Avec Enzo, présenté en ouverture de la Quinzaine des cinéastes 2025, Laurent Cantet et Robin Campillo proposent un film à mi-chemin entre le récit d’apprentissage et le portrait d’adolescent qui interroge la figure traditionnelle du transfuge de classe. Un geste subversif aussi intime que politique.
L’année dernière, les festivaliers présents pour l’ouverture de la Quinzaine des cinéastes assistaient émus à la projection de Ma vie ma gueule, le très beau film posthume de Sophie Fillières, disparue peu après le tournage. En 2025, c’est avec autant d’émotion qu’ils ont découvert Enzo, lui aussi projeté en ouverture de la Quinzaine. La réalisation du film, co-écrit par Robin Campillo et Laurent Cantet, devait être assurée par ce dernier, avant d’échoir à son collègue et ami à la suite de son décès en avril 2024. « Un film de Laurent Cantet réalisé par Robin Campillo », peut-on lire au générique d’ouverture. Un film à quatre mains donc, qui derrière le récit d’apprentissage et le portrait d’un adolescent tourmenté effectue un geste politique éminemment subversif en contournant le parcours traditionnel du transfuge de classe, en inversant les points de vue et en matérialisant les différences et tensions sociales dans la chair même de ses personnages.
Un transfuge de classe à l’envers
Enzo raconte l’histoire d’un adolescent de seize ans de bonne famille (la mère est ingénieure, le père professeur de mathématiques à l’université) qui, après le collège, décide de devenir maçon, au grand dam de son père. Sur les chantiers, il rencontre Vlad, jeune ouvrier ukrainien qui le chapeaute et pour lequel il ne tarde pas à ressentir des sentiments contrariés.
Les récits de transfuges de classe foisonnent, en littérature comme au cinéma. Le schéma est souvent le même : un individu ayant « réussi sa vie » retourne dans son milieu social d’origine et mesure la distance qui le sépare désormais de celui-ci. Les traits sont alors forcés et la caméra ne peut s’empêcher de filmer « les gars du coin » en plongée. Le protagoniste se rabiboche comme il peut avec ce milieu mais reste convaincu, fort heureusement, de ne plus appartenir au même monde que sa famille et ses amis d’enfance. Des tartes à la crème bien éloignées des textes qui, grâce à davantage de profondeur sociologique, évitent l’écueil du regard condescendant. N’est pas Didier Eribon qui veut.

L’originalité d’Enzo réside justement dans l’inversion de la figure habituelle du transfuge de classe. Cette fois, c’est le fils d’une famille aisée qui refuse d’arpenter la voie qui lui était socialement réservée, c’est-à-dire qui décide de devenir un travailleur manuel. Cette particularité est loin d’être anecdotique, car elle conduit Laurent Cantet et Robin Campillo à placer les spectateurs non pas au-dessus mais aux côtés d’Enzo, devenu ouvrier du bâtiment. Autrement dit, le regard du spectateur converge avec celui de l’adolescent, permettant d’une part de redéfinir ce qui est considéré comme l’horizon souhaitable – l’envie d’Enzo de construire des bâtiments concrets qui résisteront au temps s’oppose à celle de ses parents, qui souhaitent qu’il reprenne des études valorisées dans son milieu – et de renverser le mépris de classe. Ce dernier n’est plus descendant mais ascendant ; le père d’Enzo dit ainsi à son fils désormais déclassé dans sa propre famille : « tu crois que je ne vois pas comment tu nous regardes ? Tu nous méprises ! »
Peu à peu en effet, le dialogue entre Enzo et sa famille – son père qui veut le remettre dans le droit chemin et son frère, sélectionné à Henri IV – devient impossible. Les distinctions sociales grandissent chaque jour davantage. Il s’agit alors pour les parents de retenir leur fils dans leur milieu aseptisé et sans danger et pour Enzo de dévoiler tout ce qu’il comporte d’artificiel et d’aveuglement.
Penser avec ses mains
Dans Enzo, ces différences sociales se matérialisent dans les mains, devenues de véritables marqueurs de classe. Les mains d’Enzo, comme celles de tous les travailleurs manuels, sont amochées. Elles sont écorchées par le travail physique éreintant. À l’inverse, les mains des travailleurs intellectuels, celles des parents d’Enzo notamment, sont lisses ; elles ne sont pas altérées par la dureté d’un réel qu’ils ne connaissent de toutes façons pas. Dans ce film comme dans le monde réel, les mains constituent le premier outil du travailleur. Ce sont elles qui posent le carrelage dans les chantiers de La Ciotat sur lesquels travaillent Enzo et Vlad. Ils ne peuvent s’en passer, car cela signifierait perdre leur travail et donc leur moyen de subsistance. À l’inverse, pour la mère d’Enzo, les mains sont accessoires voire ne relèvent que de la métaphore, et les vacances de la famille vont « coûter un bras », une expression contre laquelle s’indigne Enzo, signifiant de cette façon qu’il ne partage plus le même univers mental que ses parents.
Les mains, véritable leitmotiv d’Enzo, forment ainsi le lien qui unit et désunit les différents protagonistes.
Le père d’Enzo, pour tenter de le persuader de changer de voie, lui suggère de devenir artiste, se raccrochant maladroitement à l’attrait de ce dernier pour le dessin. À défaut de mains de mathématiciens, les mains de son fils seront celles, tout aussi immaculées, d’un artiste. C’est que, pour ses parents, Enzo a des capacités intellectuelles qui auraient dû le prévenir de devenir maçon et d’abîmer ainsi son corps. Ils n’imaginent pas qu’il puisse s’épanouir en tant que maçon car, dans l’imaginaire bourgeois qui est le leur, le manuel et l’intellectuel, l’action et la pensée sont deux domaines strictement incompatibles et il est préférable d’être familier du second, sous peine de se voir socialement déclassé. Le mépris inconscient et subtil du père à l’égard des collègues d’Enzo et par extension de ce dernier est probablement ce qui parasite le plus, voire rend impossible, la communication père-fils. Enzo a peut-être compris à l’inverse de son père qu’il était possible de « penser avec ses mains » comme le rappelaient Jean-Luc Godard et Denis de Rougemont, même s’il semble avoir plus de difficultés que ses collègues et que les autres apprentis qu’évoque son patron fâché à la suite de son travail approximatif. Il a peut-être l’intuition, comme Antonio Gramsci, que tout acte manuel est l’expression d’une philosophie spontanée propre à tout le monde ; que l’action du quotidien la plus insignifiante est toujours unie à une certaine pensée et que cela vaut pour les ouvriers du bâtiment, lui-même et ses parents.
Les mains, véritable leitmotiv d’Enzo, forment ainsi le lien qui unit et désunit les différents protagonistes. Si elles commencent par séparer, si elles n’entrent plus en contact pendant une bonne partie du film, ce sont aussi elles qui reconnecteront Enzo à ses aînés lorsqu’il se retrouvera à l’hôpital. La main du père sur la cuisse de son fils et celle de la mère dans ses cheveux ne symboliseront pas une négation des rapports de classe, mais leur permettront de retrouver la relation qu’ils avaient perdue, celle qui rassemble un parent et son enfant, et de renouer physiquement le dialogue.
L’immédiateté du désir
Si la révolte personnelle d’Enzo, son refus explicite et verbalisé du mode de vie de ses parents est issue d’une certaine conscience de classe, il est en revanche plus ambigu quant à ses sentiments à l’égard de Vlad. Enzo a une copine, certes, mais il se sent irrésistiblement attiré par son collègue ukrainien, qui a quelques années de plus que lui. Survient alors la deuxième réussite d’Enzo : la représentation d’une grande justesse d’une adolescence troublée par un désir qui ne bénéficie pas de la sérénité de l’évidence accordée par la norme. On ne sait pas, pas plus qu’Enzo ne semble le savoir lui-même, s’il est bisexuel ou homosexuel. Il n’en est probablement pas encore à ce stade. Son désir est encore flou, incertain et lui apparaît comme étant profondément transgressif ; n’étant pas réfléchi, il est immédiat et meut le corps peu assuré de l’adolescent. C’est la main qui caresse le torse d’un Vlad endormi et qui se pose sur celle de son collègue dans la voiture qui le ramène chez lui. Cette tension charnelle et secrète qui tiraille l’adolescent le conduira à exploser face à ses parents : il clamera que Vlad est « son mec » et qu’il « le baise ». Un mensonge – car la différence d’âge et l’hétérosexualité de Vlad rendent cette relation inenvisageable – dont le ton vulgaire est caractéristique de l’urgence avec laquelle bon nombre d’adolescents avouent dans un geste aussi libérateur que retentissant n’être pas tout à fait comme les autres. Il est toujours difficile de mettre des mots sur un désir inavoué.

Mais, là encore, les questions de classe ne sont jamais bien loin, car Enzo prend Vlad pour modèle et en fait l’objet de fantasmes divers. Il admire son corps sculpté par son métier, bien sûr, mais également la guerre, et n’aura de cesse de rappeler à Vlad qu’il devrait retourner en Ukraine pour défendre son pays. Il souhaite d’ailleurs accompagner son brave collègue qui ne manquera pas de le protéger des bombes, lui qui n’a pourtant aucune envie de retourner au pays. Face au monde lisse et contrôlé de ses parents, Enzo préfère la guerre. Plus spécifiquement : il souhaite buter contre le chaos du réel plutôt que de vivre dans l’insouciance de sa classe d’origine. Dans Théorème, Pasolini étudiait la destruction clinique d’une famille bourgeoise grâce à l’irruption du sacré. Dans Enzo, le dérèglement ne vient pas d’en haut mais d’en bas, du réel qui s’infiltre dans un monde qui, pour maintenir son confort, tient coûte que coûte à le tenir à distance. Cette contamination se fera grâce à Enzo et à son choix de se salir les mains plutôt que de les protéger d’une quelconque façon, et par une amitié de chantier qui fut aussi celle de deux cinéastes qui, une dernière fois, travaillèrent main dans la main.