Après la Guerre froide et l’ère de la domination américaine, sommes-nous entrés dans un monde apolaire ? Alors que le XXe siècle a été structuré par des affrontements entre « blocs » antagonistes, notre siècle voit-il la disparition des alliances militaires et des logiques d’alignement ? C’est l’une des thèses que défendent Didier Billion et Christophe Ventura dans Désoccidentalisation (Agone, 2023). Ils appellent à prendre conscience du moment « contractuel » en cours : une majorité de pays refuse de s’inscrire dans le sillage d’une puissance dominante, au bénéfice d’une diplomatie qui se veut « non-alignée » ou « multi-alignée ». Avec une exception, de taille : l’Union européenne [1].
Désoccidentalisation, Sud global, Occident collectif, The West versus the rest : ces notions sont rabâchées à longueur de plateaux télévisuels, de séminaires ou de colloques. S’il est indéniable qu’elles renvoient à des dynamiques bien réelles, elles ne laissent pas d’être insatisfaisantes.
La « désoccidentalisation » est un concept qu’il faut manier avec prudence. D’une part, pour ne pas tomber dans le piège d’une définition étroitement géographique ou culturelle. D’autre part, parce qu’il ne s’agirait pas, pour reprendre le mot d’un intellectuel africain, de « juger le monde et ses évolutions en fonction de l’Occident ».
C’est donc avec une approche historique que l’on comprendra la signification du processus de désoccidentalisation en cours. Et d’abord en gardant à l’esprit que les puissances occidentales ont imposé au reste du monde, par la force la plus brutale, un mode de production bien déterminé : le capitalisme. Ainsi, la désoccidentalisation n’est pas un concept éthéré : il s’articule au déploiement et à la généralisation d’un système économique, qui profite dans un premier temps aux pays européens et aux États-Unis.
La Conférence de Bandung préfigure-t-elle les BRICS ?
Pour comprendre le processus actuel, il importe donc de garder à l’esprit les premières tentatives de rupture avec cet ordre capitaliste dominé par quelques puissances impérialistes. Et d’abord d’en revenir à une date clef : 1917. Elle marque une révolution qui a pour but de renverser ce mode de production, comprise comme un processus qui d’emblée tente de se décliner au niveau international. Trois ans plus tard, les dirigeants soviétiques convoquent ainsi un « congrès des peuples d’Orient » – où l’on voit la dimension profondément politique, et non culturelle, que le concept « d’Occident » revêt en miroir.
À l’encontre des logiques de « blocs » qui ont longtemps prédominé, nous vivons un moment contractuel : les États conditionnent leur coopération par sa compatibilité avec leurs intérêts nationaux.
Les mouvements de décolonisation sont tout aussi instructifs, sinon davantage, pour comprendre la dynamique en cours autour des BRICS – avec certes des différences majeures qu’il ne s’agit pas d’occulter. Pourquoi rapprocher ces deux processus ? Parce que la plupart des participants à la Conférence de Bandung cherchaient moins à défier le mode de production dominant qu’à conquérir une meilleure place en son sein [convoquée en 1955, cette conférence marque l’émergence diplomatique du « tiers-monde », qui refuse l’alignement sur l’Union soviétique ou le bloc euro-atlantique NDLR]. Ni Gamal Abdel Nasser, ni Soekarno ne souhaitaient opérer une rupture révolutionnaire avec le capitalisme. Pour autant, le simple fait qu’ils aient tenté d’initier une rupture politique et géopolitique avec un ordre dominé par des puissances impérialistes n’a pas été insignifiant dans l’histoire du XXe siècle.
Émergence des BRICS dans un monde apolaire
Les BRICS n’émergent pas dans le monde bipolaire de la Guerre froide. Mais ils n’apparaissent pas non plus à l’ère de « l’hyperpuissance américaine » – pour reprendre l’expression d’Hubert Védrine -, qui n’aura réellement duré qu’une dizaine d’années après la Chute du Mur. Ce moment unipolaire prend fin avec la débâcle américaine en Irak et, quelques années plus tard, plus encore en Afghanistan.
Nous vivons dans un monde apolaire, où les rapports de force sont fluctuants et les alliances volatiles. Un seul exemple suffit à l’illustrer : celui de l’Arabie Saoudite. Souvenons-nous de l’assassinat de Jamal Khashoggi, et de la condamnation américaine subséquente. Joe Biden avait alors mis à l’index l’Arabie Saoudite comme un État « paria ». Les choses devaient évoluer : avec l’invasion de l’Ukraine et l’exclusion (théorique) de la Russie du marché pétro-gazier, Joe Biden s’est rendu en Arabie Saoudite pour requérir un accroissement de la production pétrolière. Le royaume lui a opposé une fin de non-recevoir. Dans le cadre de l’OPEP+, l’Arabie Saoudite devait même décider, conjointement avec la Russie, de baisser la production pétrolière ! Washington a donc essuyé un échec cuisant face à un pays qui n’est pourtant pas un farouche opposant…
Qu’est-ce que cela nous dit ? Qu’à l’encontre des logiques de « blocs » qui ont longtemps prédominé, nous vivons un moment contractuel : les États conditionnent leur coopération par sa compatibilité avec leurs intérêts nationaux. Et que les alliances, telles qu’on les entend généralement, n’existent plus.
Avec une exception, et non des moindres : l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN). À contre-courant de l’histoire, cette survivance s’explique par la volonté de l’impérialisme américain de continuer à subsister : maintenir cette alliance est un moyen de pérenniser la vassalisation du Vieux continent par Washington.
Introuvable horizon des BRICS et autisme de l’Occident
Pour autant, les membres des BRICS souhaitent-ils changer l’ordre du monde ? Il est permis d’en douter. Sont-ils unis ? C’est tout aussi contestable. La Chine et l’Inde ont-ils un horizon commun, si l’on met à part leur volonté de se ménager la meilleure place possible dans le cadre du système dominant actuel ? De même, il est permis de questionner la compatibilité des horizons géopolitiques respectifs des Émirats Arabes Unis, de l’Iran et de l’Arabie Saoudite, trois nouveaux entrants au club des BRICS. Leur plus petit dénominateur commun se trouve dans la volonté de contester à l’Occident sa prédominance. Non sans succès : le recul de l’hégémonie européenne et nord-américaine est net.
L’avenir demeure cependant ouvert. Si la désoccidentalisation est déjà bien amorcée, les pays occidentaux cherchent à freiner ce processus. Les affrontements autour de la Cour internationale de justice (CIJ) cristallisent par exemple ces antagonismes géopolitiques [saisie par l’Afrique du Sud, la CIJ est chargée de se prononcer sur la dimension génocidaire des bombardements israéliens sur Gaza ; son premier arrêt, qui évoque l’existence d’un « risque de génocide », constitue un revers pour Israël NDLR].
Que l’Afrique du Sud ait saisi la Cour confère à ce procès une forte charge symbolique : l’African National Congress (ANC, le parti au pouvoir) bénéficie de l’aura issue de la lutte contre l’apartheid, et s’en sert d’étendard pour dénoncer l’alignement occidental sur Israël. Les avocats sud-africains incarnent le point de vue d’une majorité de pays sur le conflit ; la décision rendue par la Cour, qui reflète cet état des choses, leur a donné raison.
Pour autant, la partie n’est pas gagnée : si les arrêts de la Cour sont juridiquement contraignants, le gouvernement israélien ne compte pas s’y soumettre. Il suffit pour s’en convaincre de considérer la campagne lancée contre l’UNRWA qui, toute grossière qu’elle soit, n’a pas été dénuée d’efficacité [l’agence onusienne chargée d’apporter de l’aide aux réfugiés palestiniens, accusée par Israël d’employer des membres du Hamas – allégation réfutée à maintes reprises NDLR]. La décision de la CIJ a-t-elle affaibli l’intensité des bombardements ? Aucunement. Ici, le politique est en retard sur le juridique. Preuve s’il en fallait que le nouvel ordre des choses n’émergera pas de lui-même : il sera le fruit d’une lutte politique.
Note :
[1] L’article qui suit est issu d’une intervention à la conférence organisée par l’Institut la Boétie et LVSL le 30 janvier 2023 : « La désoccidentalisation du monde est-elle une bonne nouvelle ? ». Didier Billion y est intervenu aux côtés de Martine Bulard, Jean-Luc Mélenchon et Christophe Ventura.