Après plus d’une demi-décennie d’emprisonnement, à l’issue d’un imbroglio juridique que LVSL avait analysé de près, Julian Assange est libre. En octobre dernier, il effectuait sa première prise de parole à Strasbourg, devant l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe. Il est revenu sur la persécution dont il a été l’objet. Sa conception du journalisme (« être un militant pour la vérité »). Et les défis auxquels font face les défenseurs de la liberté d’expression. Il a déploré une carence de solidarité entre journalistes, à l’heure où ceux-ci sont des victimes privilégiées des bombardements – notamment dans la bande de Gaza. Une intervention peu couverte par la presse française, quand bien même c’est en France qu’Assange a choisi de s’exprimer pour la première fois depuis sa libération. Compte-rendu.
Pour une analyse détaillée de l’affaire Assange, nous vous invitons à visionner les deux conférences organisées en partenariat avec le Comité de soutien Assange : « Assange, la mauvaise conscience de l’Occident » (Stella Assange, Rony Brauman, Serge Halimi, Arnaud le Gall, Cédric Villani) et « La traque de Julian Assange et de Wikileaks » (Stefania Maurizi, Mathias Reymond, Denis Robert et Anne-Cécile Robert) NDLR.
« Je ne suis pas libre aujourd’hui parce que le système a fonctionné », a déclaré Julian Assange. « Je suis libre parce qu’après des années d’incarcération, j’ai plaidé coupable d’avoir fait du journalisme. J’ai plaidé coupable d’avoir cherché à obtenir des informations d’une source. J’ai plaidé coupable d’avoir obtenu des informations de cette source. Et j’ai plaidé coupable d’avoir informé le public de la nature de ces informations. Je n’ai pas plaidé coupable d’autre chose ».
Ces paroles, ce sont les premières remarques publiques d’Assange en tant qu’homme libre. Sa dernière interview remontait à 2018. De 2019 à juin 2024, il était détenu dans une prison de haute sécurité, dans l’impossibilité de s’adresser directement au public.
Depuis qu’il a accepté de plaider coupable en vertu de la loi sur l’espionnage pour ce qui s’apparente essentiellement à du journalisme, Julian Assange a largement évité de se montrer aux yeux du public. Sa femme, Stella, a expliqué qu’Assange, qui a subi ce qu’un expert des Nations unies a qualifié d’actes de « torture », avait besoin de temps pour se rétablir.
Mais le 1er octobre 2024, Assange a témoigné devant l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE). Le Conseil est un organe composé de quarante-six pays européens chargé de protéger les droits de l’homme en Europe. Les membres de l’APCE sont des parlementaires de leurs pays respectifs.
L’APCE avait exprimé à plusieurs reprises sa préoccupation concernant la détention de Julian Assange et les poursuites engagées par les États-Unis à son encontre. Il avait nommé Thórhildur Sunna Ævarsdóttir, parlementaire islandaise du Parti Pirate, rapporteur officiel sur « la détention de Julian Assange et ses effets néfastes sur les droits de l’homme ». Dans le cadre de son travail, celle-ci a demandé à Assange de témoigner devant une commission, la veille du jour où un groupe élargi de l’APCE devait débattre d’une résolution présentée dans le cadre de son mandat. Celle-ci déclare qu’Assange avait été un prisonnier politique pendant sa détention, et appelle les États-Unis à réformer leur loi sur l’espionnage (Espionage Act). Elle a finalement été adoptée par 88 voix contre 13, avec 20 abstentions.
Sous les fourches caudines de la classe dirigeante
Avant le témoignage d’Assange, Ævarsdóttir a rappelé que WikiLeaks « a publié et révélé des cas effroyables de crimes de guerre, de disparitions forcées, de torture, de corruption, d’enlèvements et d’une multitude d’autres violations des droits de l’homme ». Comme l’a noté le parlement islandais, « Julian Assange a rempli la mission que les journalistes d’investigation ont l’habitude de remplir… Malheureusement, au lieu de poursuivre les auteurs des crimes ainsi révélés, les États-Unis ont décidé de poursuivre le lanceur d’alerte et l’éditeur. Au lieu de condamner des criminels de guerre, ils ont condamné le lanceur d’alerte et le journaliste ».
Avec la publication de la vidéo « Collateral Murder », qui dévoile des tirs d’hélicoptères américains sur des civils irakiens – dont deux journalistes de l’agence Reuters -, WikiLeaks et Assange se sont faits connaître du grand public. Assange ne se contentait pas de dénoncer les crimes de guerre des grandes puissances – il souhaitait dévoiler au monde la machine qui entretient les conflits.
Dans de nombreux discours, il ne cessait de répéter que les guerres étaient étroitement liées au secret d’État. Que la recherche de la vérité, et son exposition au public, en étaient les meilleures antidotes. Des déclarations devenues virales sur les réseaux sociaux. Mais depuis plusieurs années, comme Assange était resté loin des caméras, qu’il avait souffert d’épouvantables conditions de détention, nul ne savait à quoi s’attendre avec cette intervention.
Ce fut précisément l’objet de sa prise de parole. Dès ses premiers mots, il devait déclarer combien il lui était difficile de transmettre l’expérience de « l’isolement pendant des années, dans une petite cellule ». Qu’il n’était pas « entièrement équipé » pour parler pleinement de ce qu’il avait enduré. L’ancien prisonnier politique s’est excusé à l’avance de ce que ses « mots pourraient vaciller » ; « m’exprimer dans ce nouveau contexte est un défi », ajoutait-il.
Mais Assange a vite retrouvé sa verve d’antan. Il a expliqué comment le « journalisme de WikiLeaks a renforcé la liberté d’information et le droit du public à savoir ». Il a décrit son travail sur les documents de la lanceuse d’alerte Chelsea Manning comme « une immersion dans les guerres sales et les opérations secrètes du monde ». Cette expérience lui a donné une « vision politique concrète ».
Le coût fut important. Assange a rappelé les attaques juridiques dont il a fait l’objet, la surveillance permanente et les diverses machinations des services américains à son encontre. La première étape, ce fut l’arrestation de Manning. Les États-Unis ont surveillé WikiLeaks, soudoyé des informateurs potentiels et « fait pression sur les banques et les services financiers pour qu’ils bloquent nos abonnements et gèlent nos comptes », a-t-il rappelé. Pourtant, l’administration de Barack Obama a refusé de poursuivre l’organisation.
Les choses ont changé avec l’élection de Donald Trump. Celui-ci nomme Mike Pompeo, un « ancien cadre de l’industrie de l’armement », à la tête de la CIA et William Barr, « un ancien officier de la CIA », au poste de procureur général. Lorsque WikiLeaks publie une série de révélations sur la surveillance exercée par la CIA, l’agence se livre à un certain nombre d’actions illégales, notamment l’élaboration de plans visant à le kidnapper ou l’assassiner. Le ministère de la justice de Trump finit par l’inculper à la suite des révélations de la période Manning.
Assange a affirmé que WikiLeaks estimait, au départ, que le premier amendement de la Constitution des États-Unis et l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme protégeaient ses actions. Jamais auparavant les États-Unis n’avaient inculpé un éditeur ou un journaliste en vertu de la loi sur l’espionnage (Espionage Act), qui criminalise la divulgation non autorisée d’informations relatives à la défense nationale.
« Les lois ne sont que des bouts de papier et peuvent être réinterprétées à des fins politiques », a-t-il conclu. « Ce ne sont que les règles établies par la classe dirigeante, au sens large. »
« Militants pour la vérité »
Par moments, la présence d’Assange a pris des allures de célébration – au point qu’il a été acclamé avant même de prendre la parole.
Tout en évoquant le caractère surréaliste de son périple, Assange a brossé un tableau résolument pessimiste de l’état actuel du monde. Depuis sa mise en accusation, la censure et le gouvernement par le secret se sont accus, estime-t-il. Et la liberté d’expression se trouve à une « croisée de chemins bien sombre ».
Assange a invoqué à plusieurs reprises les guerres de Gaza et d’Ukraine. Il a fallu à WikiLeaks un lanceur d’alerte pour obtenir et publier la vidéo « Collateral Murder » ; dans les guerres actuelles, les horreurs sont diffusées en direct chaque jour et en temps réel. La Russie a utilisé la guerre en Ukraine pour criminaliser le journalisme au niveau national. Comme l’a fait remarquer Assange, en vertu du précédent des États-Unis, la Russie pourrait également tenter d’appliquer aux journalistes européens, de manière extraterritoriale, ses lois nationales sur le secret défense.
Des journalistes sont tués tous les jours, dans les guerres à Gaza ou en Ukraine. Des guerres qui, déplore-t-il, entraînent une rupture de la solidarité journalistique : « l’alignement politique et géopolitique des organisations médiatiques les pousse à ne couvrir que certaines victimes », estime-t-il. Une tendance qui, pour son propre cas, fut flagrante…
Son discours n’était nullement pessimiste. Il a rappelé que la liberté d’expression était à la croisée des chemins, et non à l’agonie. Exhorté les législateurs présents à agir pour s’assurer que « les voix du plus grand nombre ne soient pas réduites au silence par les intérêts de quelques-uns ». Enjoint les journalistes à la solidarité. Et, faisant allusion aux débats sur son statut, journaliste ou militant : « les journalistes doivent être des militants de la vérité ».
Exception américaine
L’accueil chaleureux réservé à Assange par les parlementaires européens contraste fortement avec la réception qu’il a reçue aux États-Unis. Que le lendemain, des parlementaires de toute l’Europe, dont de nombreux alliés des États-Unis au sein de l’OTAN, aient voté pour faire d’Assange un ancien prisonnier politique et appeler les États-Unis à modifier leur loi sur l’espionnage, montre à quel point le gouvernement américain a été en décalage avec le reste du monde dans son acharnement contre lui.
Il est certainement important de célébrer la liberté d’Assange. De telles victoires sont trop rares pour ne pas les savourer. Il a révélé les crimes commis lors des guerres américaines en Irak et en Afghanistan, au nom de la « lutte contre le terrorisme ». Mais nous sommes aujourd’hui confrontés à de nouvelles guerres, et à de nouveaux crimes. Le prix à payer pour dire la vérité sur leur nature est toujours aussi élevé.