Histoire globale et populaire : Des alternatives au « roman national » ?

©Piero d’Houin dit Inocybe. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported license.
A l’heure où Emmanuel Macron se pose en président « jupitérien », dernier symptôme d’une certaine nostalgie monarchique, il est intéressant de se pencher sur le rapport que chacun entretient à l’imaginaire national et donc à l’Histoire de France. Si l’usage opportuniste de l’Histoire par les politiques n’est pas nouveau, la cristallisation du débat public français sur le thème de l’identité à partir des années 1980 vient relancer l’intérêt des politiques pour ce que peut être, selon Ernest Renan, le « riche legs de souvenirs » de la nation. Plus récemment, on a ainsi vu Marine Le Pen faire de Jeanne d’Arc « la plus extraordinaire héroïne de notre roman national » et, campagne présidentielle oblige, François Fillon souhaiter « réécrire les programmes d’histoire avec l’idée de les concevoir comme un récit national ». Il faut rappeler que les manipulations historiques sont loin de se cantonner au champ politique. Sous couvert de vulgarisation, éditorialistes et “historiens de garde” – à l’image de Max Gallo, récemment disparu – trouvent dans les médias un espace privilégié pour propager une vision fantasmée de l’histoire de France, et ce jusque dans les commentaires du Tour de France.

 

L’histoire globale : Faire de la France une “nation parmi d’autres

Dans un tel contexte, la parution début janvier de l’Histoire mondiale de la France vient à la fois dépoussiérer un genre désormais classique et souligner un renouvellement historiographique prometteur, celui de l’histoire globale. En ce qui concerne le genre, l’ouvrage se distingue autant par le fond que par la forme. En effet, ce projet éditorial ambitieux est le résultat d’un collectif de 122 historiennes et historiens réunis sous la direction de Patrick Boucheron, médiéviste et professeur au Collège de France dont la leçon inaugurale interrogeait « Ce que peut l’histoire », c’est à dire « l’émancipation critique ». Cette même volonté d’émancipation se retrouve d’ailleurs dans l’exigence d’accessibilité et de clarté de l’ouvrage. Cela se traduit par le choix de la forme familière de la chronologie (146 dates allant de la préhistoire aux attentats de 2015) mais aussi par une écriture sur le « mode de l’enquête », sorte de retour aux sources étymologiques de la discipline (du grec historia “enquête” ).


Car qu’entend-on ici par histoire mondiale de la France ? D’abord, pleinement, une histoire de France qui ne déserte pas plus les hauts lieux qu’elle ne néglige les grands personnages. Il s’agit moins d’élaborer une autre histoire que d’écrire différemment la même histoire : plutôt que de se complaire dans les complexités faciles du contre-récit ou dans les dédales de la déconstruction, on a cherché à affronter, sans louvoyer, toutes les questions que l’histoire traditionnelle d’une France toujours identique à elle-même prétend résoudre.” 


Pour ce qui est du fond, comme le fait remarquer Patrick Boucheron dans son Ouverture, l’ambition des auteurs est délibérément politique. Tout d’abord, il s’agit de défendre une « conception pluraliste de l’histoire » contre les crispations réactionnaires évoquées plus haut, par exemple en neutralisant la question des origines en faisant débuter le livre par la Préhistoire. Mais la véritable singularité de cette Histoire mondiale de la France est ailleurs, comme l’indique d’ailleurs son titre. Une formule de Jules Michelet, placée en exergue du livre, nous annonce d’emblée de quoi sera fait la suite : « Ce ne serait pas trop de l’histoire du monde pour expliquer la France. »

Influencés par l’historiographie anglo-saxonne de la global history, les auteurs revisitent par le prisme transnational certaines dates bien connues de l’histoire de France (52 avant J.-C, 800, 1515…) mais proposent aussi des dates plus surprenantes, comme l’emprisonnement du Marquis de Sade en 1784 ou encore la révolte kanak de 1917. Cet éclairage particulier permet par exemple de mieux comprendre en quoi la défaite d’Alésia, mythe paradoxalement fondateur d’une identité “gauloise” résistant à l’envahisseur romain puis allemand, n’est en fait que l’ultime épisode d’une romanisation sociale et culturelle de la Gaule amorcée des siècles auparavant.


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Peint par le français Lionel Royer après le traumatisme de la guerre franco-prussienne de 1870, le tableau Vercingétorix jette ses armes aux pieds de César (1899) inaugure la mythification d’Alésia et de Vercingétorix comme symboles d’une défaite paradoxalement “glorieuse”. Musée CROZATIER. L’image est dans le domaine public.

Un tel projet, à la fois savant et engagé, ne pouvait donc que soulever les critiques des défenseurs autoproclamés de l’Histoire de France, habitués à voir dans les travaux d’historiens une dissolution de la fierté nationale. C’est le cas de l’essayiste Eric Zemmour pour qui l’ouvrage vise tout simplement à « dissoudre la France en 800 pages ». Même refrain chez l’académicien et intellectuel médiatique Alain Finkielkraut, auteur de L’identité malheureuse, qui voit dans les auteurs de l’Histoire mondiale de la France des « fossoyeurs du grand héritage français ». Habitué des polémiques, on peut néanmoins noter qu’il est bien moins fringant lorsqu’il s’agit de débattre face à un contradicteur aguerri, en l’occurrence avec Patrick Boucheron en 2016. Ce qui lui fait un point commun de plus avec Renaud Camus, théoricien du « grand remplacement », récemment invité par Finkielkraut sur France Culture pour débattre tant bien que mal avec le démographe Hervé Le Bras. Mais la critique la plus dure vient du milieu universitaire lui-même en la personne de l’historien et académicien Pierre Nora, auteur du triptyque sur les Lieux de Mémoire, qui va jusqu’à dénoncer l’avènement d’une « ère des dates alternatives » en Histoire. Accusation qui poussera les auteurs de l’Histoire mondiale de la France à répondre dans la foulée que la « vérité commune » défendue par Nora ne doit en rien constituer une « vérité absolue » là où le travail de l’historien vient au contraire nourrir le débat public par la production constante de savoirs nouveaux.

Du “roman national” à l’histoire populaire

Tout compte fait, si l’on peut s’étonner de la virulence de ces attaques, c’est que la démarche des auteurs de l’Histoire mondiale de la France n’est finalement pas si singulière qu’on pourrait le penser. D’une part, parce que les alternatives et déconstructions du « roman national » ont toujours existé, bien qu’elles interviennent le plus souvent à rebours. C’est le cas pour Le Mythe national (1987) de Suzanne Citron, qui vient déconstruire le « Petit Lavisse » de 1913, réédité en 2013 au grand dam des historiens.

D’autre part, cette Histoire mondiale fait partie d’un renouvellement historiographique plus large, dans le sillage de l’éclatement théorique de la « Nouvelle Histoire » des années 1970. A cet égard, l’histoire populaire, dite « par le bas », est particulièrement intéressante car, bien que l’expression soit née sous la plume de l’historien français Georges Lefebvre dès 1932, il faudra attendre les travaux d’historiens marxistes britanniques (E. P. Thompson, C. Hill) pour qu’elle émerge réellement dans les années 1960. A l’inverse de l’histoire officielle, celle des grands hommes et de l’événement fondateur, l’histoire populaire met en lumière non seulement les classes populaires et leur capacité à influencer le cours de l’histoire par “les luttes et les rêves”, pour reprendre le titre du livre de l’historienne M. Zancarini-Fournel, mais aussi l’ensemble des opprimés et des vaincus de l’Histoire, en France ou ailleurs.

Partisan de la “radical history“, Howard Zinn en est le représentant le plus emblématique, notamment depuis la parution de son Histoire populaire des États-Unis d’Amérique, vendue à des millions d’exemplaires et depuis déclinée en film.

En définitive, si le « roman national », l’histoire globale et l’histoire populaire constituent bien trois portes d’entrée différentes sur l’histoire de la France, prises séparément elles ne peuvent prétendre à l’exhaustivité. Néanmoins, l’histoire globale et populaire a le mérite d’assumer ses partis pris là où bon nombre de travaux partisans se cachent derrière une posture de légitimité et de scientificité. A l’image de l’Histoire mondiale de la France, on peut donc désormais souhaiter que la future production historique sera populaire et transnationale. Populaire dans tous les sens du terme, à la fois accessible au plus grand nombre et ne masquant pas le rôle des classes laborieuses. Transnationale à un moment où les histoires nationales, et a fortiori celle de la France, ne peuvent s’envisager autrement que dans des rapports constants à l’extérieur, aujourd’hui encore plus qu’hier.

Crédits photos : ©Piero d’Houin dit Inocybe. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported license.

Vercingétorix jette ses armes aux pieds de César (1899), Lionel Royer. Musée CROZATIER. L’image est dans le domaine public.