« [L]’avenir est toujours plus fort que le présent. C’est bien lui, en effet, qui nous jugera. Et certainement sans aucune compétence », écrivait Milan Kundera [1]. Inévitable, ce moment est advenu : la disparition de l’écrivain, en juillet 2023, marque le scellement définitif de son œuvre, désormais léguée à la postérité. Quels souvenirs nous laissent L’Insoutenable légèreté de l’être (1982) et l’écrit théorique L’Art du roman (1986) – soit les deux textes les plus connus de l’auteur tchécoslovaque, qui, face au durcissement du régime communiste, avait choisi de vivre en France la seconde partie de sa carrière littéraire ? Cinquante-cinq ans après le Printemps de Prague, nous revenons sur l’ambition paradoxale de Kundera : dépasser les partis pris de l’Histoire en faisant du roman un genre imperméable à toute idéologie.
Le roman comme vertige existentiel
Essai classique, L’Art du roman de Milan Kundera appartient à la catégorie des « défenses du roman » – avant que les grands réalistes du XIXe siècle (Balzac, Tolstoï, Dickens) lui donnent ses lettres de noblesse, le genre romanesque était jugé inférieur à l’épopée ou au théâtre tragique. Chez Kundera, le roman gagne encore en prestige, en finissant par usurper l’une des questions de Kant – « Qu’est-ce que l’homme ? » – , dont les réponses s’étendent de Cervantes à Kafka. Or, si le roman a une mission, il a aussi une nature : celle d’une antithèse parfaite au discours politique et à l’idéologisation de tout genre. Car, Kundera le dit, « le roman est né non pas de l’esprit théorique mais de l’esprit de l’humour. […] L’art inspiré par le rire de Dieu est, par son essence, non pas tributaire mais contradicteur des certitudes idéologiques. » Nul n’en discuterait au royaume du roman français, où Rabelais et Scarron règnent de consort avec Balzac, le maître d’œuvre de la Comédie humaine. Pourtant, la résistance foncière du roman à l’idéologie ne vient pas tant de sa lignée comique, que de la suspension du jugement moral qui lui serait propre : « L’homme souhaite un monde où le bien et le mal soient nettement discernables car est en lui le désir, inné et indomptable, de juger avant de comprendre. Sur ce désir sont fondées les religions et les idéologies. Elles ne peuvent se concilier avec le roman que si elles traduisent son langage de relativité et d’ambiguïté dans leur discours apodictique et dogmatique. »
Quoi de plus anti-idéologique, en effet, que l’idée de la multiplicité de ces codes, qui présuppose, in fine, qu’il ne peut y avoir d’aspirations communes ?
Nombreux seront les amoureux des lettres qui, si on leur proposait L’Art du roman en guise de pétition, le signeraient sans réfléchir une seule seconde. Oui, le roman, c’est la nuance et la complexité ! Les chatoiements de la lanterne magique qui luit dans Du côté de chez Swann de Marcel Proust ! Les intermittences du cœur de La Princesse de Clèves ! C’est le contraire des discours politiques, de thèses simplistes – en un mot, le contraire de l’idéologie. Œuvre de maturité, L’Insoutenable légèreté de l’être reflète ces thèses théoriques, qui, comme l’auteur l’indique, sont inspirées directement de sa pratique. La singularité irréductible de chaque héros (Tereza, Tomas, Sabina, Franz et un petit chien qui, tous, habitent la Tchécoslovaquie au lendemain du Printemps de Prague) vient de l’aspect unique des thèmes qui les animent : « Saisir un moi, cela veut dire, dans mes romans, saisir l’essence de sa problématique existentielle. Saisir son code existentiel. En écrivant L’Insoutenable légèreté de l’être je me suis rendu compte que le code de tel ou tel personnage est composé de quelques mots-clés. Pour Tereza : le corps, l’âme, le vertige, la faiblesse, l’idylle, le Paradis. Pour Tomas : la légèreté, la pesanteur. » Quoi de plus anti-idéologique, en effet, que l’idée de la multiplicité de ces codes, qui présuppose, in fine, qu’il ne peut y avoir d’aspirations communes – et que le sens de la vie individuelle ne peut être forgé par un quelconque collectif ?
L’individu versus le pouvoir uniformisant : un tropisme intellectuel fin-de-siècle ?
Le rejet de toute idéologie s’apparenterait-il alors lui aussi à un choix idéologique ? À l’évidence, ce roman ne peut être qualifié d’apolitique. La condamnation des envahisseurs russes est sous-tendue, chez Kundera, par le rejet de l’utopie du communisme : « Ceux qui pensent que les régimes communistes d’Europe centrale sont exclusivement la création de criminels laissent dans l’ombre une vérité fondamentale : les régimes criminels n’ont pas été façonnés par des criminels, mais par des enthousiastes convaincus d’avoir découvert l’unique voie du paradis. Et ils défendaient vaillamment cette voie, exécutant pour cela beaucoup de monde. Plus tard, il devint clair comme le jour que le paradis n’existait pas et que les enthousiastes étaient donc des assassins. » (L’insoutenable légèreté de l’être, 1982).
Cependant, une position politique n’est pas encore idéologie : celle-ci est un ensemble cohérent des idées, que l’on retrouve déployé dans une époque, une société, ou parmi les représentants d’une certaine catégorie sociale. De quel ensemble le texte de Kundera serait-il proche ? On se rappelle ici les cauchemars de Tereza : la nuit, elle rêve de devoir marcher nue avec une rangée d’autres femmes, en découvrant l’effroyable ressemblance de son corps à ceux des autres. « Depuis l’enfance », commente le narrateur, « la nudité était pour Tereza le signe de l’uniformité obligatoire du camp de concentration ; le signe de l’humiliation. » Le désir de la singularité individuelle reflète la dynamique globale de l’œuvre, en ce que d’autres personnages y cherchent à se défaire des liens sociaux, de tout groupe plus large que la relation inter-personnelle. Ce versant-là de la légèreté est aussi difficile qu’il est désirable.
Le roman semble enseigner la « sagesse de l’incertitude », dans le mesure où son auteur ne formule aucun jugement moral sur les personnages : leur recherche de légèreté n’est en soi ni positive ni négative. Mais le parti pris se cache dans l’absence de héros alternatifs, d’exemples réussis du lien politique ou familial. En regardant l’Histoire à travers les yeux des héros de L’Insoutenable légèreté, nous découvrons que les opposants ne valent guère mieux que les envahisseurs. Rares, les défenseurs de l’ordre matrimonial agacent par l’étroitesse d’esprit et le ridicule. On se rappelle ici les mots de Ludvik, cet autre personnage de l’univers de Kundera, qui, après avoir été exclu du parti communiste tchécoslovaque, découvre que, tout comme les élites, les parias de la société se rassemblent, eux aussi, en groupe pour torturer l’un de leurs comparses : « Je me mis à douter de la valeur de notre solidarité due seulement à la pression des circonstances et à l’instinct de conservation qui nous agglutinaient en un troupeau compact. Et je commençais à penser que notre collectivité […] était capable de traquer un homme (l’envoyer en exil et à la mort) tout comme la collectivité de la salle d’autrefois, et comme peut-être toute collectivité. » (La Plaisanterie, 1967)
Dès lors, le pays étranger, mais également la vie sentimentale et sexuelle sont comme des lieux d’exil où les héros cherchent à se réfugier de la grande Histoire. Lors d’un jeu sexuel, Sabina se regarde, dénudée, dans un miroir soigneusement posé par terre : la résistance passive réside dans l’érotisme solipsiste. La vie sociale devient ici un antagonisme perpétuel entre l’individu et l’État (ou autre collectif) qui cherche à se saisir de son « moi » intérieur. C’est en cela que la pensée de Kundera demeure profondément ancrée dans son époque. La tension entre l’étatique et l’individuel travaille déjà la philosophie de Michel Foucault, se reflétant dans les concepts du biopouvoir et de la biopolitique : ceux-ci recouvrent les pratiques institutionnelles qui façonnent l’individu en contrôlant son corps, ses attitudes, sa sexualité et sa posture « morale ». Fruits de l’époque où la découverte des crimes totalitaires pénétraient tous les esprits, les idées foucaldiennes permettent même aujourd’hui d’analyser les formes du contrôle contemporaines. Mais, tout comme le sommeil de la raison engendre les monstres, la réduction de l’Histoire au conflit entre l’individu et le pouvoir uniformisant a fait surgir des illusions d’optique. À commencer par la suivante : puisque toute idée universelle porte en elle l’écrasement de la singularité, le totalitarisme peut se définir comme un Idéal collectif imposé à l’individu et, à ce titre, commencer dès l’Antiquité grecque : c’est ce que nous suggère le Testament de Dieu (1979) de Bernard Henri-Lévy.
Tout comme le sommeil de la raison engendre les monstres, la réduction de l’Histoire au conflit entre l’individu et le pouvoir uniformisant a fait surgir des illusions d’optique.
Mais Kundera serait-il libéral ? Après tout, rien ne dit que les parcours des personnages expriment le point de vue de l’auteur même : sa visée est de reconstruire quelques subjectivités singulières, qui, prises dans les tournoiements de l’histoire trouble de l’Europe de l’Est sous la houlette soviétique, ont de quoi développer une hantise viscérale du groupe. Un autre indice rappelle que son œuvre demeure porteuse de cet ensemble d’idées cohérent qui indique l’appartenance d’un texte littéraire à une époque et une culture donnée. Le thème de la subordination de la femme à l’homme transfuse la structure même de ce roman. D’emblée, elle est nourrie par un certain écart professionnel. Les protagonistes masculins, Franz et Tomas, sont, respectivement, universitaire brillant et chirurgien hors pair. À son tour, la femme de Tomas est sans emploi ou serveuse, l’amante de Franz, artiste : dans les toutes dernières pages du roman, elle bénéficiera d’un succès sans éclat et tardif. Mais c’est la vie intime qui est le véritable terrain de l’inégalité des forces. Bien qu’elle incarne la femme indépendante, l’artiste Sabina rêve elle aussi d’un homme qui puisse avoir « la force de commander » ; épouse sacrificielle par excellence, Tereza ne vit, elle, que pour supporter Tomas et sa série de conquêtes donjuanesques.
Le Dom Juan anticonformiste : un héros classique du roman masculin ?
Or, comme le narrateur le confiera, celles-ci relèvent d’une véritable quête ontologique. Car, comme nous l’apprenons, « [m]ême aujourd’hui, bien que le temps de la conquête ait considérablement raccourci, la sexualité est encore pour nous comme le coffret d’argent où se cache le mystère du moi féminin. » Dès lors, le Dom Juan ne fait que chercher la parcelle mystérieuse, qui, dans un être, fonde son air unique : « Tomas était obsédé du désir de découvrir ce millionième et de s’en emparer et c’était ce qui faisait pour lui le sens de son obsession des femmes. Il n’était pas obsédé par les femmes, il était obsédé par ce que chacune d’elles a d’inimaginable, autrement dit, il était obsédé par ce millionième de dissemblable qui distingue une femme des autres. »
Par l’idée singulière qu’il donne de la femme et de la vie sentimentale, le roman de Kundera nous fait entendre les notes fréquentes chez les auteurs de la même période. Certes, rien ne peut rivaliser avec Les Femmes (1983) de Philippe Sollers, qui, incontestablement, jouerait le rôle du premier violon dans cet orchestre. Mais l’œuvre sonnera à l’unisson avec Un homme (2006) de Philip Roth, ou les romans américains de John Updike. « Mailer, Updike, Roth – les Grands Mâles Narcissiques qui ont dominé la littérature d’après guerre sont désormais sénescents […] », notait David Foster Wallace en 1997, dans son article sur Updike, intitulé « Le champion des phallocrates littéraires en balance un [roman] : est-ce la fin des narcissiques magnificents ? » Ce vieillissement, comme l’analyse Wallace, n’est pas dû seulement à l’âge des écrivains en cause. Avec le changement de génération, le système de pensée qui fait des épanchements de l’ego libidinal une arme de résistance se trouve lui-même définitivement vieilli.
Anti-idéologique lorsqu’il se met à l’abri des camps politiques, le roman n’échappe pas, pour autant, à l’histoire culturelle : sa pensée, son système de valeurs et son œuvre en sont les incarnations concrètes.
Anti-idéologique lorsqu’il se met à l’abri des camps politiques, le romancier n’échappe pas, pour autant, à l’histoire culturelle : sa pensée, son système de valeurs et son œuvre en sont les incarnations concrètes. En relisant le plus célèbre roman de Milan Kundera, il ne s’agit pas de faire ses adieux à l’auteur ou à son œuvre. On laisse pourtant l’image rêvée de l’écrivain qui, attrapant l’Histoire dans ses filets, parvient comme par magie à s’en extraire lui-même. Avec L’Insoutenable légèreté de l’être, on se dégrise du rêve de l’auteur-Dieu.
[1] Milan Kundera, L’Art du roman, in Œuvre. II, Gallimard, coll. Pléiade, 2011, p. 651.