Faire obstacle à la paix

Jusqu’à quel point l’Union européenne s’opposera-t-elle à une issue négociée du conflit ukrainien ? Déploiement de troupes, nouvelles sanctions, budgets militaires en hausse : au moment précis où un cessez-le-feu devient envisageable, Bruxelles accélère l’escalade. Au nom d’une victoire désormais hors de portée, les capitales européennes sabotent les pourparlers, isolent leur propre camp — et prolongent une guerre qu’elles ne peuvent pas gagner. Face à l’éventualité d’une paix négociée, l’Union semble redouter moins la défaite que la fin du récit qu’elle s’est imposée à elle-même. Article de Fabian Scheidler, originellement paru dans la New Left Review sous le titre « Preventing Peace » et traduit pour LVSL par Alexandra Knez.

Alors que les négociations en vue d’un accord de paix en Ukraine sont en cours et que Washington laisse entrevoir une possible détente avec le Kremlin, les États européens s’efforcent d’entraver le processus. De nouvelles sanctions sont imposées à Moscou, des armes sont acheminées en urgence vers les lignes de front et on débloque des fonds pour le réarmement. La Grande-Bretagne, la France et l’Allemagne visent à augmenter leurs budgets de défense pour atteindre au moins 3 % du PIB, quand l’UE prévoit de créer un « fonds de contributions volontaires » pouvant atteindre 40 milliards d’euros pour l’aide militaire. En cas de cessez-le-feu, Emmanuel Macron et Keir Starmer n’excluent pas le déploiement de troupes en Ukraine. Une mesure qui se veut « rassurante », alors qu’il semble probable que seuls des soldats neutres soient crédibles comme que gardiens de la paix.

Si certains dirigeants de l’Union européenne ont timidement pris acte de la démarche diplomatique de Donald Trump, la position officielle du Vieux continent depuis février 2022 – à savoir que les combats ne doivent pas prendre fin sans une victoire absolue de l’Ukraine – reste largement inchangée. Kaja Kallas, haute représentante de l’Union européenne en charge des Affaires étrangères et de la sécurité, est depuis longtemps opposée aux efforts visant à désamorcer le conflit, déclarant en décembre dernier qu’elle et ses alliés feraient « tout ce qu’il faut » pour écraser l’armée de l’envahisseur russe.

On pourrait penser que l’UE aurait intérêt à éteindre l’incendie à ses portes. Elle continue pourtant d’y verser de l’huile

Ces propos ont récemment été repris par la Première ministre danoise, Mette Fredriksen, qui a même suggéré que « la paix en Ukraine est en réalité plus dangereuse que la guerre ». Le mois dernier, lorsque les négociateurs ont évoqué la possibilité de lever certaines sanctions pour mettre fin aux hostilités en mer Noire, la porte-parole de la Commission européenne pour les affaires étrangères, Anitta Hipper, a affirmé que « le retrait inconditionnel de toutes les forces militaires russes de l’ensemble du territoire ukrainien serait l’une des principales conditions préalables ».

Cette position semble reposer sur l’hypothèse que l’Ukraine serait capable d’expulser les Russes et de reconquérir toutes les terres perdues – scénario qui est manifestement irréaliste. Dès l’automne 2022, le général Mark Milley, alors président de l’état-major interarmées des États-Unis, a admis que la guerre s’était enlisée et qu’aucune des deux parties ne pouvait l’emporter. En 2023, Valery Zalushnyi, alors commandant suprême des forces armées ukrainiennes, faisait un aveu similaire. Finalement, même ces sombres prévisions se sont révélées trop optimistes. Au cours de l’année écoulée, la position de l’Ukraine sur le champ de bataille n’a cessé de se détériorer. Ses pertes territoriales s’accumulent et ses victoires dans la région russe de Koursk ont été presque entièrement effacées. Chaque jour, le pays se dirige vers l’effondrement, tandis que le nombre de ses victimes et ses dettes augmentent.

Il est peu probable que Kallas, Fredriksen et Hipper croient réellement que la Russie se retirera du Donbass et de la Crimée, et encore moins de manière inconditionnelle. En insistant sur ce point comme condition préalable à la levée ou même à la modification des sanctions, ils écartent de facto la perspective d’un allègement des sanctions, et renoncent ainsi à l’un de leurs moyens les plus concrets de faire pression dans les négociations. On pourrait penser que l’UE aurait tout intérêt à éteindre l’incendie à ses portes. Pourtant, elle continue d’y verser de l’huile, compromettant ainsi ses propres intérêts en matière de sécurité ainsi que ceux de l’Ukraine. Au lieu de se positionner comme médiateur entre les États-Unis et la Russie – seule option rationnelle compte tenu de sa position géographique –, elle continue d’ignorer les deux grandes puissances et d’accroître son propre isolement.

Comment expliquer ce comportement apparemment irrationnel ? L’intellectuel indien Vijay Prashad soupçonne les élites européennes de s’être avant tout investies dans la préservation de leur propre légitimité. Elles auraient trop engagé de capital politique dans cet objectif de paix « victorieuse » pour se retirer maintenant. Compte tenu de sa position de force sur le champ de bataille, il est encore trop tôt pour dire quel type d’accord le Kremlin accepterait.

Mais si Moscou était d’accord pour un cessez-le-feu, le discours que l’UE a véhiculé ces trois dernières années – selon lequel il est impossible de négocier avec Poutine, qu’il est déterminé à conquérir d’autres États européens, que son armée serait bientôt désintégrée – serait fatalement remis en cause. À ce stade, un certain nombre de questions difficiles se poseraient. Comment expliquer, par exemple, que l’UE ait refusé de soutenir les pourparlers de paix d’Istanbul au printemps 2022, lesquels avaient de fortes chances de mettre fin au conflit, d’éviter des centaines de milliers de victimes et d’épargner à l’Ukraine une succession de défaites cuisantes ?

Un accord de paix viable freinerait également la frénésie de réarmement qui sévit actuellement en Europe. S’il est établi que les objectifs de la Russie sont avant tout régionaux, et qu’elle vise par son influence à repousser les menaces potentielles sur son périmètre occidental, alors l’accroissement des dépenses militaires ne pourrait plus être justifiée par l’allégation selon laquelle le Kremlin complote pour envahir l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie avant de marcher plus à l’ouest. Dans le même ordre d’idées, il ne sera plus aussi facile d’obtenir l’adhésion du public au démantèlement de l’État-providence, que l’Europe ne peut soi-disant plus se permettre, pour construire une économie de guerre. L’appel à davantage d’austérité – affaiblissant les services publics de santé, de l’éducation, des transports, de la protection de l’environnement et des prestations sociales – perdra toute justification.

Noam Chomsky avait déjà souligné qu’une dynamique de démantèlement des programmes sociaux au profit du complexe militaro-industriel était à l’oeuvre sous le New Deal aux Etats-Unis. Alors que l’État-providence renforce le désir d’autodétermination des citoyens, agissant comme un frein à l’autoritarisme, l’économie de guerre génère des profits sans avoir à se soucier des droits sociaux. C’est donc le remède parfait pour une élite européenne qui peine à perpétuer son pouvoir dans un contexte de stagnation économique, d’instabilité géopolitique et de contestation populaire.

Cependant, l’UE pourrait également être réticente à s’engager dans une diplomatie constructive en raison de ses relations avec une nouvelle administration américaine plus hostile. Si l’Union maintient qu’une paix victorieuse est réalisable, tout en sachant pertinemment que ce n’est pas le cas, alors elle pourra présenter tout compromis négocié par Donald Trump comme une trahison. Cela permettra aux opposants du chef d’État américain d’affirmer qu’il a « poignardé l’Ukraine dans le dos » et qu’il est le seul responsable de ses pertes territoriales. S’opposer à la paix devient un moyen utile de créer l’amnésie historique.

On ne saurait trop insister sur les effets destructeurs de cette stratégie. Les forces qui, à l’intérieur et à l’extérieur de l’Ukraine, veulent poursuivre indéfiniment une guerre perdue d’avance ou saboter un accord de paix, n’en sortiront que renforcées. Ce sera un facteur aggravant, accroissant la probabilité d’une guerre civile en Ukraine et d’une confrontation directe entre l’UE et Moscou. Si les dirigeants européens se souciaient réellement de la « sécurité » de leurs pays, ils seraient avisés de reconnaître certaines vérités douloureuses. Parmi elles, l’échec de l’approche occidentaliste du conflit, de la livraison d’armes à tout va, du rejet de la diplomatie. Garantir la paix sur le continent exige une orientation radicalement différente : entamer un processus de négociation plutôt que le torpiller en coulisses.