En colère, toujours mobilisés et déterminés, 8000 gilets jaunes ont marché dans Paris samedi 12 janvier à l’occasion de l’acte IX, témoignant de la force inépuisable du mouvement. Alors que va s’ouvrir cette semaine le grand débat national voulu par Emmanuel Macron, de nombreux manifestants ne souhaitent maintenant plus qu’une chose, la démission du président et la dissolution de l’Assemblée nationale. Calme, festive, la manifestation n’a donné lieu à aucun incident majeur, ni pillage, ni policier battu. Du côté des manifestants en revanche, plusieurs blessés ont été signalés, la plupart touchés par des tirs de flashballs, dont un au visage. Récit de l’acte IX, de la Bastille à l’Arc de Triomphe.
Midi, la Place de la Bastille est jaune de monde. Florence, conditionneuse dans une usine de parfums exulte. « C’est la première fois que je vois ça, autant de monde qui se réunit pour les mêmes causes », lance-t-elle à propos du mouvement. Déléguée syndicale, Florence est une habituée des mobilisations. Mais cette fois, sans leader, sans ligne politique ni parti, un mouvement comme celui-ci se distingue profondément, se dont elle se réjouit.
Déterminée, Florence n’attend plus qu’une chose : la démission d’Emmanuel Macron. « C’est nous qui décidons, c’est nous qui devrions gérer la France, pas Macron », assène-t-elle. Elle évoque un ras-le-bol général ressenti par les Français : « trop de taxes, trop d’impôts. Il en faut, des impôts, rectifie Florence, c’est ça qui nous apporte le social, mais en même temps t’en a plein au-dessus de nous qui en profitent trop, on devient des esclaves, c’est plus possible ». La dernière sortie d’Emmanuel Macron, sur « le sens de l’effort des Français », elle ne l’a pas digérée, comme énormément de gilets jaunes. « Il a encore dit un mot de travers, il se rend pas compte de comment le peuple se démène pour finir ses fins de mois et ça, c’est plus possible ».
Rejoints par l’imposant cortège parti de Bercy, 8000 gilets jaunes débutent la marche, en direction de la place de l’Étoile. Sur le chemin, les slogans fusent en direction d’Emmanuel Macron et de Christophe Castaner. Le slogan Macron démission sera répété en boucle toute la journée.
À Paris, l’acte IX a rassemblé bien plus de monde que l’acte XVIII du samedi précédent, où 3500 personnes avaient manifesté. © Simon Mauvieux
La dernière sortie d’Emmanuel Macron, sur « le sens de l’effort des Français », elle ne l’a pas digérée, comme énormément de gilets jaunes. « Il a encore dit un mot de travers, il se rend pas compte de comment le peuple se démène pour finir ses fins de mois et ça, c’est plus possible ».
Dans la foule, un slogan écrit sur un gilet jaune détonne. « Écologie oui, vivre aussi ! », peut-on lire sur le dos d’une manifestante. Cette infirmière de Corbeil-Essonnes, la trentaine, revendique fièrement son engagement écologiste. Dans un mouvement accusé un temps d’être insensible à l’environnement à cause de son mécontentement face à la hausse des prix de l’essence, cette plaidoirie est significative.
« Ça fait partie des revendications générales, un mode de vie qui respecte le monde dans sa globalité. Si on veut arrêter d’appartenir à ce système hyper capitaliste, il faut changer notre système de consommation et l’écologie va dans ce sens », explique-t-elle. « Beaucoup de gens sont pour l’écologie, ils seraient ravis de changer de voiture et d’avoir accès aux transports en commun. Mais quand on est smicard ou qu’on ne gagne qu’un peu plus que le SMIC, on ne peut pas avoir de véhicule propre. On habite à la campagne parce qu’on ne peut pas se payer un logement en ville. C’est un déclencheur, mais ça fait longtemps que ceux qui travaillent en ont marre de plus pouvoir payer leurs courses à la fin du mois ».
Nicolas, enseignant à Paris, nous livre son analyse des gilets jaunes : « C’est un mouvement très déterminé, mais quand on regarde la télé, on met en avant les violences pendant les manifs, elles existent oui, mais c’est une réponse à la violence institutionnelle. Il y a des centaines de blessés, des milliers d’arrestations et de gardes à vue, la répression est très violente. L’appel de Luc Ferry au meurtre cette semaine, les gens sont énervés », s’indigne-t-il. « Les gens qui sont là, c’est des gens ordinaires, ce ne se sont pas des gens qui veulent tout casser », poursuit Nicolas.
Un peu plus loin, Béatrice, assistante maternelle à Montreuil, abonde. « J’aimerais bien que ce soit calme, que plus de gens puissent manifester. C’est difficile pour les familles de venir, je connais plein de gens qui n’osent pas venir parce qu’ils ont peur. À force de montrer des images de poubelles qui brûlent, ça fait peur aux gens », détaille-t-elle.
8000 gilets jaunes nassés place de l’Étoile
Quelques heures après le début de la marche, le cortège arrive place de l’Étoile. Il est 14 heures quand les premières grenades lacrymogènes sont tirées, alors que la police tente de couper la manifestation en deux, sans grand succès. Les lignes de CRS finissent par reculer pour laisser entrer tout le monde sur le gigantesque rond-point qui encercle l’Arc de Triomphe. Au centre, le monument est protégé par des barrières, une ligne de CRS et quelques blindés de la police. La place se remplit et l’ambiance est festive pendant près d’une demi-heure. La tension finit par monter sans que personne ne sache qui a lancé la première pierre ou la première grenade lacrymogène.
Il est 15 heures place de l’Étoile et l’air est irrespirable. Pendant que des manifestants affrontent la police d’un côté de la place, de l’autre, certains s’occupent. Un petit groupe chante en chœur le Chant des partisans, un autre a créé un semblant de piste de danse, aidé par une énorme sono qui crache de la techno. Ces scènes de liesse sont régulièrement ponctuées par des explosions ou des nuages de gaz. Les chanteurs reculent, et reprennent en chœur.
Pascal, chômeur depuis peu, observe l’agitation de la place avec un ami. Sa mobilisation a commencé sur un rond point, à Chartres, avant de venir tous les samedis à Paris. Et il reviendra. Comme tout le monde ici, Pascal est déterminé. « Au point où on en est, dit-il, il faut une dissolution de l’Assemblée Nationale et du gouvernement, à moins que notre cher président ne voie la lumière en se levant un matin et qu’il change sa politique de A à Z, avec plus de distribution des richesses, mais je n’y crois pas du tout », concède-t-il.
« Il y a de tout dans le mouvement, c’est représentatif de la population française », lance l’homme qui l’accompagne. Militaire, « le devoir de réserve » l’empêche de s’exprimer. Les militaires, lâche-t-il, sont nombreux parmi les gilets jaunes. « On a de la chance d’être du bon côté de la barrière », ironise l’homme, en pointant les CRS qui gardent l’Arc de Triomphe derrière des barrières en métal.
Le bruit des tirs de lanceurs de balles de défense se fait soudainement entendre, sonnant comme une bouteille qu’on débouche. Un homme tombe, laissant sur le trottoir une flaque de sang. Un autre est touché à la jambe.
« Médics ! » crient des manifestants avant qu’une équipe de médecins n’arrive pour prendre en charge le blessé. La tension retombe, le temps que le blessé soit évacué, puis les manifestants, excédés par l’usage des LBD, se rapprochent des CRS pour les insulter. Un petit groupe s’assoit devant eux, les mains sur la tête, criant aux policiers de baisser leurs armes. De marbre, deux CRS, à quelques mètres d’eux, LBD en joug, ne bronchent pas, et continuent de les viser.
Les gaz lacrymogènes continueront de brûler les yeux et les poumons des gilets jaunes jusqu’à la tombée de la nuit.
Chaque manifestant touché par des flashballs, chaque blessé, chaque coup de matraque participe à faire monter la tension parmi les gilets jaunes. « Ils font exprès de nous gazer », laisse tomber un manifestant qui s’interroge sur l’usage excessif des gaz lacrymogènes.
La banalité de la répression
Un camion à eau s’avance avenue de Wagram. Il est là pour repousser ceux qui tentent de s’approcher du cordon de CRS. Un homme se fait asperger et tombe violemment à terre. Le canon s’arrête. Un groupe de gilets jaunes lui vient en aide pour le faire sortir de là. Ils l’attrapent et sont immédiatement pris pour cible, puis aspergés à leur tour. Les gilets jaunes qui observent la scène réagissent, insultent la police, les traitent de lâches.
Sarah, assise contre un muret, fume une cigarette, à l‘abri des lacrymogènes et des canons à eau. « On est habitués à la violence, ce n’est pas la première fois. On a l’impression qu’on est vraiment prisonniers en plein air ici, analyse-t-elle. On ne peut pas sortir, on ne peut rien faire ». Animatrice à la ville de Paris, cette libanaise d’origine touche 900 euros par mois. Elle manifeste pour plus d’égalité entre les salaires et pour une baisse des taxes. De là où elle est assise, elle assiste, presque blasée, aux ballets incessants des CRS et des manifestants, qui avancent, reçoivent des gaz, reculent, puis reviennent. « Les gaz, la violence, ça ne me décourage pas, au contraire, ça me donne encore plus envie de revenir manifester », assure-t-elle.
« On est habitués à la violence, ce n’est pas la première fois. On a l’impression qu’on est vraiment prisonniers en plein air ici, analyse-t-elle. On ne peut pas sortir, on ne peut rien faire ».
Un petit groupe de CRS accompagné de policiers en civil, matraque et, LBD à la main, s’avance sur la place, sans que personne ne comprenne le but de la manœuvre. Ils chargent en hurlant et en frappant sur leur bouclier, puis reculent, et finissent par se réfugier avec les policiers restés sous l’Arc de Triomphe.
Médias témoins, « médias complices »
« La couverture médiatique, reprend Sarah, ça dépend quelle chaîne, mais en général bof bof. Ils ne disent pas toujours la vérité, ils ne filment pas toujours la réalité. Là, ce qu’il se passe, on se fait gazer par la police, on n’est pas armés, on est peut-être agité, mais on n’est pas dangereux, on ne mérite pas ça et ils ne filment pas ça », lance-t-elle. Au même moment pourtant, de nombreux photographes et vidéastes se font gazer avec les manifestants.
La nuit tombe, une poubelle commence à brûler. Immédiatement, plusieurs journalistes, caméra sur l’épaule, s’approchent et capturent l’image, l’Arc de Triomphe en arrière-plan. Plusieurs gilets jaunes observent la scène, certains insultent les journalistes, d’autres viennent carrément se placer entre les caméras et le feu. À elles seules, ces images illustrent le fossé qui sépare les médias des gilets jaunes, les premiers accusés par les seconds de n’être là que pour montrer la violence. À Rouen, une équipe de LCI a été agressée par plusieurs gilets jaunes, les images ont fait le tour des journaux le lendemain.
« on se fait gazer par la police, on n’est pas armés, on est peut-être agité, mais on n’est pas dangereux, on ne mérite pas ça et ils ne filment pas ça »
Devant l’Arc de Triomphe, des gilets jaunes tentent de fraterniser avec les CRS, barricadés derrière des barrières en métal. L’un d’entre eux essaye d’engager la discussion, un autre prend un selfie. « Toi je t’aime bien », lance un manifestant à un CRS, réussissant à lui décrocher un sourire. « Tu vois, c’est ça que la presse devrait montrer », lâche un gilet jaune témoin de la scène.
La place se vide petit à petit, ponctuée par quelques tirs de flashballs et plusieurs grenades lacrymogènes. Les gilets jaunes s’en vont en traversant un couloir de CRS. En passant, manifestants et policiers s’observent, se jaugent, presque tentés de se dire « à la semaine prochaine ». L’acte X est déjà dans tous les esprits.
Le « grand débat national », une porte de sortie ?
Deux jours après l’Acte IX, le président a joué ses cartes en dévoilant sa Lettre aux Français afin d’amorcer le grand débat national, vu par l’Élysée comme une sortie de crise. Les modalités d’organisation et de participation du débat restent floues. « Ni élection, ni référendum », comme l’a écrit Emmanuel Macron, ni cahier de doléance non plus, personne ne connait la forme qu’il prendra.
Samedi pourtant, une chose était claire, rien ne fera retomber la colère des manifestants, si ce n’est un changement drastique de politique, en faveur des plus pauvres, une baisse des taxes et l’abrogation des privilèges, pour les élus et les grandes entreprises notamment. Ce sont bien les questions d’impôts et d’inégalités qui mobilisent les gilets jaunes.
Emmanuel Macron l’a annoncé d’emblée, l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) ne sera pas discuté. Pourtant pierre angulaire de la colère des gilets jaunes, la suppression de cet impôt a été perçu comme un signe d’acharnement contre les classes populaires, comme le signe du deux poids deux mesures, le symbole des privilèges accordés aux riches. Débattre, proposer des idées, les gilets jaunes le font dans la rue depuis près de deux mois. Et dans la rue, Emmanuel Macron n’est plus écouté, il a perdu tout son crédit. Difficile dans ce contexte d’imaginer que ce grand débat national pourrait faire consensus et devenir une plateforme pour les revendications des gilets jaunes.
Nicolas, enseignant et gilet jaune, croisé samedi place de la Bastille, résumait en ces mots l’état d’esprit des manifestants : « Il y a plein de gens qui pensent que la société ne peut plus continuer comme avant, qu’on a besoin de changement. Si ce mouvement a cette force aujourd’hui, cette détermination, c’est parce que les gens ne vont pas se satisfaire de quelques revendications. Il y a le pouvoir d’achat, le SMIC, l’évasion fiscale, reprendre l’argent donné au travers du CICE, de l’ISF aux plus riches et rétablir l’argent pour les services publics. Ces revendications sont fortes et vont très loin et tout le monde comprend que dans le système politique actuel, ce n’est plus possible. C’est pour ça qu’il y a les revendications sur le RIC et d’autres revendications sur l’organisation démocratique à la base de la société. »
Les institutions et la démocratie sont largement critiquées dans les manifestations. Or en sortant de son chapeau ce grand débat, sorte de consultation à l’échelle de la France, Emmanuel Macron ne vient pas répondre à l’aspiration citoyenne des gilets jaunes. Mesure d’exception, ce débat n’apportera pas ce changement profond exigé par la rue depuis le 17 novembre.
Sur France Inter lundi matin, le ministre de l’Éducation, Jean-Michel Blanquer y est allé de sa petite phrase provocatrice. « Aujourd’hui, a-t-il dit, on n’a plus besoin de ces manifestants, mais de débattre de manière démocratique et républicaine ». Le ton est donné, et annonce d’ores et déjà que le grand débat national ne fera que creuser les antagonismes sociaux réveillés par ces mois de mobilisation intense.
Crédits photo : ©Simon Mauvieux