Anora, Palme d’or du dernier Festival de Cannes, sort en salles ce mercredi 30 octobre. Avec ce huitième long-métrage, Sean Baker poursuit son exploration des marges états-uniennes en refusant, une nouvelle fois, les facilités du misérabilisme ou de la farce. La marque d’un cinéma indépendant véritablement révolutionnaire ?
Anora, jeune strip-teaseuse et prostituée new-yorkaise, se prend d’affection pour Ivan, fils immature d’un oligarque russe. De Brooklyn à Las Vegas, cette Cendrillon des temps modernes vit un véritable conte de fées qui lui permet de s’émanciper socialement, financièrement et affectivement. Mais l’annonce de leur mariage irrite les parents d’Ivan, qui ne tardent pas à envoyer leurs sbires pour tenter d’annuler l’union.
Ce n’est pas la première fois que Sean Baker met en scène des strip-teaseuses (Halley dans The Florida Project), des prostituées (Sin-Dee et Alexandra dans Tangerine) ou encore des acteurs pornographiques (Mikey dans Red Rocket, Melissa, Mikey et Jane dans Starlet). Ce réalisateur des marges, et plus encore des communautés, de tous ceux pour qui le « rêve américain » n’a jamais été autre chose qu’un récit lointain pour vedettes télévisées, pose cette fois sa caméra à Brighton Beach, quartier russe du sud de Brooklyn, pour dévoiler tout ce dont la « Little Odessa » regorge, en termes d’inégalités sociales et de rapports asymétriques.
Par son sujet, Anora diffère peu des précédents films du cinéaste new-yorkais et participe ainsi à la formation d’une œuvre cinématographique relativement cohérente. Le processus, lui aussi, n’est pas complètement nouveau. Habitué aux petits budgets et au « cinéma guérilla » (tournage condensé, équipes réduites et équipements peu coûteux…), Sean Baker a une nouvelle fois eu recours à certaines de ces techniques malgré l’augmentation, certes limitée, des moyens dont il disposait. Ainsi, de nombreux plans d’Anora, ceux à Las Vegas notamment, ont été tournés sans autorisation. Baker accepte volontiers ce qu’il ne voit que comme la contrepartie de son indépendance et admet d’ailleurs, d’un entretien à l’autre, qu’il serait incapable de réaliser un film de studios à plusieurs dizaines de millions de dollars – ou, plus simplement, que ça ne l’intéresse pas.
Cinéaste des marges, films à petit budget… Le cinéma de Sean Baker a souvent été résumé à ces deux éléments. C’est ne pas voir que la « méthode Baker », si tant est qu’elle existe, désigne surtout sa mise en scène singulière.
Refus du misérabilisme
Le succès critique (et commercial, souhaitons-le) d’Anora tient surtout aux choix esthétiques de Baker, à ses parti-pris singuliers qui l’éloignent de bon nombre d’oeuvres mettant en scène des mécanismes de domination sociale. Il refuse ainsi de sombrer dans le misérabilisme et le déterminisme poussif, qui conduit souvent les personnages de « films sociaux » à n’être que les pantins désarticulés d’évènements exogènes, qui s’imposent à eux et les ballotent sans qu’ils aient la moindre prise sur leur destin. Au contraire, chez Baker, les femmes, les hommes se démènent, luttent contre les « verdicts » sociaux, ne restent jamais à la place qui leur est pourtant assignée.
Dans Red Rocket par exemple, Mikey, pornstar à la gloire passée (et en partie fantasmée), essaie de revenir sur le devant de la scène en utilisant Strawberry, jeune fille de 17 ans qu’il tente de convaincre de démarrer une nouvelle carrière dans l’industrie pornographique. Anora, quant à elle, parvient à quitter son milieu social et n’a de cesse de se hisser au niveau de la vie dont elle a toujours rêvé. Et lorsque, dans la deuxième partie du film, la réalité la rattrape (car Sean Baker n’abandonne pas pour autant tout déterminisme social et n’est certainement pas libéral), elle continue de se débattre et de refuser ce qui s’apparenterait à un retour à la case départ. Cette agentivité permet à Baker de donner à son actrice Mikey Madison, formidable dans ce rôle, la liberté nécessaire pour déployer son jeu.
Cette mise en scène lui permet également d’injecter de l’humour, voire de véritables saynètes humoristiques, au sein de son oeuvre. Ainsi, dans sa deuxième partie, le film change complètement de ton, et vire à la comédie sociale et féministe, portée par les employés des parents d’Ivan (Karren Karagulian, Youri Borissov, Vache Tovmasyan) qui se retrouvent décontenancés par la fougue d’Anora, bien décidée à ne pas obéir gentiment à leurs ordres. Sean Baker semble ainsi très loin des farces à la Ruben Östlund, qui n’ont de révolutionnaire que la prétention et qui écrasent leurs protagonistes sous un dispositif pataud et jusqu’au-boutiste.
Tout est question de regard
C’est que le cinéaste quinquagénaire prend au sérieux le regard de ses personnages. Préférant les prises de vue latérales à la plongée, il donne à voir leurs désirs, leurs satisfactions, leurs désillusions aussi, sans désapprobation morale. Ainsi, Anora cède bien vite aux joies de l’argent facile et des achats superflus mais jamais, à aucun moment, l’on n’entend Sean Baker en hors-champ, pourtant anticapitaliste convaincu et assumé, critiquer ses choix.
En se plaçant à la hauteur de ses personnages, il choisit de ne pas alourdir sa mise en scène par un discours moral. De la même manière, il ne fait pas de ses personnages de véritables héros, puisqu’il les montre sujets aux erreurs et compromissions. Ce que blâme Sean Baker, ce n’est donc pas ce qui pourrait s’apparenter a posteriori à de la naïveté de leur part, mais les dispositifs par lesquels ces derniers sont in fine ramenés à leur condition sociale. La violence de ce contrecoup que l’idéologie libérale du self-made man ou woman a contribué, par sa déconnection vis-à-vis du réel, à façonner, est d’autant plus forte que ces personnages – de même que le spectateur – y ont d’abord cru. D’un bout à l’autre du film, Sean Baker se révèle alchimiste en réussissant à faire converger les regards d’Anora et du spectateur.
Montrer les processus de domination dont les individus sont victimes tout en leur ménageant un espace de liberté, d’action permettant à leurs envies et représentations du monde de se matérialiser ne serait-il pas, finalement, la marque d’un cinéma véritablement révolutionnaire ?