Niger : les pièges de l’interventionnisme

© Édition LHB pour LVSL

Pour justifier son droit à intervenir au Niger afin d’y rétablir le président Mohamed Bazoum, la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (Cedeao) fait fi de la complexité de la situation. Une armée étrangère, loin d’être accueillie à bras ouverts par les Nigériens, sera perçue comme une menace pour leur auto-détermination. À Niamey, les officiers au pouvoir s’appuient quant à eux sur l’insatisfaction générée par la présidence de Mohamed Bazoum. Élu en 2021 suite à un scrutin contesté, il est perçu comme excessivement proche du pouvoir français. La voie de l’intervention militaire pour lui permettre de reprendre les rennes du pays ne fera que radicaliser les soutiens au putsch. C’est l’analyse dAoife McCullough – doctorante à la London School of Economics – et d’Aziz Garba – doctorant à l’Université catholique de Louvain -, dans un article originellement publié sur Afrique XXI.

Fin août 2022, quelques centaines de militants avaient manifesté devant l’Assemblée nationale à Niamey, la capitale du Niger. Leur objectif était de dénoncer les interventions militaires étrangères dans le pays et d’exprimer leur colère face à la hausse du coût de la vie. Des drapeaux russes avaient été accrochés sur un monument, et les observateurs internationaux s’en étaient inquiétés, craignant que la Russie ne soutienne des groupes de protestation dans le but de déstabiliser le dernier allié de l’Occident – avec le Tchad – dans la lutte contre le terrorisme au Sahel.

Quand une autre manifestation a été interdite, ces mêmes observateurs ont vite oublié ce premier mouvement. Répression des manifestations, arrestations de militants de la société civile… Depuis son élection, début 2021, le président Mohamed Bazoum a utilisé les mêmes instruments que son prédécesseur, Mahamadou Issoufou, afin de donner l’impression que tout allait bien dans son pays. Et beaucoup ont voulu y croire.

Au Niger, l’idée selon laquelle un politicien ne peut devenir président que s’il a le soutien de la France est très répandue. Loin de lutter contre cette croyance, Bazoum a multiplié les signes en ce sens.

Mais, à bas bruit, les Nigériens ont continué d’exprimer leur colère. Ils ont échangé leurs frustrations dans les taxis, sur les réseaux sociaux et dans les groupes de messageries privées au sujet du manque de liberté démocratique, de la présence des forces françaises au Niger, de la pauvreté et des difficultés extrêmes dans un pays riche en uranium, en pétrole et en or. Pour nombre d’entre eux, le coup d’État intervenu le 26 juillet 2023, mené par le général Abdourahamane Tiani, est la promesse d’un réel changement. Car leur foi dans le système démocratique s’est depuis longtemps émoussée.

Élection contestée

Mohamed Bazoum est arrivé au pouvoir en avril 2021 à la suite d’une élection contestée, opposition et observateurs indépendants ayant constaté des fraudes électorales orchestrées par son mouvement politique, le Parti nigérien pour la démocratie et le socialisme (PNDS-Tarayya). La communauté internationale, y compris la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) et l’Union africaine (UA), qui avaient envoyé des observateurs électoraux, s’est peu exprimée à ce sujet. Le président sortant a même reçu le prix Mo-Ibrahim 2020 avec, à la clé, 5 millions de dollars versés sur dix ans.

Au Niger, l’idée selon laquelle un politicien ne peut devenir président que s’il a le soutien de la France est très répandue. Loin de lutter contre cette croyance, Bazoum a multiplié les signes en ce sens. Lorsque le Mali a réclamé le retrait de l’opération Barkhane, en février 2022, le président français, Emmanuel Macron, a déclaré que le Niger acceptait d’accueillir une partie des troupes françaises – une décision très controversée pour les Nigériens. Par ailleurs, la première interview de Bazoum clarifiant la position du Niger sur ce sujet a été accordée à la presse française, pas nigérienne [1].

De plus, alors que Bazoum tentait de mener des réformes, de lutter contre la corruption, de construire des routes, c’est sa politique visant à réduire le taux de natalité (actuellement de sept enfants par femme, un des plus forts au monde) qui a retenu le plus l’attention. Très populaire auprès des donateurs occidentaux, elle ne reflète pas les préoccupations d’une vaste partie de la population nigérienne et est même parfois considérée comme une volonté de l’Occident d’imposer son mode de vie.

Dégradation de la confiance

Le manque de confiance dans la démocratie en tant que système de gouvernement s’était répandu bien avant que Mohamed Bazoum arrive au pouvoir. Au cours de recherches menées en 2016 dans le nord du Niger, les personnes interrogées ont exprimé des doutes quant à la capacité de la démocratie à générer un système de gouvernance à même de résoudre les problèmes qui minent le pays [2]. Elles se sont plaintes que, dans une démocratie libérale, la justice est trop facile à corrompre, et que les peines sont trop clémentes pour dissuader les criminels.

Autre paramètre de cette dégradation de la confiance : la volonté des citoyens de payer des impôts est souvent considérée comme un indicateur pour mesurer la perception qu’ils ont d’une autorité. En 2013, 84 % des Nigériens étaient d’accord avec la déclaration selon laquelle l’État a le droit de forcer les gens à payer des impôts. En 2020, ils n’étaient plus que 45 %, selon les chiffres compilés à partir des données Afrobaromètre. C’est sous Issoufou, au pouvoir de 2011 à 2021, que s’est produite cette bascule. Bazoum était son protégé, et même s’il a tenté progressivement de s’émanciper de son influence, il n’incarnait pas un changement dans la façon de gouverner le Niger, changement que beaucoup de Nigériens appelaient de leurs vœux.

La situation n’a rien à voir avec les cas des juntes au Burkina Faso et au Mali. Et toute interprétation visant à mettre la Russie derrière ce putsch serait erronée.

Tandis que les différents corps des forces de sécurité critiquent l’approche utilisée dans la guerre contre le terrorisme, le coup d’État du 26 juillet a ouvert un espace – peut-être provisoire – pour que la population s’exprime sur les injustices. Une jeune veuve interviewée par une télévision locale pendant les manifestations a raconté comment son mari, membre de la gendarmerie, a été envoyé combattre les « terroristes ». Tombé sur le champ de bataille, il était, selon elle, mal équipé. La foule autour d’elle a exprimé sa sympathie : « Amin, Amin. »

Nostalgiques de Seyni Kountché

Beaucoup de Nigériens ont du mal à comprendre pourquoi leur armée nationale n’arrive pas à vaincre les groupes djihadistes opérant aux frontières du Mali et du Burkina Faso. Ils se souviennent que l’armée nationale a réprimé un soulèvement touareg dans les années 1990, et ce sans intervention occidentale. Les étrangers se demandent comment les Nigériens peuvent considérer un putschiste plus acceptable qu’un dirigeant « démocratiquement » élu. Mais il suffit de demander à un Nigérien quel est, selon lui, le meilleur chef qu’il a eu : bien souvent, il répondra avec nostalgie « Kountché ».

Le colonel Seyni Kountché a mené un coup d’État en 1974 et est resté au pouvoir jusqu’à son décès, en 1987 [3]. Sous sa présidence, le pays a certes connu une forte croissance économique à la fin des années 1970, mais aussi une crise dans les années 1980. Cependant, les Nigériens ne se souviennent pas de Kountché pour sa gestion économique, mais plutôt pour son approche militaire forte, sa lutte contre la corruption et la répression des voix discordantes.

L’armée nigérienne rassure toujours la population et dispose auprès d’elle d’un capital sympathie important. Certes, ces dernières années, face à la crise sécuritaire, l’armée n’a pas toujours su protéger les civils contre la violence des djihadistes – elle a parfois elle-même commis des massacres –, et cela l’a un peu éloignée des populations, qui ont commencé à perdre confiance. Mais l’armée a aussi perdu plusieurs centaines de soldats, du jamais vu dans l’histoire des conflits au Niger.

Des propos mal interprétés

L’opposition et certains acteurs de la société civile ont accusé les dirigeants politiques d’être responsables de l’affaiblissement de l’armée, notamment en raison de la sous-traitance de la sécurité nationale aux forces étrangères. Dans un entretien accordé à Jeune Afrique en mai 2023, lorsque le président Bazoum veut justifier le fait que distribuer des armes à des groupes d’autodéfense est une erreur, il argue que « si les terroristes sont plus forts et plus aguerris que l’armée, comment des civils pourraient-ils leur résister ? » [4] Si le président n’entendait pas, en disant cela, remettre en cause la combativité des militaires, beaucoup d’officiers ont été blessés par ces propos et ne les ont pas digérés.

La situation n’a rien à voir avec les cas des juntes au Burkina Faso et au Mali. Et toute interprétation visant à mettre la Russie derrière ce putsch serait erronée. Les officiers qui ont annoncé le coup d’État le 26 juillet sont des officiers généraux et supérieurs qui ont une expérience de l’État, au contraire des jeunes militaires qui ont pris le pouvoir à Ouagadougou et à Bamako.

Il n’y a pas eu le même niveau de radicalisation que dans l’armée malienne avant le coup d’État de 2020. Les dirigeants des différentes forces armées au Niger se sont rapidement réunis pour déclarer un coup d’État, mais on ne sait pas encore s’ils veulent ou non s’accrocher au pouvoir comme l’a fait Kountché. Il semble que le général Tiani soit déterminé à installer un régime militaire, mais, en même temps, de nombreux membres des forces armées sont partisans d’un retour à la démocratie. Il y a un précédent à cet égard : le coup d’État de Salou Djibo en 2010.

Dans une large part de la population, les positions ne se sont pas encore radicalisées. En revanche, la plupart des Nigériens sont opposés à une intervention militaire de la Cedeao.

Mercredi 2 août au soir, une semaine après l’annonce du putsch, le général Abdourahmane Tiani, nommé par le Conseil national pour la sauvegarde de la patrie (CNSP) chef de l’État, a dit qu’il avait pour objectif de créer les conditions d’une transition apaisée devant déboucher « dans un délai relativement court » à des élections générales.

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Promesse d’un changement

Des négociations sont nécessaires pour résoudre cette crise, mais l’ultimatum de la Cedeao, qui, le 30 juillet, a donné une semaine aux putschistes pour rendre le pouvoir, accroît les tensions. Négocier une transition civile ou civilo-militaire pourrait prendre du temps, ce que l’organisation régionale semble refuser. Rétablir Bazoum est-il la solution ? Imposer un dirigeant approuvé par la Cedeao n’en serait certainement pas une : ceux qui s’opposent à un retour des civils au pouvoir dénoncent déjà la mainmise des élites ouest-africaines et françaises. Selon eux, ces élites ne se soucient pas de la vie des gens ordinaires, des difficultés qu’ils doivent endurer et des risques que prennent les forces armées pour lutter contre le terrorisme.

Après les indépendances, l’institution militaire a exercé le pouvoir politique pendant des décennies sous des régimes autoritaires ou semi-autoritaires. Si l’insémination des germes démocratiques sur le continent a pu y mettre fin, les militaires ne sont jamais restés loin des enjeux politiques. C’est un fait social à ne pas négliger dans les analyses si l’on veut comprendre le rapport au pouvoir et à l’État en Afrique. Les récents putschs au Burkina Faso, en Guinée, au Mali et au Niger illustrent le caractère mosaïque de la gestion du pouvoir politique par les civils et les militaires.

Dans une large part de la population, les positions ne se sont pas encore radicalisées. En revanche, la plupart des Nigériens sont opposés à une intervention militaire de la Cedeao. Si cela se produisait, des factions beaucoup plus radicales se formeraient, alors qu’elles s’expriment déjà de manière à peine voilée. Les structures qui maintenaient en place les institutions démocratiques étaient faillibles avant le coup d’État. Elles ne sauraient être réinstallées sans la promesse d’un changement en profondeur.

Notes :

[1] Tanguy Berthemet, « Mohamed Bazoum : “La fin de Barkhane va créer un vide qui profitera aux terroristes” », Le Figaro, 17 février 2022.

[2] Aoife McCullough, Mareike Schomerus et Abdoutan Harouna, avec Zakari Maikorema, Kabo Abdouramane, Zahra Dingarey, Idi Mamadou Maman Noura, Hamissou Rhissa et Rhaichita Rhissa, « Understanding trajectories of radicalisation in Agadez », Overseas Development Institute, février 2017.

[3] Sur ce coup d’État et l’implication présumée de la France, lire Klaas van Walraven, « “Opération Somme” : La French Connection et le coup d’État de Seyni Kountché au Niger en avril 1974 », Politique africaine 2014/2 n° 134, pages 133 à 154.

[4] François Soudan, « Mohamed Bazoum : “Armer les civils pour combattre les terroristes est une tragique erreur” », Jeune Afrique, 26 mai 2023.