Zoé Konstantopoulou a été membre de Syriza et présidente du Parlement grec au plus fort de la crise de 2015. Autrefois proche d’Alexis Tsipras, elle a rompu avec lui et avec son parti à la suite de ce qu’elle appelle “la trahison” de juin/juillet 2015 et la soumission de la Grèce aux exigences de ses créanciers. Par la suite, elle a fondé son propre mouvement Plefsi Eleftherias [Trajet de liberté, ndlr] qui vivra bientôt une convention nationale importante. Nous avons souhaité l’interroger sur son récit de la crise grecque, sur la question de la sortie de l’euro et sur le caractère colonial de la domination allemande sur la Grèce et le reste de l’Union européenne.
LVSL : Vous avez été présidente du Parlement grec avant de quitter Syriza au moment du référendum de 2015 et de l’acceptation du nouveau mémorandum par le gouvernement d’Alexis Tsipras. Pouvez-vous revenir sur les raisons qui vous ont conduite à rompre avec Syriza ?
Il faut préciser les faits. Le référendum a été proclamé fin juin 2015 lors d’une séance du Parlement grec, séance que je présidais. C’était le premier référendum proclamé en Grèce depuis la fin de la dictature. Je suis très fière d’avoir présidé cette séance. C’était un moment de démocratie, un moment où le peuple a eu l’opportunité, pour la première fois, de se prononcer sur ces politiques catastrophiques et tout à fait criminelles qu’il subissait. Le référendum effectué le 5 juillet 2015 a envoyé un signal très clair pour le gouvernement et pour les députés Syriza : il fallait rompre avec les créanciers, rejeter l’accord qu’ils avaient avancé sous forme d’ultimatum. Je vous rappelle que fin juin 2015 les créanciers et la Commission européenne nous ont dit que la Grèce avait quarante-huit heures pour rejeter ou accepter cet accord. Devant une telle pression, on a donné au peuple le droit de choisir. Et il a décidé de rejeter l’ultimatum.
“Ma première lecture des faits, c’était que Tsipras avait capitulé sous la pression des créanciers. Aujourd’hui, je suis convaincue qu’il avait décidé bien avant le référendum de conclure un accord.”
Ensuite, le lendemain du vote, Alexis Tsipras a convoqué les chefs des groupes parlementaires pour un conseil présidé par le Président de la République Hellénique, et c’est lors de ce conseil des chefs de partis – auquel participaient tous les partis corrompus de l’ancien régime soutenant le mémorandum – qu’ils ont décidé de ne pas respecter le résultat du référendum. Ceci n’a été su que plus tard, car ce conseil s’est tenu à huis-clos. Par la suite, Tsipras a préparé la capitulation, en introduisant une loi le 10 juillet 2015 qui permettait au ministre des Finances de signer un accord qui allait dans le sens inverse du résultat du référendum. Ma première lecture des faits, c’était que Tsipras avait capitulé sous la pression des créanciers. Aujourd’hui, je suis convaincue qu’il avait décidé bien avant le référendum de conclure un accord, et qu’il l’a utilisé comme prétexte en espérant que le peuple vote « Oui », pour pouvoir justifier sa décision. Finalement, il a été obligé de faire avec le « Non », mais s’en est tenu à son plan initial, contre le programme et les engagements de Syriza. Il a introduit au Parlement trois lois identiques à celles que Syriza avait pourtant combattues lorsque nous étions dans l’opposition, permettant la liquidation complète de la propriété publique, de nouvelles coupes budgétaires sur les retraites, des procédures de saisie par les banques des propriétés des Grecs. C’est-à-dire des mesures encore pires que celles rejetées par le peuple.
En tant que Présidente du Parlement, je me suis prononcée contre ces lois, j’ai voté contre chacune d’entre elles. Tsipras a donc dissout le Parlement de manière soudaine. L’intention était de provoquer de nouvelles élections précipitées, et de raccourcir les délais, pour ne pas donner le temps à ceux qui défendaient le résultat du référendum de s’organiser contre cette trahison. Je vous signale pourtant que le 30 juillet 2015, il y a eu un Comité Central de Syriza où Tsipras a dit au parti qu’il ne provoquerait pas d’élections, en échange de quoi le parti ne devait pas se prononcer pour ou contre le mémorandum. Il est clair pour moi que c’était une trahison. Après la dissolution du Parlement, j’ai quitté Syriza et j’ai coopéré, en tant que candidate indépendante, avec Unité populaire pour les élections législatives anticipées du 20 septembre 2015. Tsipras a converti le parti à sa décision, et l’a conduit à accepter de violer ses engagements et à défendre les politiques que nous étions censés combattre. Tsipras, ainsi que ceux de Syriza qui sont restés avec lui (une grande partie ayant démissionné), ont violé tout notre travail, toutes les luttes et les mouvements sociaux sur lesquels Syriza se basait.
LVSL : Au plus fort de la crise, la Grèce semblait n’avoir d’autre choix que de se plier aux exigences de ses créanciers ou de sortir de l’euro et de faire défaut sur sa dette. Existait-il une alternative ? La sortie de l’euro était-elle un risque à prendre pour être crédible dans les négociations ?
Face à une menace qui met en danger tout un peuple, qui se dirige contre la démocratie, contre la liberté des Grecs et contre la souveraineté d’un pays, la seule alternative démocratique c’était la résistance. De plus, c’était l’engagement absolu et le mandat de Tsipras et de Syriza, mandat renouvelé par le résultat du référendum. La question de la monnaie est une question absolument subsidiaire à celle de la démocratie. Les monnaies ne sont que des outils au service de la prospérité des sociétés. Ce qui était menacé lors du référendum c’était la démocratie. Chaque gouvernement démocratique a l’obligation d’utiliser tous les moyens à sa disposition pour défendre le peuple. L’abolition souveraine d’une dette qui s’avère illégitime, illégale, odieuse et insoutenable, était parmi les impératifs du gouvernement. La restitution d’une souveraineté monétaire pour lutter contre l’extorsion par les créanciers était aussi une arme du gouvernement.
“Ce qui était menacé lors du référendum, c’était la démocratie. Chaque gouvernement démocratique a l’obligation d’utiliser tous les moyens à sa disposition pour défendre le peuple.”
La question n’est donc pas économique ou monétaire, c’est une question de souveraineté et de démocratie. Si une monnaie se retourne contre la population, si les coupures de liquidité sont utilisées pour l’extorquer, alors le gouvernement doit sans aucun doute tout faire pour lutter contre cela. Il est clair que le comportement des créanciers et des organes européens était en violation des traités de l’Union européenne. Menacer la population de privation de nourriture et de médicaments, si elle votait « non », était même un acte de guerre. Il y avait donc une obligation absolue d’être ferme face à cela et d’employer tout moyen possible pour protéger le peuple, que ce soit les réserves de la Banque centrale ou le recours à une monnaie nationale, quitte à prendre le risque de sortir de l’euro. Ce n’était pas juste un droit du gouvernement, c’était son devoir.
LVSL : Depuis le drame grec, l’Union européenne semble se déliter progressivement, ainsi que l’a montré le référendum sur le Brexit. Le chaos qu’on avait d’ailleurs annoncé pour les Britanniques n’a finalement pas eu lieu. Les Grecs ne se sont-ils pas fait peur de façon exagérée en ce qui concerne les conséquences d’une rupture avec l’ordre européen ?
Le peuple grec n’a pas eu peur. Au contraire, malgré les menaces, malgré la propagande, malgré la fermeture des banques. Il s’est prononcé de manière courageuse. Le peuple britannique non plus n’a pas eu peur. Cela montre que dans l’Histoire, ce sont les peuples qui prennent les décisions courageuses. Et je pense que ce sont les leaders qui respectent les décisions courageuses de leur peuple qui restent dans l’histoire. A mon avis, les Grecs ont été trahis d’une manière inouïe par Tsipras et son entourage. Le fait d’avoir été trahi ne diminue pas le poids de sa décision, qui est toujours valable. La leçon à tirer du référendum grec, c’est que rien n’empêchera les gens de revendiquer leur liberté. La seule chose qui les ralentit aujourd’hui, car je reste optimiste pour l’avenir, c’est un leader qui est un traître.
“Le viol des mandats électoraux est malheureusement une culture de l’Union européenne, comme vous l’avez expérimenté en France en 2005.”
Pour le Brexit, j’étais parmi celles et ceux qui, dès le début, disaient qu’il faudrait respecter le résultat du référendum britannique. Parce que le viol du résultat d’un référendum, comme en Grèce, est un précédent extrêmement grave pour l’Europe. Le viol des mandats électoraux est malheureusement une culture de l’Union européenne, comme vous l’avez expérimenté en France en 2005. C’est une culture d’édification de structures qui contournent les procédures démocratiques. On réduit les élections à un caractère purement décoratif – c’est le cas du Parlement européen. Le résultat de cette culture a été un monstrueux édifice antidémocratique : l’Union européenne d’aujourd’hui.
LVSL : L’acceptation du mémorandum par Alexis Tsipras a été un coup de massue terrible pour les gauches européennes puisqu’elle a permis de valider le discours du TINA (There Is No Alternative) des néolibéraux. La gauche grecque semble elle-même en miettes au regard des derniers sondages en Grèce…
Tout d’abord, Alexis Tsipras n’est pas la gauche. Malheureusement, beaucoup de forces de gauche européennes continuent de le prétendre et insinuent donc que la gauche se soumet au néolibéralisme et aux politiques antisociales. Ces forces de gauche continuent de coopérer avec le gouvernement Tsipras et à le soutenir malgré sa complicité avec les créanciers. Mais ce n’est pas ça, la gauche. Le comportement de Tsipras, de Syriza, et de ceux en Europe qui ne s’en distancent pas, est ce qui à mon avis a donné un coup fatal à la gauche dans toute l’Europe.
“J’ai la même approche que Jean-Luc Mélenchon : ce n’est pas l’heure de la gauche, mais celle du peuple et des citoyens. C’est l’heure d’une prise de conscience et d’une émancipation des sociétés.”
Le terme même de « gauche » a été souillé et violé par les politiques de Tsipras. Il y a donc un vrai devoir pour la gauche de repenser sa propre existence, avant de demander un renouvellement de la confiance qu’on lui accorde. Là-dessus, j’ai la même approche que Jean-Luc Mélenchon: ce n’est pas l’heure de la gauche, mais celle du peuple et des citoyens. C’est l’heure d’une prise de conscience et d’une émancipation des sociétés. Ensuite seulement, il pourra y avoir retour de la gauche. Parler de la gauche sur la base d’une société détruite comme la société grecque ne rend service ni à la gauche ni à la démocratie.
LVSL : Y-a-t-il alors un espace pour construire un mouvement qui puisse redonner de l’espoir à la population grecque ?
La société est en avance sur la politique là-dessus, elle est bien plus radicale. Il faut quitter les vieilles recettes en vigueur au sein des partis. Les vraies initiatives de rupture et d’édifications démocratiques proviendront de la reprise du pouvoir des citoyens. Il s’agit alors pour nous de créer les conditions pour faciliter ce processus. C’est ce que je fais en Grèce, c’est ce que fait Jean-Luc Mélenchon en France, c’est ce que font les acteurs européens réunis autour du Plan B.
LVSL : Vous lancez votre mouvement à la rentrée. Qu’apporte-t-il de nouveau ? Est-ce que vous avez été inspirée par des expériences étrangères ?
Nous avons lancé Plefsi Eleftherias [Trajet de liberté, ndlr] il y a un an et nous préparons maintenant une rencontre de travail au niveau national pour octobre. C’est un pas décisif pour le mouvement. On revendique le pouvoir, on ne prétend pas être seulement un mouvement social, mais aussi un parti. Seulement, nous voulons opérer de manière ouverte, par la démocratie directe. J’ai soutenu La France insoumise depuis le début, et je pense que ce mouvement constitue un exemple : donner la parole aux citoyens en ayant confiance en la démocratie. Le Trajet de liberté est un mouvement sur plusieurs niveaux, qui prend des initiatives pour créer d’autres mouvements, comme « NON à leurs Ouis », qui défend le résultat du référendum et la propriété publique contre les privatisations. Il y a aussi l’initiative « Justice pour Tous », qui intervient lors des grandes affaires de justice qui touchent à l’intérêt publique. A travers elle, nous sommes intervenus notamment dans l’affaire des Réparations Allemandes, dues par l’Allemagne à la Grèce à cause des deux Guerres Mondiales. Nous avons déposé une plainte contre le gouvernement grec et le Président de la République Hellénique pour ne pas avoir revendiqué ces réparations, qui excèdent 341 milliards d’euros. C’est-à-dire plus que la dette. Cette somme, calculée par le ministère des Finances avant le mandat de Syriza, ne rentre jamais dans les négociations diplomatiques du gouvernement.
“Toute l’Union européenne est au service des intérêts de l’Allemagne (…) C’est une forme de néocolonialisme qui installe un régime de la “dettocratie” et a pour but la soumission totale des gouvernements et des peuples.”
Nous sommes aussi intervenus dans l’affaire Siemens, qui est un grand scandale de corruption : pendant deux à trois décennies, les représentants des deux partis qui gouvernaient la Grèce – PASOK et Nouvelle Démocratie – ont reçu des cadeaux pour donner des contrats publics à Siemens. L’affaire n’est jugée que maintenant, vingt ans après, alors que la prescription approche. Nous intervenons aussi dans l’affaire de la falsification des statistiques grecques par l’ancien chef de l’Agence de statistiques en liaison avec la Commission Européenne et Eurostat, affaire dans laquelle la Commission Européenne intervient publiquement pour que l’ancien chef de l’Agence soit acquitté, sans aucun égard pour l’indépendance de la justice grecque. Enfin, nous intervenons pour le dédommagement de la Grèce pour les crimes et les dommages causés par les créanciers, qui ont participé au surendettement du pays. Ces initiatives sont connectées à notre mouvement, mais indépendantes. On multiplie les forces et les initiatives, ce qui permet la participation et la mobilisation de gens qui ne souhaitent pas adhérer à un parti, mais qui veulent se mobiliser à travers ces mouvements.
LVSL : A vous entendre, on a un peu l’impression que la Grèce est une colonie allemande. C’est le cas ?
Oui, et je dirai que toute l’Union européenne est devenue un domaine allemand. Toute l’Union est au service des intérêts de l’Allemagne. Il faut se mobiliser au niveau européen contre cela. Ce qui s’est installé en Grèce n’est rien de moins qu’un nouveau totalitarisme, avec des moyens économiques et bancaires. C’est une forme de néocolonialisme qui installe un régime de la « dettocratie » et a pour but la soumission totale des gouvernements et des peuples.
LVSL : Un mot sur l’international. Comment percevez-vous l’autoritarisme croissant du régime turc ? Est-ce une des motivations qui poussent les Grecs à rester arrimés au bloc Otan-Union européenne ?
L’accord entre l’UE et la Turquie au sujet des réfugiés prouve que l’UE n’a aucun problème à s’allier avec la Turquie, en violation directe des droits de l’Homme et du droit d’asile. La militarisation d’un problème humanitaire a été un choix commun entre l’UE, l’OTAN et Ankara. Le fait que la Grèce participe à cette politique homicidaire montre justement que la critique envers les politiques antidémocratiques et autoritaires du gouvernement Erdogan n’est qu’une façade. J’ai défendu toute ma vie les droits de l’Homme et je sais que s’il y a un principe primordial dans les affaires internationales, c’est que s’il y a un État qui viole les droits de l’Homme, les autres États doivent couper les relations avec cet État. Aujourd’hui, on n’a pas du tout cette stratégie, précisément parce que l’Union européenne ne s’oriente pas vers la protection des droits de l’Homme et la Démocratie, mais vers les intérêts financiers et banquiers, notamment et surtout les intérêts allemands.
LVSL : Au plus fort de la crise grecque, Alexis Tsipras a rencontré Vladimir Poutine en Russie, ce qui avait conduit les observateurs à spéculer sur un rapprochement Grèce-Russie. Ce rapprochement était-il réel ? La Russie constitue-t-elle une alternative géopolitique pour la Grèce ?
Je n’ai jamais eu l’impression d’une perspective de coopération entre Tsipras et la Russie. J’ai même eu l’impression contraire quand j’étais Présidente du Parlement. Cela dit, l’émancipation des peuples ne passe pas par un changement de protecteur, mais par les forces des peuples eux-mêmes. Je ne soutiens aucune émancipation qui dépendrait d’une force extérieure. A mon avis, les vraies alliances sont édifiées au sein des peuples, ce sont eux qui peuvent bouleverser les rapports de forces internationaux. C’est pourquoi nous devons, en tant que force politique active, créer les conditions de mouvements citoyens internationaux et régionaux qui feront pression de manière décisive sur les gouvernements et les organisations internationales.
Entretien réalisé par Vincent Dain, Léo Rosell et Lenny Benbara