« Académie Notre Europe » : quand les lobbys tentent de former des journalistes

Photo : © Ulysse Guttmann-Faure/APJ/Hans Lucas pour LVSL.
© Ulysse Guttmann-Faure pour Le Vent Se Lève.

L’Institut Jacques Delors, think tank européiste, lance depuis le vendredi 6 octobre son Académie Notre Europe, un organisme de formation à l’Europe. L’objectif ? Officiellement, « initier » les journalistes aux questions européennes. Officieusement, les transformer en agents de communication pro-européens. C’est en tout cas ce qui fait bondir le syndicat des journalistes SNJ-CGT. La manœuvre pose en effet un vrai problème éthique. Car en creusant un peu, on découvre rapidement que cette Académie se révèle être un lobby qui, sous couvert de neutralité, fait l’apologie d’une construction européenne libérale. Un peu comme si Areva assurait des cours sur l’avenir de l’énergie nucléaire…

Un lobby européiste

Si vous êtes journaliste [1], félicitations, vous pouviez vous inscrire à l’Académie Notre Europe et profiter, chaque vendredi du mois, à partir d’octobre et jusqu’en mai 2018, de quatre heures de module de formation aux questions européennes. Au menu : séminaires sur « L’Europe de la Défense », « Parachever l’Union Économique et Monétaire » ou encore « Faire l’Europe dans un monde de brutes » (sic). Tout un programme. Payant, évidemment [2].

L’Institut Jacques Delors a été fondé en 1996 par – comme son nom l’indique – le socialiste Jacques Delors, ancien Président de la Commission Européenne de 1985 à 1995, ex-eurodéputé, Ministre de l’Économie et des Finances sous François Mitterrand et accessoirement père de Martine Aubry. Institut de recherche, think tank et lobby européiste visant à « promouvoir l’unité européenne », l’institution est censée être plutôt proche du centre-gauche et du Parti Socialiste Européen (PSE). Elle est aujourd’hui présidée par Enrico Letta, éphémère Président du Conseil italien entre 2013 et 2014, libéral. Membre du Parti Démocrate italien et donc du PSE, il est surtout proche de l’ALDE (Alliance des démocrates et libéraux pour l’Europe), coalition européenne regroupant entre autres le FDP allemand et les partis centristes et libéraux français (UDI et MoDem), groupe pour lequel il a siégé en tant qu’eurodéputé entre 2004 et 2006.

Des déclarations qui inquiètent

En soit, une démarche de formation de journalistes à des questions précises et potentiellement techniques (il faut être honnête, le fonctionnement et l’architecture institutionnelle de l’Union Européenne ne sont limpides pour personne) n’a rien de scandaleux. Ce qui alerte la SNJ-CGT en revanche, c’est la teinte idéologique de la manœuvre. En effet, les déclarations d’Enrico Letta pour justifier la création de cette Académie ne sont pas pour rassurer : « Un vent nouveau souffle sur l’Europe (…). L’élection d’Emmanuel Macron, dont la campagne résolument pro-européenne a été une nouveauté et une réussite, a profondément renouvelé la politique française. Nous souhaitons accompagner ce renouveau et contribuer à la formation d’une nouvelle classe dirigeante pro-européenne, préparée et capable de faire face à la complexité des défis que traverse l’Europe. Une classe dirigeante jeune, avec des idées novatrices et l’enthousiasme nécessaire pour refonder le projet européen. ». Former une nouvelle classe dirigeante pro-européenne. En quoi cela concerne-t-il les journalistes ? Si ce n’est alors à en faire des agents de diffusion de la communication européenne. De plus, la vision européenne défendue par Letta n’a rien de neutre : c’est celle d’un libéral qui ne voit pas d’autre Europe que celle des marchés.

L’Union Européenne contre-attaque ?

Cette démarche politique est certes à relativiser. L’Institut Delors est un organisme français à la puissance de frappe limitée, et la formation n’accueille que vingt journalistes pour la session 2017-2018. Cependant, elle est à replacer dans un contexte plus large de propagande européiste. La grande presse française ne se caractérise déjà pas vraiment par son pluralisme quand vient la question européenne : en 2005, la large majorité des titres avait fait campagne pour le “oui” au référendum, et avait renouvelé son soutien en 2007 lors de la signature du Traité de Lisbonne. Récemment, les basses manœuvres propagandistes de la Commission européenne avaient éclaté au grand jour lors de l’affaire de la Youtubeuse Laetitia Nadji, qui il y a un an avait été choisie pour interviewer Jean-Claude Juncker et avait été menacée de représailles si jamais elle posait des questions qui fâchent. Il ne faut pas perdre de vue que le contexte est particulier : les élections européennes ne sont pas si loin, et si la victoire de Macron semble donner des ailes aux libéraux européens de tout poil, ces derniers savent très bien qu’une vague eurosceptique bien plus puissante qu’en 2014 les guette. Le discours de la Sorbonne et les agitations macroniennes à travers tout le continent sont à inscrire dans cette tendance de contre-offensive européiste, qui devrait s’accélérer dans les prochains mois.

Mais ce qui gêne surtout ici et qui a fait bondir la SNJ-CGT, c’est véritablement la notion de « formation des journalistes » par un lobby. C’est à la fois infantilisant et méprisant, en plus de poser un vrai problème éthique.

Une aubaine pour un journalisme critique ?

Rassurons-nous, peut-être : les journalistes sont supposés avoir de l’esprit critique. Ce n’est pas parce qu’on les « forme » à quelque chose que soudain ils seraient automatiquement endoctrinés, bien évidemment. Après tout, les rédactions sont déjà inondées de communiqués de presse émanant de groupes de pression divers (syndicats, associations, lobbys, institutions, etc), qui espèrent que leur communication sera reprise telle quelle par les médias. La stratégie qui consiste à transformer les journalistes en bêtes relais de communicants, si elle a légitimement de quoi inquiéter, n’est pas neuve. De ce point de vue-là, participer à l’Académie Notre Europe pourrait, pour des journalistes critiques, être l’occasion de faire de la formation un objet journalistique, afin de déconstruire le discours libéral dominant et les tentatives de propagande. La balle est en fin de compte dans le camp des journalistes.

 [1] A noter que la formation est aussi proposée, gratuitement cette fois, à des jeunes de moins de 26 ans.

[2] Les inscriptions pour 2017-2018 étant terminées, nous n’avons pas pu avoir accès au coût exact de la formation.

 

Crédit photo Une : Ulysse GUTTMANN-FAURE