De longue date, le Groenland subit des pressions multiformes pour s’ouvrir aux investissements étrangers. Entre autres procès, cette terre riche en minéraux est attaquée par la société australienne ETM, qui lui réclame une indemnisation de 11,5 milliards de dollars pour rupture de contrat. Avec Donald Trump, l’ambition des États-Unis s’affiche désormais sans fard : au nom de la « sécurité énergétique », ils souhaitent faire main basse sur le sous-sol de l’île. L’abondance de métaux rares que l’on y trouve permettrait notamment de briser le quasi-monopole conquis par la Chine dans ce secteur. L’empire du milieu, qui souhaite intégrer le Groenland dans des « routes polaires de la soie », n’est pas en reste.
Pourquoi Donald Trump est-il si intéressé par le Groenland ? Au cours de sa première présidence, en 2019, il avait déjà surpris en faisant part de son intention d’acheter au Danemark cette île de l’Arctique, sous forme d’une opération immobilière.
À l’époque, il a surtout été tourné en ridicule, notamment lorsqu’il avait lui-même tweeté une image de sa vulgaire Trump Tower plantée dans le décor serein du Groenland avec un petit mot réconfortant : « Je promets de ne pas faire ça au Groenland ». Il faut dire que 80 % de la superficie du pays est recouverte de glace et que son PIB (3,24 milliards de dollars en 2021) est généré en grande partie par les exportations de produits de la pêche et les subventions du gouvernement danois.
Beaucoup n’y voyaient que de la mégalomanie sans conséquence. Le Danemark, qui continue à conserver certains privilèges de colonisateur sur les indigènes inuits, a balayé ses remarques d’un revers de la main.
Comme un air de déjà vu
Et voici qu’au cours des semaines qui ont précédé son investiture, Trump redouble d’insistance. Selon lui, les États-Unis ont besoin du Groenland « à des fins de sécurité nationale », a-t-il déclaré lors d’une conférence de presse. Plutôt que d’y voir cette fois un simple accord immobilier avec le Danemark, le président américain n’exclut pas d’utiliser des moyens militaires ou économiques pour prendre le contrôle de l’île.
La multinationale ETM est engagée dans une procédure d’arbitrage contre le Groenland afin d’obtenir une indemnisation de 11,5 milliards de dollars
En termes de « sécurité nationale », l’Arctique revêt une importance stratégique considérable en tant que zone de transit pour les sous-marins nucléaires qui peuvent y être dissimulés sous la glace. En effet, les États-Unis ont depuis longtemps voulu stocker des missiles nucléaires dans les glaces du Groenland, notamment dans le cadre d’un projet militaire particulier datant de la Guerre froide, le projet Iceworm, sous couverture d’un autre projet très médiatisé et encore actuel, baptisé Camp Century.
Depuis la base spatiale de Pituffik, dans le nord du Groenland, que les États-Unis commandent depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le personnel militaire exploite des systèmes d’alerte précoce. La base facilite également la surveillance de l’espace et la commande de satellites. Il va de soi que les missiles américains, s’ils étaient basés ici, se trouveraient à proximité immédiate de la Russie.
Pourtant, compte tenu du fait que Washington possède déjà cette présence sans avoir besoin de posséder directement le Groenland, il semble curieux que Trump souhaite aller encore plus loin pour contrôler l’ensemble du pays, même dans un contexte de tensions accrues avec la Russie et la Chine.
Rompre le monopole chinois
La raison la plus probable réside dans l’abondance de minéraux bruts cachés dans la fonte des glaces – et la lenteur avec laquelle le Groenland délivre des licences d’exploitation pour ces minéraux. Au cours des quarante dernières années, l’Arctique s’est réchauffé quatre fois plus vite que le reste du globe. Les calottes glaciaires du Groenland sont particulièrement touchées, ce qui incite les scientifiques à tirer la sonnette d’alarme sur l’élévation du niveau des mers, les phénomènes météorologiques extrêmes et l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre.
Si certains s’inquiètent de la transformation écologique du Groenland, d’autres y voient une opportunité. La fonte des glaces rend accessibles des routes maritimes, des terres, des minéraux et des métaux qui ne l’étaient pas depuis des milliers d’années ; parmi eux, des matériaux désignés comme « critiques » pour la transition énergétique. À l’ère des catastrophes climatiques, les ressources naturelles les plus recherchées sont celles qui sont nécessaires à la fabrication des véhicules électriques, des éoliennes et des panneaux solaires. Il s’agit notamment des terres rares.
Il convient de rappeler ici la déclaration plutôt audacieuse d’une société minière australienne, Energy Transition Minerals (ETM), qui suggère que le Groenland pourrait devenir le plus important producteur occidental de terres rares essentielles. À l’heure actuelle, la Chine reste le principal exportateur de terres rares.
Selon l’Agence internationale de l’énergie, la Chine domine l’extraction des minerais de terres rares (60 % du marché) et le raffinage (90 % du marché). Elle exploite cette position dominante, notamment en interdisant l’exportation des technologies d’extraction, de séparation et de raffinage des terres rares. Rompre ce quasi-monopole est un objectif clé de la stratégie industrielle « verte » de l’Occident, qui se focalise sur la sécurisation des chaînes de valeur mondiales dans ce que la chercheuse Thea Riofrancos nomme le « réseau sécurité-durabilité ».
ETM est actuellement engagée dans une procédure d’arbitrage d’investissement contre le Groenland afin d’obtenir une indemnisation pour le montant astronomique de 11,5 milliards de dollars américains. En 2021, un nouveau gouvernement groenlandais, dirigé par le parti de gauche Inuit Ataqatigiit, opposé à l’exploitation minière et plébiscité par les Inuits indigènes en quête d’indépendance, avait annulé les licences précédemment accordées à ETM en raison des risques de pollution par l’uranium.
La demande d’arbitrage d’ETM est soutenue par un fond de financement du contentieux basé à Londres. Il ne fait aucun doute que des arbitrages de cette nature se trouvent en toile de fond de l’intérêt de Donald Trump pour l’île. Le potentiel d’exploitation des terres rares est aussi très probablement la raison pour laquelle les ripostes des autres puissances hégémoniques de la transition « verte » ont été beaucoup plus vigoureuses cette fois-ci. Le Groenland promet d’être la prochaine frontière du développement des industries extractives.
Chasse au trésor dans l’Arctique
Dans ce ballet entre puissances impériales autour du Groenland, le Danemark joue un rôle central. « Le Groenland appartient aux Groenlandais », a déclaré la première ministre danoise, Mette Frederiksen, en réponse aux déclarations de Donald Trump. Ce n’est pas tout à fait vrai.
Le Groenland n’est pas un État-nation indépendant, mais une province autonome du royaume danois. Il dispose d’un certain pouvoir dévolu depuis les années 1950, mais les relations avec le Danemark demeurent tendues. La colonisation de peuplement pratiquée par les Danois, le contrôle forcé des naissances pour les femmes et les filles autochtones et l’enlèvement d’enfants autochtones – pour les éduquer comme « sujets modèles » au Danemark – sont autant d’éléments qui ont marqué l’histoire du Groenland. Le danois, et non le groenlandais, demeure la langue des élites politiques, administratives et culturelles.
L’un des principaux domaines dans lesquels le Danemark conserve un pouvoir de type colonial sur le Groenland est celui de la politique étrangère et de la sécurité, ce qui explique pourquoi Trump souhaite racheter le Groenland au Danemark. Les juristes internationaux qualifient cette rétention de pouvoir de déni du droit à l’autodétermination.
Ce n’est pas la première fois que les États-Unis tentent d’acheter le Groenland au Danemark ; l’État danois avait déjà décliné une offre en 1946. Dans un geste symbolique, lors de sa récente « excursion éclair » à Nuuk, capitale du Groenland, Donald Trump Jr a posté sur X une photo de lui devant la statue du missionnaire danois Hans Egede, apôtre de la colonisation du Groenland. Il a qualifié cette âme sœur en violence impériale de « fondateur » du Groenland.
Cette même statue avait été badigeonnée de peinture rouge et marquée du mot « décoloniser » en 2021, année au cours de laquelle les célébrations marquant les trois cents ans de l’arrivée d’Egede sur les côtes groenlandaises ont été annulées. En vertu du droit international, il ne serait pas légal pour le Danemark de « vendre » le Groenland. Mais comme le montrent les actes brutaux d’occupation et d’annexion dans le monde contemporain, de Gaza à l’Ukraine, le déni du droit à l’autodétermination est une pratique courante des États impériaux. Ce déni va régulièrement de pair avec la racialisation et la déshumanisation des populations autochtones.
Si le Danemark est le principal joueur impérial au Groenland, l’Union européenne (UE), la Russie, la Chine et divers milliardaires en sont les autres solistes. En 2024, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, s’est rendue à Nuuk pour ouvrir un bureau de l’UE, destiné à marquer le « renforcement de la coopération » entre le Groenland et l’UE. L’accord de coopération prévoit des investissements dans l’éducation et les compétences sur l’île en échange de l’obtention de matières premières essentielles pour l’UE. Cela explique peut-être pourquoi l’Allemagne et la France se sont empressées de lancer des avertissements à Trump concernant l’inviolabilité des frontières.
Un rapport des services de renseignement danois publié en décembre 2024 indique que la Russie est également en train d’agir de manière plus agressive dans l’Arctique. Il suggère que Moscou est prêt à accorder à la Chine un plus grand accès à la région, même à contrecœur. En effet, la coopération sino-russe dans le cadre d’une initiative de route de la soie polaire, destinée à investir dans les infrastructures de transport dans l’Arctique, demeure une source de préoccupation pour les intérêts occidentaux dans la région.
Les milliardaires ne sont pas en reste. En 2022, Jeff Bezos, Michael Bloomberg et Bill Gates ont fait la Une des journaux en investissant dans une « vaste chasse au trésor dans l’Arctique » au Groenland. Tous ces acteurs se disputent le contrôle des ressources, tandis que les revendications des Groenlandais sont étouffées ou anéanties a coup de batailles juridiques.
Entre-temps, le premier ministre groenlandais a de nouveau exprimé son désir d’indépendance. Son appel a été ignoré de tous. L’île sera-t-elle le prochain territoire sacrifié à des fins énergétique, au nom de la transition verte ?