« C’est quoi ce pays d’assistés ? De feignasses ? » : et si on prenait le pari de répondre aux provocations médiatiques des (très) riches ? Dans leur nouveau film documentaire, François Ruffin et Gilles Perret plongent la bourgeoisie dans le monde du travail et la précarité. Répondant au défi lancé en plateau par le député, l’avocate parisienne Sarah Saldmann accepte son « stage de réinsertion sociale des riches », bien loin de son quotidien privilégié. Le député-reporter (élu dans la Somme depuis 2017, réalisateur de Merci patron !) et le réalisateur (La Sociale, L’Insoumis, J’veux du soleil, Debout les femmes) ont monté un nouveau carnaval où les petits malmènent les grands. Une blague qui va trop loin ? Pas vraiment. Un film touchant, rythmé, où le duo renoue avec la méthode narquoise et le ton ironique de Merci Patron ! pour aller à la rencontre des invisibles qui font tourner le pays.
Le prétexte Sarah Saldmann, figure à l’excès de la bourgeoisie décomplexée
Un premier plan sur des talons et une silhouette longiligne qui bat le pavé parisien, chihuahua en cadence. Sarah Saldmann, chroniqueuse outrancière des Grandes gueules, éditorialiste sauce CNews ou TPMP, avocate d’influenceurs, reçoit un François Ruffin faussement impressionné au Plaza Athénée, croque-monsieur platinium en premier plan. Les premières minutes du documentaire annoncent le contraste à venir pour le « Vis ma vie » de la pourfendeuse médiatique des « fainéants » et des « assistés ».
L’observation participante s’égraine ensuite dans les journées des travailleurs précaires, à côté du chauffeur-livreur, de l’auxiliaire de vie, des salariés de l’agroalimentaire, de cuisiniers, des bénévoles des Resto du cœur, d’un agriculteur et des salariés du dispositif territoire zéro chômeur. Des témoignages, des explications, des morceaux de vie. On ne quitte le monde du travail que pour partager les loisirs populaires : un match de foot à Flixecourt [prononcez Fichecourt ndlr] ou une fête d’Halloween avec tombola et chamboule-tout.
Sarah Saldmann tient son rôle de bourgeoise naïve, bouffonne en ligne de crête, souvent assez drôle – souvent à ses dépends. Caricaturale dans sa déconnexion avec le sens commun, superficielle et bling-bling, on en vient parfois à se poser la question de sa sincérité et de sa propre mise en scène d’elle-même, comme quelqu’un qui voudrait prouver, même au prix de sa dignité, qu’elle fait partie des happy few. Elle ne saurait représenter toute la bourgeoisie, tous les riches, mais on tient un fétiche grotesque de ce qu’ils peuvent être. Authentique ou non, elle sert de merveilleux prétexte et de négatif pour montrer la France du travail et des salariés qui galèrent. Arbitrage politique ou nécessité organisationnelle, tout l’intérêt du documentaire réside dans l’effacement progressif de Sarah Saldmann. Elle, qui tenait le rôle principal dans les premières scènes, est peu à peu remplacée par ce peuple qu’elle méprise. « Sarah Saldmann, est-ce qu’elle a vraiment changé ? Ça, à la limite on s’en fiche, ce qui compte c’est les gens », nous dit François Ruffin à la fin du film.
Montrer les invisibles, leurs souffrances et leur dignité
L’objectif affiché des réalisateurs est de filmer le travail pour démonter le discours sur « les fainéants et les assistés » que tiennent de manière caricaturale Sarah Saldmann et ses déclinaisons à longueur de plateau. Ce même discours qui construit le juteux terreau des offres électorales à l’extrême droite.
Le documentaire va donc à la rencontre des gens, nous donne à voir les invisibles, leurs vies souvent cabossées, leurs problèmes, leurs espoirs et leurs souffrances, notamment psychologiques. C’est parfois noir et désespéré mais c’est aussi plein de force et de joie, fraternel, touchant et drôle. Voilà un film populiste, dans ce que le terme a de noble, c’est-à-dire qui réhabilite l’émotion au centre de la question politique. Ils et elles ont des noms, des visages, des voix, des émotions, une dignité. Voilà un documentaire social qui nous les montre dans leur quotidien. Ils sont héroïques dans leurs galères ; aucun ne ressemble au fantasme du profiteur d’un État providence naïf.
Parmi tous les thèmes du film, entre la question des retraites et celle de la précarité, la santé au travail semble prendre une dimension particulière. Et pour cause : c’est sans doute un des sujets les plus préoccupants dans la nouvelle phase de détricotage de l’État social que nous vivons. D’abord sur le suivi et le contrôle médical de long cours : en 2005, 70 % des salariés du privé déclaraient avoir eu une visite avec un médecin ou une infirmière du travail dans les 12 derniers mois. Ils ne sont plus que 39 % en 2019.
Ensuite sur la question majeure des inaptitudes, qui ne sont pas chiffrées officiellement. En octobre 2023, un rapport, conduit logiquement par François Ruffin, les évalue à plus de 100 000. Le schéma semble bien établi : après un accident ou une maladie, revenir au travail est plus difficile et le risque de dégringolade est grand. Sans poste adapté, sans disposition prise par l’employeur, l’état de santé s’aggrave et se termine souvent en déclaration d’inaptitude. Derrière, c’est le licenciement, le chômage. Très vite, il ne reste plus que le RSA pour vivre. Les salariés, âgés et peu qualifiés, sont surreprésentés au sein des inaptes. En 2012, 43 320 inscriptions à Pôle emploi se faisaient pour cette raison, aujourd’hui il y en a désormais 101 192 : soit une hausse de 134 %. L’inaptitude est passivement le plus grand plan social du pays.
Les écueils qu’on évite, les questions auxquelles on ne répond pas
Le personnage de François Ruffin n’est ni assez présent pour cannibaliser le récit, ni assez absent pour qu’on oublie qu’il est l’enquêteur, le procureur et le jury de l’expérience. De commentaires en questions, de haussement d’épaule en froncements de sourcils, il garde son juste fil. Notons qu’il n’est fait aucune mention de son travail politique ni de son mandat pendant le documentaire, peut-être pour reprendre ses habits plus neutres de journaliste impertinent.
Comme nul documentaire social ne saurait être exhaustif, de nombreuses questions restent ouvertes quand le générique de Au Boulot ! commence. Un caractère irrésolu d’ailleurs évoqué directement au cours du film par François Ruffin.
La première question est une limite de l’exercice, celle du genre de Sarah Saldmann, qui fait l’objet d’un traitement très prudent. Critiquer la bourgeoisie à travers la figure d’une femme, jeune de surcroît, ne rend pas l’exercice plus facile. Aux premières images, c’est la crainte qui pourrait animer un spectateur attentif : la prudence de mise est rassurante, mais elle semble museler aussi la critique globale. Ainsi, François Ruffin ne semble pas s’autoriser par exemple à pousser trop loin la critique de la wish list vuitonnée de diamants de l’avocate, listant les sacs à main de luxe, les montres et les bijoux qu’elle convoite, lors d’une scène surréaliste dans la cuisine rouge et verte la plus connue de Picardie.
Un second point est plus structurel : c’est la question médiatique. Le regard sur le travail et les travailleurs porté et dans les médias et dans le discours dominant est un regard confisqué. Le système économique et politique qui conduit l’avocate parisienne à être la voix et le commentaire d’un réel qu’elle ne connaît pas est le même qui conduit Emmanuel Macron au pouvoir en 2017 : une oligarchie aux intérêts matériels communs, de l’empire Bolloré à celui de Bernard Arnault, avec son agenda et sa bataille culturelle.
On sait de quoi parle ce film : des petits contre les gros, de la dignité des invisibles. On sait à quoi s’en tenir : un nouveau documentaire de Gilles Perret et François Ruffin, sans grande recherche esthétique, loin des canons du genre. Le pari d’un « feel good movie » (sic) dans la France qui se lève très tôt reste tout de même réussi. Mais à qui s’adresse ce film ? Il séduira les convaincus c’est certain. On peut malgré tout lui prédire un grand succès dans les salles obscures des grandes villes, auprès de celles et ceux qui ne sont ni avocate millionnaire ni femme de chambre au corps cassé. Et le documentaire trouvera peut-être alors son objectif : s’adresser à la creative class, aux urbains progressistes, à tous ceux qui, en juin et juillet, passionnés ou non, des socio-hollandistes sur le retour aux partisans du NPA, ont glissé dans l’urne un bulletin estampillé Nouveau Front Populaire. Mais leur rappeler aussi qu’un autre pays existe, qu’il ne faut jamais l’oublier, même quand on l’évoque sans le connaître, même quand on a l’impression de déjà se battre pour lui.