Trenitalia en France : quand l’État organise le sabotage de la SNCF

La nouvelle offre TGV de Trenitalia sur la ligne Paris-Marseille, lancée le 15 juin, propose des prix avantageux par rapport à la SNCF. Ces tarifs, à partir de 27 euros, semblent valider la prophétie selon laquelle la concurrence fait baisser les prix. Derrière cette offre peu onéreuse se cachent en réalité des privilèges accordés par l’État au nouvel entrant italien. Alors que la SNCF est soumise à de nombreuses contraintes – contribuer au maintien du réseau, assurer la desserte de lignes peu fréquentées -, Trenitalia en est largement exempté. Ce régime spécial, artificiellement octroyé par l’État aux nouveaux entrants, ne fera qu’accélérer le déclin de la compagnie nationale française. Par Chloé Petat, autrice de La révolution ratée du transport ferroviaire au 21e siècle (Bord de l’eau, 2024).

Le prix d’un billet de train est ordinairement déterminé par plusieurs facteurs : le tarif des péages ferroviaires, la TVA, et bien sûr l’offre et la demande. Pour un billet de type TGV, la TVA compte pour 10%, tandis que le péage s’élève à 40% du prix. Les tarifs de ces péages sont fixés par l’Etat (via SNCF Réseau), et vont varier selon plusieurs facteurs comme la fréquentation, la typologie de la ligne (TGV/TER) ou encore les coûts de maintenance.

La France l’un des pays européens dont les péages ferroviaires sont les plus élevés. Cette caractéristique découle d’un choix politique, consistant à diminuer les subventions du TGV et contribuant à faire peser le coût davantage sur l’usager, et moins sur le contribuable. Le paiement de ces péages n’a du reste pas pour objectif de dégager une rentabilité financière mais de financer les coûts de maintenance de modernisation et de rénovation du réseau ferroviaire. In fine, il s’agit de payer le droit d’emprunter l’infrastructure comme c’est le cas pour les autoroutes.

En 2024, la SNCF a reversé pas moins de 1,7 milliards d’euros au fonds de rénovation de son réseau. À ce jour, les nouveaux entrants n’y contribuent pas

Un autre facteur qui explique la variation des prix des billets est connu sous le nom de yield management. Il s’agit d’un système qui augmente ou diminue le prix des billets de train en fonction de l’offre et la demande. La SNCF n’est pas la seule compagnie ferroviaire à utiliser ce système : c’est également le cas de Trenitalia. Toutefois, certains prix de billets peuvent être plafonnés : c’est le cas lorsque l’on possède un abonnement. Ainsi, puisque les prix s’ajustent en fonction de l’offre et la demande, les lignes les plus fréquentées sont les plus chères. Pourquoi, alors, les tarifs de Trenitalia sont-ils plus avantageux ?

Ce que cache la composition d’un prix

Les prix proposés par l’entreprise italienne s’expliquent par plusieurs facteurs :

• Le choix de Trenitalia de pratiquer une politique commerciale agressive pour se faire une place sur le marché français et faire connaître son offre du grand public.

• Un apparent plafonnement des prix sur plusieurs mois (voir le graphique ci-dessous).

• Les réductions de tarifs sur les péages dont l’entreprise bénéficie en tant que nouvel entrant.

Les tarifs aujourd’hui proposés ne sont pas rentables pour Trenitalia, ainsi que l’a indiqué Mario Caposcuitti, président France de Trenitalia. L’entreprise accepte donc d’être « dans le rouge » à court terme afin de s’implanter sur le marché et in fine de pouvoir dégager des bénéfices dans un avenir proche. Une stratégie similaire est pratiquée par la SNCF sur le marché ferroviaire espagnol, qui a permis de gagner en quelques années 20% des parts de marché tout en étant encore aujourd’hui déficitaire.

Deuxième facteur explicatif : il semble que Trenitalia propose des prix globalement plafonnés sur la période, comme l’indique le graphique ci-dessous, comparant de juin à décembre 2025 les prix pratiqués par la SNCF et la Trenitalia sur plusieurs dates et à des horaires différentes (heures pleines et heures creuses). Les prix des billets SNCF ne prennent pas en compte les éventuelles réductions liées au fait de posséder une carte avantage ou un abonnement.

Source : comparaison des prix proposés en date du 18 juin 2025, en ligne sur le site de la SNCF et de Trenitalia.

Les tarifs à partir de 27 euros s’expliquent aussi par la réduction des péages dont bénéficie l’entreprise. En effet, Trenitalia a bénéficié sur les années 2021 et 2022, dans le cadre du lancement de son offre Paris-Lyon, d’une réduction de 37 % sur les péages pour la première année, de 16% pour la deuxième et 8% pour la dernière (année 2024). De nouvelles réductions de péages ont été octroyées à Trenitalia la suite du lancement de son service sur la ligne Paris-Marseille. Elle bénéficierait de trente millions d’euros de réduction jusqu’en 2028 – sans que ces chiffres aient été confirmés par l’ART.

La SNCF, quant à elle, n’en bénéficie pas. Justifiées par l’impératif d’attirer de nouveaux entrants sur un marché longtemps dominé par la SNCF, ces réductions de péages ont un impact important : c’est leur paiement qui permet de financer la rénovation du réseau ferroviaire. Si la concurrence venait à s’intensifier, ces réductions massives pourraient amputer SNCF-Réseau de sommes importantes non-investies dans sa rénovation.

Il faut ajouter que la rénovation du réseau est permise par un fonds créé par la loi sur le Nouveau pacte ferroviaire, auquel la SNCF a reversé… pas moins de 1,7 milliards d’euros en 2024. À ce jour, les nouveaux entrants n’y contribuent pas. Ces privilèges ne deviendront que plus problématiques à mesure que les concurrents de la SNCF se multiplieront : avec l’exploitation du réseau, c’est son usure qui s’accroîtra, nécessitant des investissements d’autant plus massifs. Ainsi, si les tarifs proposés par Trenitalia reposent sur les baisses des péages, le plafonnement des billets et une politique commerciale agressive, il semble difficile de considérer que les prix actuels pourraient être pérennes.

Dernier privilège octroyé par l’État aux concurrents de la SNCF : contrairement à celles-ci, ils ne disposent pas de l’obligation de desservir les lignes peu fréquentées – et donc peu rentables. Cette contrainte, imposée à la compagnie nationale française, permet encore de couvrir une partie importante du territoire national, et de relier entre elles des zones peu fréquentées. Quand bien même l’opération est peu profitable. La possibilité pour Trenitalia aurait même menacé de se retirer du réseau français si de telles conditions lui avaient été imposées.

De quoi dégrader encore les services proposés par la SNCF… et justifier sa privatisation accélérée ?