On pourrait comprendre que le gouvernement français rende hommage aux Etats-Unis pour leur entrée en guerre aux côtés de la France, en 1917. Mais Emmanuel Macron a choisi d’inviter Donald Trump le 14 Juillet, et non le 2 avril (date de l’entrée en guerre des Etats-Unis). L’acte est lourd de symbole. Il s’agit de suggérer que le destin de France et des Etats-Unis sont indéfectiblement liées ; et d’inscrire la Révolution française dans le sillage de l’histoire des Etats-Unis. C’est ici que le bât blesse. Autant il serait stupide de nier les influences réciproques qu’ont exercé l’une sur l’autre la fédération américaine et la nation française, autant inscrire le 14 Juillet dans le sillage de l’histoire américaine revient à vider de sa substance cette date fondatrice et la Révolution qui l’a suivie. Et permet au Président de réécrire l’histoire des relations franco-américaines.
Ce n’est pas la première fois qu’Emmanuel Macron évoque les liens qui unissent la Révolution Française à l’histoire américaine. “Monsieur Trump, regardez votre histoire: c’est celle de la Fayette, c’est la nôtre”, déclarait-il déjà le 18 janvier 2017. L’évocation du marquis de La Fayette, qui appuya militairement l’indépendance américaine et fut un protagoniste important de la Révolution française, permet à Emmanuel Macron de suggérer une filiation idéologique entre ces deux événements, et plus largement une continuité historique entre le destin de la République Française et de la République américaine.
L’invitation de Donald Trump un 14 Juillet en France a été interprétée de la même manière par la presse française, qui se réjouit que les liens franco-américains soient célébrés de la sorte.
On oublie ici de dire que La Fayette, qui apporta un soutien militaire important aux révolutionnaires américains, s’opposa de toutes ses forces aux révolutionnaires français lorsque ceux-ci devinrent républicains. On oublie de rappeler que Louis XVI, qui envoya des 12.000 soldats français à la jeune République américaine pour la consolider face aux Anglais, finit par être décapité par les révolutionnaires français.
C’est que les deux révolutions, française et américaine, ne sont absolument pas comparables dans les principes qu’elles proclamèrent, les réalisations qui furent les leur et les forces sociales qu’elles mobilisèrent.
La République française proclamait en 1792 le suffrage universel. La Constitution de juin 1793 mettait en place certaines structures de démocratie directe. La Constitution américaine de 1776, quant à elle, laissait intact le suffrage censitaire dans de nombreux Etats. Elle instituait un régime représentatif, explicitement opposé à toute forme de démocratie directe ou participative. Les Pères Fondateurs des Etats-Unis se caractérisent par leur hostilité à la démocratie. Le peuple était pour eux un mineur politique, gouverné par ses passions, incapable de discerner ce qui était bon pour lui ; une “grosse bête“, pour reprendre l’expression du juriste Alexander Hamilton, l’un des rédacteurs de la Constitution américaine. Pour cette raison, le pouvoir devait appartenir à une élite, seule capable de gouverner; Madison, président américain, écrivait par exemple que le pouvoir devait être placé entre les mains des “plus capables“, des “chefs d’Etats éclairés“, des “hommes doués d’intelligence, de patriotisme, de propriétés et d’un jugement impartial“. L’historien Gordon Wood n’a pas tort d’écrire que la Constitution américaine est un texte “à caractère aristocratique, destiné à contenir les tendances démocratiques de l’époque” et à “exclure du pouvoir ceux qui n’étaient pas riches ou bien nés“.
La République française abolit l’esclavage le 4 février 1794 ; elle proclama l’unité du genre humain et mis fin, dans la loi, aux discrimination liée à la couleur de la peau. On sait que la Révolution américaine, au contraire, renforça ce que les révolutionnaires français nommaient “l’aristocratie de l’épiderme” ; elle fut, après tout, l’oeuvre de planteurs esclavagistes, les mêmes qui dans la France de 1794 furent jetés en prison…
La Révolution fut le théâtre d’un bouleversement social majeur: une réforme agraire radicale eut lieu en 1793, et les bases d’une société égalitaire furent jetées. Le processus d’indépendance américaine, au contraire, renforça le pouvoir des grands propriétaires terriens ; James Madison, “père fondateur” et quatrième président des Etats-Unis, fait part dans une lettre de son souci de protéger “la minorité des riches” des abus de la “majorité“…
On voit tout ce qui oppose ces deux événements, entre lesquels Emmanuel Macron voudrait pourtant établir une filiation. À la racine de ces différences, c’est une divergence de philosophie politique qui est à l’oeuvre. La Révolution américaine est le produit de la tradition libérale, alors que la Révolution française est issue de la pensée républicaine. D’un côté, c’est l’extension illimitée des droits individuels qui est promue; de l’autre, le bonheur collectif et la souveraineté populaire. Régis Debray, dans Civilisation, résume cette différence. D’un côté, la Révolution française proclame que “l’individu tire sa gloire de la participation volontaire à l’ensemble”. Au contraire, la révolution américaine, forte de sa tradition individualiste, proclame que “l’ensemble tire sa gloire du degré de liberté qu’elle laisse à l’individu”. “Il y avait du Locke et de l’Epicure chez Jefferson, de l’Aristote et du Rousseau chez Saint-Just. Chez l’un, une promesse de bien-être donnée à chaque individu ; chez l’autre, la mise à disposition des plébéiens (“les malheureux sont les puissances de la terre”) des moyens de vivre dans la dignité”.
Inviter Donald Trump en France un 14 Juillet équivaut à édulcorer le tremblement de terre que fut la Révolution française, à passer sous silence ce qui lui donna un si grand retentissement : la proclamation de la République, l’abolition de l’esclavage, la décapitation du roi, la redistribution des terres aux paysans. Et à gommer une partie essentielle de l’histoire de France.
Plus que de célébrer l’entrée en guerre des Etats-Unis, il est ici question, pour Emmanuel Macron, d’inscrire la Révolution de 1789, l’acte fondateur de l’identité politique française, dans une tradition atlantiste et libérale. Et de réaffirmer l’attachement indéfectible de la France au gouvernement américain. À l’heure où le gouvernement américain multiplie les déclarations impérialistes à l’égard de l’Amérique latine, les provocations en Asie du Sud-Est et la signature de contrats juteux avec les pétro-monarchies obscurantistes, faut-il vraiment faire preuve d’un anti-américanisme primaire pour regretter que la France s’aligne aussi parfaitement sur la vision du monde des Etats-Unis ?
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