; 60% des jeunes Grecs sont actuellement au chômage. Des coupes de 40% ont été effectuées dans le système de santé grec ; corollaire : la mortalité infantile en Grèce a augmenté de 43% ces dernières années. Les impôts sur les plus pauvres ont augmenté de 337% ces dernières années. Conséquence: les 10% des Grecs les plus pauvres ont perdu 86% de leurs revenus.
Il fallait que le libre marché règne sans partage dans tous les domaines de l’économie et de la société. Même les mesures les plus modestes qu’a tenté de mettre en place le gouvernement d’Alexis Tsipras ont été rejetées par l’Union Européenne, Soupe populaire, baisse des factures d’électricité pour les plus fragiles, moratoire sur les expulsions de loyers, couverture sociale pour les plus modestes : la Commission Européenne et la BCE ne pouvaient pas accepter de telles entraves au libre marché. Pourtant élu sur un programme de résistance à l’austérité, fort d’une immense légitimité populaire, Alexis Tsipras a été contraint de courber l’échine et de réitérer les mesures qu’il conspuait avant d’être élu. “Alexis Tsipras est devenu le chef d’une administration coloniale“, résume l’économiste John Kenneth Galbraith.
De la Grèce à la France ?
La France est l’une des nations qui a le plus résisté à la mise en place de telles réformes. C’est elle qui, selon Farah, est dans le collimateur de l’Allemagne et de la Commission Européenne car la persistance de son modèle social est un défi lancé au dessein néolibéral de l’Union Européenne. L’ex-ministre des finances grec Yanis Varoufakis déclarait que le véritable objectif du gouvernement allemand était le démantèlement du modèle social français : “l’Etat-providence français, son droit du travail, ses entreprises nationales sont la véritable cible du ministre des Finances allemand. Il considère la Grèce comme un laboratoire de l’austérité, où le mémorandum est expérimenté avant d’être exporté. Le but est de faire tomber les résistances françaises“. Emmanuel Macron sera-t-il le président chargé de mener à bien cette grande transition ?
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