L’actualité des marxismes chinois

© Ribeiro Simões

À la manière d’une mise en abyme, le numéro 73 d’Actuel Marx porte sur les « marxismes chinois ». Il s’agit d’étudier une question trop souvent balayée d’un revers de main : l’importance véritable de la pensée marxiste en Chine depuis le début du XXe du siècle à nos jours, tant pour les autorités, les milieux universitaires que les courants d’opposition. Ainsi, la revue offre des clés précieuses pour comprendre les dynamiques à l’œuvre dans la seconde puissance économique mondiale.

Il est courant d’évoquer la République populaire de Chine (RPC) sur le mode de la démonologie. Si la nature répressive du régime est indéniable – que l’on pense à la gestion autoritaire du Covid-19, à l’internement de millions d’Ouïghours dans le Xinjiang ou aux multiples répressions de conflits ouvriers –, une telle perspective n’aide aucunement à le comprendre. Pas davantage qu’il ne permet d’éclaircir son paradoxe central : si la pensée marxiste se veut émancipatrice, comment interpréter son omniprésence dans une Chine bien peu socialiste ?

Le parti dirige tout

Conformément au rôle que lui conféraient déjà Marx et Engels dans leur Manifeste, le Parti communiste est dans le marxisme officiel chinois l’organisation qui doit conduire le pays vers le communisme. Nathan Sperber1 analyse les ressorts concrets de cette fonction dirigeante à l’aune du précédent soviétique. Tout comme en Union soviétique, ce que les marxistes appellent l’appareil d’État n’est pas supprimé mais doit servir d’instrument d’exécution au service du Parti communiste qui, lui, décide.

Dès lors, le Parti communiste et l’État restent deux entités bien distinctes, mais structurées de manière homologique de sorte à assurer la domination du premier sur le second. À chaque échelon étatique correspond un échelon partidaire, ce qui permet un contrôle à tous les niveaux. Une autre similitude tient dans la concentration du pouvoir par les instances dirigeantes. En dépit de l’affirmation du principe de centralisme démocratique2 par le Parti communiste d’Union soviétique (PCUS) et le Parti communiste chinois (PCC), les échelons supérieurs exercent un contrôle sur la nomination des membres des organisations inférieures.

Tous ne considèrent pas ainsi la Chine comme capitaliste, à l’image de Remy Herrera et Zhimming Long pour qui le système chinois est un régime « avec capitalistes mais non capitaliste ».

Le chercheur Nathan Sperber note néanmoins plusieurs différences significatives qui permettent de prendre la mesure du caractère inédit de la domination partidaire en Chine. Il est singulier que l’Armée populaire de libération (chinoise), contrairement à l’Armée rouge (soviétique), soit entre les mains du Parti et non de l’État. Ensuite, les dangzu ne connaissent pas d’équivalent en Union soviétique. Aussi appelés groupes du parti, on les trouve partout (ministères, administrations territoriales, entreprises publiques, grandes institutions éducatives, sanitaires, sportives, etc.) et leur autorité y est souveraine.

Enfin, le système servant à nommer aux postes de responsabilités au sein du PCC (la nomenclature) est centralisé horizontalement autour de zuzhibu ou « départements de l’organisation » présents à chaque échelon du parti – ce qui est censé restreindre le développement d’une « bureaucratie » comme en URSS, et participerait à assurer la domination concrète du Parti sur l’appareil d’État.

Le tournant opéré sous Xi Jinping à partir de 2012 ne fait qu’accroître cette domination du parti. Alors que toute réduction du périmètre d’intervention du PCC est rejetée depuis le mouvement de Tiananmen et l’effondrement de l’URSS, Xi Jinping estime néanmoins que la direction de l’État par le parti pourrait être plus systématique et rigoureuse. Il s’ensuit alors une « suractivité réglementaire, des réagencements bureaucratiques majeurs et une hausse des moyens à la disposition du Comité central et de ses instances ». En parallèle, émerge du discours officiel une conception absolutiste du Parti. Ainsi Xi Jinping affirme-t-il, dans son rapport au 19e Congrès du PCC, que « le parti dirige tout ». Mais dans quelle direction ?

Le modèle chinois, une alternative au néolibéralisme ?

Si d’aucuns peuvent légitimement douter de la nature communiste du régime chinois, Jean-Numa Ducange et Nathan Sperber3 rappellent que la question du mode de production chinois fait l’objet de vives discussions dans la communauté scientifique, dont ils présentent les grandes contributions. Tous ne considèrent pas ainsi la Chine comme capitaliste, à l’image de Remy Herrera et Zhimming Long pour qui le système chinois est un régime « avec capitalistes mais non capitaliste ».

Selon Wu Xiaoming et Qi Tao4, « le socialisme aux caractéristiques chinoises » offre au monde l’exemple d’un « projet de civilisation post-néolibérale ». Depuis l’ouverture du pays à l’économie de marché et aux capitaux étrangers sous Deng Xiaoping, les problèmes structurels de bulles économiques, de dégradation écologique, et de l’inégale répartition des richesses perdurent en Chine. Pour autant, l’horizon de la « prospérité commune » fixé par Xi Jinping, ainsi que la politique de lutte contre l’extrême pauvreté5 permettent aux auteurs d’affirmer que la Chine est entrée dans une nouvelle ère de son développement. Après être restée pendant des décennies au « stade primaire du socialisme », la Chine aurait atteint un nouveau stade de développement dont la portée dépasse la politique intérieure. Wu Xiaoming et Qi Tao vont jusqu’à voir dans cette nouvelle orientation une source d’espoir pour le socialisme mondial.

Nous regrettons toutefois que les auteurs ne se soient pas davantage attardés sur les parts d’ombres de ce « défi à l’ordre néolibéral occidental », et qu’ils se soient contentés de les évoquer par la formule de « contradictions inhérentes à la crise ». Une analyse de l’état de la lutte des classes en Chine, et de l’attitude active des autorités chinoises dans la répression des contestations ouvrières, aurait été de quelque utilité. D’autant plus que Wu Xiaoming et Qi Tao reconnaissent eux-mêmes que ce sont précisément ces « contradictions » qui empêchent une grande partie des chercheurs occidentaux – et donc plus largement de la population occidentale – de ne voir en la Chine autre chose qu’une menace.

Vers la domination ou l’harmonie universelle ?

Dans l’esprit d’un certain nombre de commentateurs occidentaux, la Chine, de l’Empire du milieu, est devenue l’Empire du mal. C’est pour lutter contre l’idée reçue d’une Chine expansionniste et dangereuse pour l’ordre international que Viren Murthy6 revient sur la notion de tianxia chez Zhao Tingyang. À l’origine, le tianxia est un concept confucéen qui signifie littéralement « tout ce qui est sous le ciel ». Zhao Tingyang l’analyse d’un point de vue cosmologique, en ce que le Tianxia mènerait à « l’idée de l’un comme unité harmonieuse de la multiplicité », et est ainsi vecteur d’universalisme.

On regrettera l’absence d’analyse des pratiques auxquelles s’adonne la Chine en matière de politique internationale. Que l’on parle d’asservissement par la dette ou de rachat d’actifs stratégiques, on voit mal en quoi elle se distingue des États-Unis.

Zhao Tingyang formule à partir de là un projet normatif de communauté universelle libérée de l’impérialisme et gouverné pour le bien commun. Il n’est pas inintéressant de relever que pour certains penseurs chinois cités par l’auteur, les institutions internationales comme les Nations-Unies constituent un tremplin dans la réalisation de l’ordre global auquel appelle le tianxia.

Cette notion est également brandie par Xi Jinping, qui bute néanmoins sur deux obstacles selon Viren Murthy. Sur le plan intérieur, les exemples du Tibet et du Xinjiang démontrent « incontestablement l’échec du “multiple” en même temps que de l'”Un” ». À propos de l’ordre international, si Xi Jinping, conformément à l’idéal du tianxia, parle fréquemment de « communauté de destin pour l’humanité », il résout néanmoins la tension entre l’un et le multiple en faisant primer le premier sur le second lorsqu’il considère que la question de la démocratie est une affaire interne à chaque État.

On voit ainsi que le concept de tianxia, profondément ancré dans la culture chinoise, assure à celle-ci un idéal régulateur opposé à l’ordre mondial impérialiste et guerrier actuel. En bon dialecticien, Viren Murthy souligne, avec la marxiste Lin Chun, que « jusqu’à présent ce discours s’est gardé de prendre en compte […] la question du capitalisme », tout en reconnaissant que le souci qu’a Zhao Tingyang de « remodeler l’ordre mondial dans le sens de l’épanouissement humain et de l’égalité entre les nations » porte une charge révolutionnaire compatible avec la perspective marxiste d’abolition du capitalisme.

On regrettera ici l’absence de mise en perspective de cette notion philosophique avec les pratiques réelles auxquelles s’adonne la Chine en matière de politique internationale. Que l’on parle d’asservissement par la dette – du Sri Lanka à divers pays d’Asie centrale – au rachat d’actifs stratégiques, on voit mal en quoi la Chine se distingue des États-Unis en matière de contrats financiers.

La question de l’échange inégal

Plus fréquent encore que la critique de son interventionnisme extérieur, on reproche souvent à la Chine sa politique commerciale agressive. Celle-ci profiterait de la sous-évaluation de sa monnaie – et des faibles salaires – pour doper ses exportations. De même, les subventions aux entreprises nationales et le poids des contraintes réglementaires constitueraient des freins à l’importation de marchandises, ce qui renforcerait l’endogénéité de la production du pays. En outre, la Chine est accusée de pratiquer le vol de propriété intellectuelle. C’est en portant ces accusations que les États-Unis (dirigés par Donald Trump mais avec le soutien du Parti démocrate) ont enclenché en 2018 une « guerre commerciale » contre l’Empire du milieu.

Si le creusement du solde de la balance commerciale entre les États-Unis et la RPC constitue une preuve indéniable de « l’avantage » commercial chinois, le véritable bénéficiaire n’est pas nécessairement celui auquel on pense. C’est la thèse que défendent les économistes Rémy Herrera, Zhiming Long, Zhixuan Feng et Bangxi Li7 en s’appuyant sur le concept d’« échange inégal ». Forgé par Arghiri Emmanuel puis approfondi par Samir Amin, l’« échange inégal » désigne le transfert de valeur qui s’opère des pays en développement vers les pays « développés » à travers le commerce de biens et de services dont la production nécessite un nombre d’heures de travail humain sensiblement différent. L’échange d’un tracteur contre une certaine quantité de café est certes égal nominalement, le prix des deux termes est le même, mais la quantité de travail qu’il aura fallu pour les produire ne l’est pas.

À mesure que le transfert de valeur de la Chine vers les États-Unis se réduit, c’est l’exploitation économique du premier pays par le second qui est remise en cause.

À partir de deux méthodes de calculs différentes, les auteurs tentent une démonstration économétrique visant à établir l’inégalité de l’échange entre les États-Unis et la Chine. Ils concluent ainsi qu’« entre 1978 et 2018, en moyenne, une heure de travail aux États-Unis a été échangé contre près de 40h de travail chinois ».

Néanmoins, on observe une baisse considérable de l’échange inégal entre les deux pays sur cette même période. En 2018, 6,4h de travail chinois étaient en moyenne échangées contre une heure de travail des États-Unis. Une explication à cela tient dans la stratégie de développement chinoise grâce à laquelle les biens et les services de haute technologie représentent aujourd’hui plus de la moitié des exportations du pays8.

À mesure que le transfert de valeur de la Chine vers les États-Unis se réduit, c’est l’exploitation économique du premier pays par le second qui est remise en cause. Or, si les Chinois ne peuvent accepter plus longtemps la domination économique américaine, les États-Unis ne sauraient abandonner un des fondements de leur prospérité sans livrer bataille.

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Cette contribution a selon nous le grand mérite de poser la question de l’actualité de la théorie marxiste de la valeur pour l’analyse de l’économie mondiale, à l’heure où celle-ci est pratiquement oubliée – ou ignorée – par une gauche française, qui tend à faire du débat sur la « valeur-travail » une question morale.

Le numéro 73 d’Actuel Marx offre de précieux éclairages sur les liens entre parti et État, le régime économique intérieur et les relations commerciales entre la Chine et le reste du monde – autant de questions sur lesquelles la grille de lecture marxiste s’avère féconde. C’est tout juste si l’on regrettera que le paradoxe central qui vient à l’esprit de tout observateur – l’omniprésence de la pensée marxiste dans un régime caractérisé par de fortes inégalités et une répression des conflits ouvriers – ne soit qu’effleuré…

Notes :

1 Sperber, Nathan. « Les rapports entre parti et État en Chine aujourd’hui : une clé de lecture soviétique », Actuel Marx, vol. 73, no. 1, 2023, pp. 21-39.

2 Le centralisme démocratique, tel qu’établi par Lénine, consiste dans le devoir qu’a la minorité de respecter la majorité, et l’organe inférieur de suivre l’organe supérieur, en échange du fait que toutes les institutions du Parti soient gouvernées par des élections démocratiques.

3 Ducange, Jean-Numa, et Nathan Sperber. « Marxismes chinois et analyses marxistes de la Chine : les défis du XXIe siècle », Actuel Marx, vol. 73, no. 1, 2023, pp. 10-20.

4 Xiaoming, WU, et Qi Tao. « Modernisation à la chinoise et possibilités d’une nouvelle forme de civilisation », Actuel Marx, vol. 73, no. 1, 2023, pp. 78-93.

5 Il est estimé que, depuis les quarante dernières années, le nombre de Chinois vivant sous le seuil de pauvreté tel que défini par la Banque mondiale (1,9 $ par jour et par personne) a diminué de 800 millions.

6 Murthy, Viren. « Le « tianxia » selon Zhao Tingyang : l’ordre du monde de Confucius à Mao », Actuel Marx, vol. 73, no. 1, 2023, pp. 64-77.

7 Herrera, Rémy, et al. « Qui perd gagne. La guerre commerciale sino-étasunienne en perspective », Actuel Marx, vol. 73, no. 1, 2023, pp. 40-63.

8 La hausse du niveau des salaires en Chine est aussi un facteur explicatif. La rémunération du travail dans les pays du Sud et la « mauvaise » spécialisation sont débattues comme causes de l’échange inégal entre Samir Amin et Arghiri Emmanuel. Voir : http://partageonsleco.com/2022/06/13/lechange-inegal-fiche-concept/.