À l’occasion du Women 7 (W7), Aya Chebbi, émissaire à la jeunesse auprès de l’Union africaine, était à Paris pour y rencontrer les organisations de la société civile des pays du G7. À quelques mois du sommet du G7 qui se tiendra à Biarritz fin août, le Women 7 se fixe l’objectif de s’assurer que des engagements concrets en faveur de l’égalité femmes-hommes seront pris dans l’ensemble du processus. Présentée comme « une jeune diplomate voulant bousculer l’Union africaine », elle est désignée par le magazine Arabian Business comme l’une des 40 Arabes de moins de 40 ans les plus influents. Entretien réalisé par Louis Scocard.
Le Vent se Lève – Vous vous définissez comme une « panafricaniste féministe activiste » et avez été nommée en 2018 émissaire de la jeunesse auprès de l’Union africaine, quelles vont être vos missions ?
Je suis l’envoyée du président de la Commission de l’Union africaine, Moussa Faki. Mon mandat est de deux ans. Ma mission est premièrement d’être la voix de la jeunesse africaine auprès de la Commission et auprès des États membres. Ensuite, c’est de faire le plaidoyer par rapport à la charte de la jeunesse africaine que plusieurs pays ont signée et ratifiée auprès des autres qui ne l’ont pas signée. Mais surtout, le plus important pour moi, c’est l’agenda 2063 qui a un plan d’action sur 10 ans et de nombreuses missions. C’est notamment à moi de faire le plaidoyer pour l’implémentation de ces actions sur le terrain. L’une d’entre elles concerne les jeunes et les femmes. Je dois aussi veiller à la coordination et à l’harmonisation des 8 départements de la Commission. Enfin, m’assurer de la participation inclusive et de l’engagement des jeunes aux États membres et à la Commission.
La Charte de la jeunesse a été adoptée en 2006. C’est un document dont on est très fiers, car il est progressiste. Il comprend presque tous les droits auxquels peuvent aspirer les citoyens africains : politiques, sexuels, sociaux… Mais depuis 2006, nous n’avons pas vraiment d’évaluation des mesures adoptées depuis, donc nous ne savons pas où nous en sommes par rapport aux droits des jeunes. Malheureusement, peu de gens savent que ce document existe en Afrique.
Cette Charte représente le travail de la société civile et des jeunes Africains qui ont entrepris un plaidoyer pour avoir une Charte de la jeunesse et qui ont fait partie du comité qui a développé ce document avant qu’il soit adopté par les États membres en 2006.
LVSL – Est-ce à dire que les dirigeants africains seraient trop vieux ?
Ils sont trop vieux. La moyenne d’âge des dirigeants africains est de 66 ans. Le problème, ce n’est pas forcément leur âge, mais plutôt l’écart entre les dirigeants et la population dont la moyenne d’âge est de 25 ans. Cet écart cause de nombreux problèmes, notamment de compréhension et de gestion des problématiques. Actuellement, on gère les problèmes sociétaux avec la mentalité et les outils des années 1950, 1960. Mais la jeunesse africaine d’aujourd’hui ne veut plus de frontières, souhaite une économie verte, une e-gouvernance, et de tout ce qui représente un progrès par rapport aux années 1960. À l’époque, c’était « comment peut-on bâtir des États ? » alors qu’aujourd’hui, justement, nous ne voulons pas de ces frontières. La vision a donc changé.
LVSL – Ne pensez-vous pas que le problème vient d’ailleurs et que l’ensemble du système politique africain tend à maintenir les mêmes personnes au pouvoir ? Comme on a pu le voir au Rwanda avec Paul Kagamé, en Algérie avec Abdelaziz Bouteflika, et la volonté de Pierre Nkurunziza au Burundi et Faure Gnassingbé au Niger de prolonger leur mandat ?
La jeunesse africaine doit s’impliquer dans la gouvernance pas nécessairement en devenant président ou parlementaire. C’est important aussi, mais si on participe chaque jour, en tant que citoyen, à la gouvernance : pour influencer sur la politique, sur les budgets, à des échelles locales, municipales et régionales, cela peut fonctionner. La majorité de la jeunesse africaine ne participe pas, car il y a ce sentiment partagé d’être marginalisés et d’être exclus du leadership. Si tous les jeunes participent, s’impliquent dans le secteur public, dans les universités, et s’engagent politiquement, les politiciens actuels ne pourront plus rester en place.
LVSL – La jeunesse africaine représente aujourd’hui près de ⅔ de la population du continent. Comment développe-t-on un continent où la jeunesse occupe une si grande place démographique ?
Je suis en train de créer 4 modèles pour mettre en place un mécanisme d’engagement pour les jeunes.
Le premier : l’information. Les jeunes ne sont déjà pas informés de l’existence de la Charte de la jeunesse, ni de l’agenda 2063, ni des instruments que leur propre pays a signé comme la Zone de libre-échange continental (ZLEC ou Continental Free Trade Agreement) qui va être mis en œuvre au sommet à Niamey, au Niger au mois de juillet. C’est un espace où le marché sera ouvert en Afrique, ce qui est une première. Cette zone devrait créer des milliers d’emplois et les jeunes ne le savent même pas ! Comment vont-ils bénéficier de ces instruments s’ils ne sont pas au courant de ce qui a été signé par leurs propres dirigeants ? La communication est primordiale.
Le deuxième : on pense que l’Union africaine c’est Addis-Abeba (son siège), mais l’UA appartient à tous les États membres ! J’aimerais lancer des centres de l’Union africaine dans chacun des États membres comme un espace d’innovation, de créativité, d’information afin de comprendre ce qu’est l’Union africaine.
Le troisième : c’est le volet Paix et Sécurité. J’organise déjà des tables rondes au Soudan ou encore en Algérie, avec des activistes qui ont participé à des transitions politiques dans leur pays, le Sénégal, le Burkina Faso, la Tunisie, la Gambie, le Zimbabwe… Pour créer du partage de connaissances, mais aussi pour commencer à influencer le conseil de Paix et Sécurité de l’Union africaine où la jeunesse n’est pas écoutée. Pour moi, il est important que les jeunes comprennent comment l’UA et la Commission fonctionnent. Je suis peut-être l’envoyée, mais je ne peux rien faire sans la mobilisation des populations. Il est important d’ouvrir la porte et d’apporter de nouvelles voix au sein de la Commission, mais aussi de l’influencer pour qu’elle comprenne qu’elle ne peut pas continuer sans écouter la jeunesse africaine. C’est important d’avoir leurs recommandations. Cela prendra du temps, mais je crois que nous sommes plus intéressés par l’action que les réunions ou les sommets. J’espère réussir à créer un vrai dialogue intergénérationnel pour comprendre que l’on doit travailler ensemble. Nous sommes, les jeunes, des produits du système africain et si nous nous retrouvons, demain, à la tête des pays, nous ne pourrons rien faire, car nous ne comprendrons pas le système. Ce mécanisme de communication intergénérationnel sera une plateforme en ligne pour permettre à tous les jeunes de se faire entendre.
Le quatrième : faire en sorte que même après mon mandat (2020), il y ait une vraie continuité et que tout ce que nous avons accompli ne soit pas vain.
LVSL – Aujourd’hui dans le monde, naître pauvre et femme rend la tâche deux fois plus compliquée. On sait qu’en Afrique, les femmes sont bien plus touchées par la pauvreté et encore le chômage, certaines pratiques demeurent d’actualité comme l’excision… Comment fait-on pour lutter contre tout cela à un niveau continental surtout lorsque les pays africains présentent tant de disparités, que ce soit au niveau du développement économique, démographique ou encore social ?
Nous avons différentes campagnes au sein de l’Union africaine sur ces questions. Par exemple, contre le mariage précoce et forcé ou encore contre le FGM (pour Femal Genital Mutilation ou mutilations génitales féminines en français). Pour chacun de ces sujets, un pays est désigné pour s’occuper de cette problématique. Le Burkina Faso pour les mutilations génitales féminines, la Zambie pour le mariage précoce et forcé. L’Union laisse la responsabilité aux pays désignés pour mener le plaidoyer, faire campagne et établir une stratégie continentale. Mais le problème, c’est que les États membres ont la bonne volonté, mais ne savent pas comment la traduire dans la réalité et souvent, ils ne travaillent pas avec les jeunes et sans les jeunes, il n’y aura pas de changements. Si on veut vraiment faire un changement par rapport à ces violences contre les femmes, il faut travailler sur la communauté et ce sont les jeunes qui sont en première ligne !
Je ne crois pas à la différenciation Afrique du Nord – Afrique du Sud du Sahara. C’est la vision panafricaniste que je défends : nous sommes un continent. Mais il y a ce récit selon lequel l’Afrique du Nord serait plus développée. Il faut savoir qu’en Libye, il y a des conflits tribaux comme au Kenya. Moi, j’ai subi des pratiques traditionnelles qui m’ont traumatisée alors que les gens ne suspectent même pas qu’elles ont lieu en Tunisie. Même en Europe on retrouve des mutilations génitales féminines !
La chose commune en Afrique, c’est que l’on a des régimes politiques qui se ressemblent, les systèmes sont partout les mêmes. La jeunesse représente 65 % de la population africaine, c’est donc à elle de faire ce travail d’unification en défendant une vision panafricaniste. Durant les 9 dernières années de ma vie, j’ai visité 30 pays africains pour former des jeunes en blogging, à la non-violence, aux mobilisations afin qu’ils puissent soutenir les mouvements citoyens dans leur pays. Il ne s’agit pas de faire quelque chose d’énorme, mais juste de créer un espace où les Africains puissent se rendre compte que l’on partage la même histoire, les mêmes défis, alors il n’y a pas d’autre solution que la solidarité.
Si on observe l’histoire, on voit que l’Union africaine est basée à l’origine sur des valeurs de panafricanisme. Dans les années 1950 et 1960, les mouvements panafricains ont réussi à s’organiser alors qu’il n’y avait pas Whatsapp, Facebook ou Twitter. Dans les années 1960, dix pays africains ont obtenu l’indépendance. Ce n’était pas grâce aux colonisateurs qui leur auraient octroyé leur liberté. Non : la solidarité des peuples a joué. En 2019, pourquoi on n’arriverait pas à s’organiser alors que nous avons tous les outils, toutes les technologies ? Cela devrait être plus facile. Il faut réunir les jeunes autour d’un espace panafricain.
Dans un forum que j’avais organisé, un Ghanéen m’avait dit : « Je suis venu en tant que Ghanéen, je repars en Africain ». Pour moi : c’est ça.
LVSL – L’Aide publique au Développement (APD) pose la question de l’influence des pays occidentaux sur le continent africain. Comment s’assurer qu’elle ne compromette pas l’autonomie de l’Union africaine ?
Actuellement, il y a des réformes qui passent au sein de l’Union africaine. L’année dernière, le président de l’Union, Paul Kagamé (président du Rwanda), avait entrepris une série de réformes visant à accroître l’indépendance financière de l’UA. Aujourd’hui, la Commission est majoritairement financée par l’Union européenne. C’est une vraie question qui se pose dans l’espace panafricain et dans l’Union africaine : la volonté d’être financièrement indépendants à 100%. On essaie également d’influencer les budgets, pas forcément pour les accroître, mais pour contrôler la distribution de ces fonds. Où l’argent va-t-il ? Est-ce qu’il va dans les poches des organisations traditionnelles, bien établies, ou dans les nouvelles organisations, jeunes ? L’argent a été manipulé pendant des années. Surtout les associations féministes qui n’arrivent même pas à travailler avec les jeunes féministes qui proposent une nouvelle vision plus moderne du féminisme. Pour moi, ce n’est pas vraiment une question d’argent. On a d’ailleurs plus d’argent avec les remittances (envois de fonds) de la diaspora qui représente le triple. Donc le montant de l’APD ne change pas énormément notre économie. Néanmoins, c’est une aide précieuse et un soutien énorme pour la société civile et pour des projets de santé et d’éducation dont on a besoin.
Pour moi ce n’est donc pas le montant, mais la forme et la distribution. Où va l’argent ? Aux communautés ? Aux groupes féministes ? Aux mouvements de jeunes qui ne sont pas enregistrés et qui, de fait, ne reçoivent pas d’aides financières ?
LVSL – L’Union africaine revendique depuis longtemps son désir de créer une Banque centrale africaine pour s’affranchir de l’aide financière de l’Occident. Dans quelle mesure le projet peut-il aider ?
On a déjà la BAD (la Banque africaine de Développement). Quant à une BCA, cela n’aidera pas à financer l’aide. En revanche, la BAD finance de nombreux projets de développement, mais l’argent ne passe pas toujours par cette structure financière puisqu’il existe des liens entre certains pays qui permettent de passer outre.
LVSL – Quel rôle peut avoir la France dans le développement actuel de l’Afrique et plus précisément celui des jeunes ?
Que ce soit la France ou un autre pays européen, ils doivent commencer par considérer l’Afrique comme partenaire égal.
LVSL – Que penser du rôle de la France dans l’accueil des jeunes migrants et du fait que le président de la République Emmanuel Macron ne se soit pas montré favorable ni ouvert à l’aide des ONG qui sauvent des milliers de vies chaque année en Méditerranée ? On se rappelle notamment du refus du gouvernement français d’accueillir l’Aquarius.
Première chose : les Africains doivent rester en Afrique parce qu’ils veulent y rester et parce qu’il y a de l’espoir, pas parce qu’ils sont empêchés d’aller ailleurs. La libre circulation devrait être un droit pour tous.
Deuxième chose : nous faisons tous partie des Nations unies et nous avons des conventions, la Déclaration des droits de l’Homme… Pour moi, chaque pays européen doit les respecter. On peut rentrer dans les questions concernant les frontières… Mais une fois que le jeune arrive, est-ce qu’il est protégé ? Est-ce que son droit est respecté ? Même en Libye ! C’est une question difficile. Ça ne concerne pas seulement l’Europe. En Afrique du Sud aussi il y a des problèmes liés à la xénophobie, en Libye par exemple, il y a de l’esclavage. Tout ce que je demande à la France ou à d’autres pays, c’est de respecter les droits humains et la déclaration des droits de l’Homme.
LVSL – La jeunesse tunisienne avait grandement utilisé les réseaux sociaux pour mener à bien sa révolution. Pensez-vous que la révolution algérienne fait écho au printemps arabe ? Comment expliquer qu’elle arrive aussi tard par rapport aux autres pays arabes ?
Il y a eu la première vague de révolutions en 2011, avec plusieurs pays. 8 ans après, on peut comprendre que ça ait mis du temps. En Tunisie on avait commencé notre processus révolutionnaire en 2006 ! Mais à l’époque personne n’avait entendu notre appel. En Tunisie, nous étions prêts en 2011 et c’est pourquoi nous avons notre résultat aujourd’hui. C’est la jeunesse qui décide quand il est bon de faire un changement positif. Nous avons choisi le début des années 2010. Les Algériens ont décidé que le temps du changement était en 2019.
Les révolutions ont des éléments déclencheurs et c’est souvent au moment des élections. Quand les élections approchent, c’est là que les esprits se réveillent et réclament un changement. C’est sûrement pour cela que les Algériens se sont autant mobilisés ces dernières semaines. Nous sommes fiers des jeunes Algériens.