À Lisbonne, avec la montée en flèche du tourisme, des dizaines de milliers d’appartements ont été transformés en Airbnb, au détriment des locataires lisboètes. Un référendum visant à interdire les locations courtes dans les immeubles résidentiels pourrait bien changer la donne. Par Richard Matousek, traduit par Piera Simon-Chaix [1].
António Melo habite depuis 71 ans – toute sa vie – dans le quartier d’Alfama, à Lisbonne. Mais son propriétaire a vendu l’immeuble à une entreprise de location touristique, qui a refusé de renouveler son bail. « J’ai peur d’être mis à la porte à tout moment, explique-t-il, [mais] je n’ai nulle part où aller. »
Cette histoire n’a plus rien d’extraordinaire pour les 546.000 habitants de la capitale portugaise, qui accueille entre 30 et 40 000 touristes par jour. Déjà, des habitants âgés ont été contraints de quitter des quartiers où ils avaient vécu toute leur vie. Cet exode « nous empêche d’avoir une vie de communauté dans l’espace local », explique Ana Gago, une géographe de l’université de Lisbonne qui a effectué une recherche de terrain dans le quartier d’Alfama. « Et c’est violent. »
Le nombre d’habitants d’Alfama a drastiquement chuté, passant de 20.000 dans les années 1980 à seulement 1.000 aujourd’hui. Alors que les prix « se sont envolés », selon les mots de l’universitaire Luís Mendes, consultant sur les questions d’habitat pour la municipalité, la population générale de Lisbonne a diminué. « L’effort consenti pour payer les loyers a atteint des taux disproportionnés, bien supérieurs au tiers des revenus, niveau que l’on considère habituellement comme un loyer acceptable », explique Luís Mendes.
À Lisbonne, par comparaison avec d’autres grandes villes européennes, l’augmentation du coût de la vie a été récente et brutale. Les salaires portugais, parmi les plus faibles de l’Europe occidentale, sont sans commune mesure avec les loyers. Les difficultés des personnes en recherche de logement à Lisbonne sont cauchemardesques. Certains habitants résistent pourtant, et se mobilisent pour contraindre les autorités à organiser un référendum qui pourrait mettre un coup d’arrêt aux déplacements engendrés par Airbnb et consorts.
La crise des années 2010, une opportunité pour le tourisme
La crise actuelle a commencé avec la grande récession, lorsque la Troïka a accepté de renflouer le Portugal si ce dernier imposait des mesures d’austérité et dérégulait son économie pour encourager les investissements étrangers. Le gouvernement portugais, considéré comme « le bon élève » par comparaison avec la Grèce, s’est lancé dans l’entreprise à corps perdu. Simone Tulumello, de l’université de Lisbonne, explique que la méthode employée à l’époque a consisté à tout miser sur des solutions miracles, à savoir « des activités de développement à faible valeur ajoutée, parmi lesquelles le tourisme est une poule aux œufs d’or. »
Le pays a également mis en place un « visa doré », auquel peuvent prétendre les investisseurs étrangers non communautaires prêts à mettre de l’argent sur la table (par exemple en achetant une propriété à 500.000 €) et qui leur confère le statut de résident de l’Union européenne. De même, le Portugal a déployé un programme à destination des résidents non permanents, destiné à inciter les investisseurs immobiliers européens.
La mairie a également fait la promotion de la marque Lisbonne jusqu’à ce que celle-ci remporte plusieurs classements, devenant le lieu européen incontournable à visiter pour tout touriste, nomade numérique ou startupper digne de ce nom. Une cargaison de célébrités, dont Madonna, s’y est également installée. Les propriétaires locaux et les investisseurs étrangers ont aussi sauté sur l’occasion. « Avec le boom de Lisbonne et la modification de sa perception d’elle-même, affirme Simone Tulumello, les gens se sont rendu compte que “OK, maintenant la location, ça rapporte beaucoup d’argent.” »
Plusieurs propriétaires bailleurs se sont prévalus d’une nouvelle loi locative destinée à faciliter les expulsions et ont converti leurs propriétés en lucratives locations de vacances à courte durée. Depuis 2014, il leur suffit de remplir un formulaire en ligne pour obtenir automatiquement un numéro d’enregistrement de location touristique. En 2020, 20.000 logements lisboètes étaient enregistrés avec ce statut, pour des proportions atteignant 60 % de l’ensemble des locations dans certains quartiers.
En 2020, 20.000 logements lisboètes étaient enregistrés avec ce statut, pour des proportions atteignant 60 % de l’ensemble des locations dans certains quartiers.
Malgré un énorme programme de construction et de rénovation, Lisbonne a perdu 6.000 logements nets en dix ans, principalement à cause des locations touristiques. « [La mairie] rénove et perd des habitants, affirme Simone Tutumello. C’est un échec total. »
Au fil du temps, avec la stagnation du marché du travail et des salaires portugais, le marché de la location a évolué, reflétant la puissance de la consommation mondiale. Des entreprises locales implantées de longue date dans la ville se sont métamorphosées afin d’attirer les touristes et les expatriés.
Maria, qui a vécu dans le quartier du Chiado pendant 78 ans, estime qu’elle peut de moins en moins se rendre dans les commerces locaux. « J’ai honte d’aller dans ces lieux, car je n’ai même pas idée de quoi commander », raconte-t-elle au sujet des cafés brunch qui ont remplacé les anciennes boutiques de son voisinage. « La vie disparaît, explique Agustín Cocola-Gant, géographe à l’université de Lisbonne. Lorsque je réalisais des entretiens avec des investisseurs dans la location de courte durée, le message qu’ils envoient aux habitants était : “Déménagez du centre. Cet endroit est une opportunité pour nous, ce n’est pas un lieu résidentiel. Laissez-nous tranquilles et reconnaissez que vous ne pouvez plus vivre ici.” »
Absence de volonté politique
Au Portugal, plutôt que de prendre ces questions à bras-le-corps, les dirigeants nationaux et municipaux ont oscillé entre le déni et la promotion de l’investissement immobilier. Pourtant, Berlin, Paris et Londres ont restreint le nombre de jours de location à court terme des propriétaires, tandis que Barcelone et New York brident les nouvelles locations touristiques. Jusqu’à l’année dernière, les autorités lisboètes n’ont entrepris aucune action de ce genre.
Une autre réponse politique a néanmoins eu lieu. Après le reflux de la pandémie et avec le regain sans précédent du tourisme, un mouvement social a émergé, alimenté par la frustration. De nouvelles organisations de plaidoyer ont ainsi été fondées en 2022-2023, comme Visa Justa, Porta a Porta et Casas Para Viver, une plateforme qui regroupe plus d’une centaine d’organisations. Des manifestations d’ampleur ont arraché quelques promesses au gouvernement, qui n’ont guère été suivies d’actions. Lors de l’élection municipale de 2021 et des élections nationales de 2024, ce sont les sociaux-démocrates – un parti de centre droit, malgré son nom – qui ont tiré leur épingle du jeu. Selon un universitaire interrogé, à la différence de la précédente administration socialiste, les sociaux-démocrates « ne reconnaissent même pas l’existence d’un problème. »
« Je pense que nous sommes encore très éloignés du surtourisme, affirme ainsi le maire Carlos Moedas, un social-démocrate. Nous devrions continuer à parier sur le tourisme et à miser sur un tourisme qualitatif. » Mais comment peut-il s’agir d’un choix électoral rationnel pour les principaux partis alors que la crise est sous les yeux de tous et que le Portugal est prétendument une démocratie ?
Le nombre d’électeurs qui ont placé leur argent dans l’immobilier est à présent suffisamment élevé pour que la municipalité soit prête à tout pour que la hausse des prix se poursuive, aussi peu viable puisse-t-elle être.
L’une des raisons est tout simplement que le nombre d’électeurs qui ont placé leur argent dans l’immobilier est à présent suffisamment élevé pour que la municipalité soit prête à tout pour que la hausse des prix se poursuive, aussi peu viable puisse-t-elle être. Et même si les électeurs pouvaient aspirer à des changements, de récents scandales ont montré comment les liens incestueux entre le capital et les partis politiques bafouent souvent leurs intérêts. En outre, comme la culture politique portugaise fait de la ville de Lisbonne un tremplin permettant d’accéder à des postes nationaux, cette tradition empêche la mise en œuvre d’une politique municipale plus ambitieuse, comme ces dernières années à Barcelone, New York, Paris, Londres et Berlin.
Le mouvement pour un référendum prend de l’ampleur
Des militants et des universitaires déçus par ce consensus politique et par l’inertie qu’il engendre se sont regroupés pour former une autre de ces nouvelles organisations, le Mouvement pour un référendum sur le logement (MRH). Inspirée du référendum berlinois de 2021 destiné à contraindre la municipalité à nationaliser les portefeuilles immobiliers des grands propriétaires en recourant à la préemption, l’initiative a accouché d’un ample mouvement, dont l’objectif est de forcer la municipalité à organiser un référendum sur le logement.
« Nous comptons parmi nous des professionnels, des personnes sans emploi, des locataires, des propriétaires, des personnes qui votent à droite, au centre ou à gauche, explique Agustín Cocola-Grant. La crise du logement et la touristification de la ville sont des thèmes transversaux, qui touchent les plus vulnérables, mais aussi la classe moyenne, voire les plus favorisés, installés depuis des années dans le centre [et en lutte pour préserver leur qualité de vie au milieu de la masse de touristes et de magasins de produits de pacotille]. »
L’objectif du MRH est de faire pour la première fois appel à la législation portugaise, qui autorise les électeurs à demander l’organisation de référendums. Selon la loi, si un nombre suffisant d’habitants inscrits signent une pétition pour qu’une décision publique soit prise sur une question, la municipalité est tenue d’organiser un vote sur l’organisation d’un référendum dont le résultat est contraignant. En juillet dernier, le mouvement a annoncé qu’en un peu plus de deux ans de démarchage, les 5.000 signatures requises avaient été obtenues et qu’elles seraient présentées au conseil municipal en octobre.
Le conseil en débattra, bien qu’il ne soit pas contraint d’approuver la tenue du référendum. Mais le MRH espère que la pression publique et médiatique se révèlera telle qu’il sera difficile de rejeter la demande populaire sur cette question brûlante. « Nous aurons collecté plus du double du nombre de signatures requis d’ici à l’échéance, explique Ana Gago, qui travaille également pour le MRH. Il y a donc une volonté claire de la population en faveur de la tenue du référendum. Si [la municipalité] s’y refuse, nous mettrons en doute notre démocratie. » Une telle déclaration n’est pas anodine, en cette année où le Portugal célèbre les 50 ans du renversement de la dictature.
Si tout se déroule comme espéré par le MRH, un référendum sera organisé au printemps 2025. Son résultat, à la différence de celui de Berlin, sera contraignant. Si plus de 50 % des électeurs votent « oui », le conseil municipal aura alors six mois pour interdire tous les Airbnb existants et en création, ainsi que les locations équivalentes dans les immeubles résidentiels.
Si plus de 50 % des électeurs votent « oui », le conseil municipal aura alors six mois pour interdire tous les Airbnb existants et en création.
Selon Agustín Cocola-Gant, il n’est cependant pas impossible que, pour contrecarrer cette démarche, le conseil vote un nouveau décret destiné à maintenir l’immobilisme. Mais ce décret ne pourrait attenter à la valeur symbolique du vote des habitants de Lisbonne en faveur de l’interdiction des locations à courte durée. « Si beaucoup d’habitants votent pour signifier “Nous ne voulons pas de ça”, la pression politique demeure. » Les tribunaux pourraient également mettre les bâtons dans les roues de l’initiative. Lorsque des villes comme Édimbourg et Berlin ont tenté de s’attaquer à Airbnb et consorts, la plateforme a lancé une bataille juridique qui a édulcoré ou entravé leurs plans.
Un référendum qui pourrait inspirer le reste du Portugal
Si, malgré les réticences, l’interdiction entrait en vigueur, les effets seraient considérables. Pendant la pandémie, 4.000 locations de courte durée sont revenues sur le marché des locations longues. Les retombées sur les prix lisboètes du locatif et de l’immobilier ont été palpables. « À présent, affirme Ana Gago, imaginez que nous puissions récupérer l’ensemble des 20.000 logements, j’imagine… j’espère que cela aurait des conséquences notables pour Lisbonne et pour la zone métropolitaine dans son ensemble. »
« Les quartiers ne seraient plus accaparés par les touristes, et les logements pourraient de nouveau être occupés par des résidents de tous âges, ajoute-t-elle. Les magasins qui, aujourd’hui, ne se préoccupent que des touristes, pourraient être amenés à repenser leur modèle économique afin d’attirer [les riverains]. Et [avec la stabilisation de la population], les associations de quartier cesseraient de disparaître. »
Dans cette perspective, la lutte tourne autour de qui est en capacité de définir la ville et son centre. « La ville est bien plus qu’un endroit où les investisseurs peuvent gagner de l’argent ; elle doit demeurer un mélange de personnes [différentes] », affirme Agustín Cocola-Gant en se remémorant les investisseurs avec lesquels il a réalisé des entretiens. « Le centre s’est construit grâce à un effort et à un héritage collectifs. Les investisseurs veulent utiliser cet héritage collectif pour faire des affaires [à leur profit] et, ce faisant, nous forcent à partir. C’est à cela que nous nous opposons. »
Il y a 50 ans, lors de la révolution des œillets, Lisbonne s’est soulevée contre l’une des autocraties les plus indéracinables d’Europe et a choisi le pouvoir du peuple. Cependant, alors que le Portugal célèbre les 50 ans de sa démocratie, la montée de l’extrême droite lors des élections 2024 a, pour de nombreuses personnes, jeté un froid sur la célébration de l’événement. Il est louable que des initiatives à l’image du Mouvement pour un référendum sur le logement fassent briller l’espoir que chacun puisse s’emparer des mécanismes démocratiques qu’elles mettent en branle pour provoquer des changements favorables au plus grand nombre.
Lisbonne n’est pas une enclave à part : d’autres zones du pays sont concernées par l’accroissement des pressions exercées sur l’habitat et exacerbées par les locations touristiques.
Lisbonne n’est pas une enclave à part : d’autres zones du pays sont concernées par l’accroissement des pressions exercées sur l’habitat et exacerbées par les locations touristiques. L’Algarve, Porto, Coimbra, Madère et les villes satellites de Lisbonne rencontrent les mêmes problèmes. Grâce à la Constitution signée après la révolution, l’ensemble du pays a accès à ce mécanisme de pétition pour réclamer un référendum. Toutes les personnes qui militent en faveur du droit au logement au Portugal auront les yeux tournés vers l’évolution de la situation à Lisbonne.
Si tout se déroule comme prévu, affirme Ana Gago, ce serait « une lueur d’espoir, qui montrerait que nous pouvons changer nos vies grâce à la mobilisation, à la planification, à l’organisation. Le système en vigueur, cette démocratie, inspirerait de nouveau confiance. » Au moment où le Portugal célèbre le cinquantième anniversaire de sa démocratie, le mouvement référendaire lisboète semble dépasser la simple question des loyers exorbitants.
[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre « In Lisbon, Residents Seek a Vote on Banning Airbnb ».