Adriana Salvatierra est la plus jeune présidente du Sénat de l’histoire de la Bolivie. Figure émergente, elle fait partie de cette génération de militants qui ont éclos dans le sillage d’Evo Morales et du processus de transformation radicale de la Bolivie par le MAS (movimento al socialismo). Le 20 octobre auront lieu des élections générales importantes pour la pérennité du pouvoir, nous avons voulu l’interroger sur les défis de la Bolivie contemporaine après 13 années de présidence d’Evo Morales. Réalisé par Denis Rogatyuk, traduit par Alexandra Pichard.
LVSL – De toute la période contemporaine, cette élection sera celle qui comptera la plus forte participation de millenials (moins de trente ans) et de centenaires. On voit apparaître une nouvelle génération d’électeurs : ceux qui sont nés après 2000 et qui n’ont quasiment connu que la Bolivie d’Evo Morales, sans avoir expérimenté la précédente période néolibérale. De quelle manière le MAS (Mouvement vers le socialisme) cherche à convaincre ces jeunes électeurs de voter pour Evo Morales plutôt que pour l’opposition dans un acte de rébellion contre l’État ou le statu quo ?
Adriana Salvatierra – Cet électorat nous informe tout d’abord d’un phénomène démographique : une grande partie de la population est jeune, 43% des électeurs ont entre 18 et 34 ans. Cela signifie que beaucoup d’entre eux sont primo-votants, qu’il s’agit de leur première élection, ou de leur deuxième tout au plus. Cela représente évidemment un défi important, notre agenda doit pouvoir mettre en valeur les réussites de ces treize années de présidence d’Evo Morales. Mais c’est aussi un défi du point de vue des nouvelles formes d’organisation de la société : les « millenials » n’ont pas de dette envers le passé, ils sont moins attachés aux grandes revendications et ne conçoivent pas de la même manière l’organisation sociale, syndicale et corporative. Avec le président Evo Morales et le projet politique qu’il porte, nous sommes arrivés au gouvernement en 2006, quand 60% de la population bolivienne était encore en situation de pauvreté, et que 38% était extrêmement pauvre et vivait avec moins d’un dollar par jour. Nous avons réussi à réduire ces chiffres de moitié et plus encore. Le taux de pauvreté modérée a baissé de 60% à 33%, la pauvreté extrême de 38% à 15%. Le PIB a quadruplé et dépassera les 40 milliards en 2019. Nous avons engagé une transition vers un modèle d’économie complètement différent, qui met l’accent sur la souveraineté, et aussi sur le renforcement de l’industrialisation de notre appareil productif. Mais un processus important de redistribution de la richesse a également été enclenché, ce qui reflète notre vision de la démocratie.
Nous devons par ailleurs faire face à un autre immense défi : sous l’effet des nouvelles technologies notamment, les processus de mobilité vers les zones urbaines ou de concentration de la population urbaine brisent les liens associatifs qui existaient dans les communautés. Mais nous avons la ferme conviction que ces jeunes qui ont connu une Bolivie dans laquelle de nombreuses familles devaient choisir quel enfant allait faire des études, dans laquelle 36% des enfants souffraient de malnutrition chronique, chiffre que nous avons réussi à réduire de moitié, ces jeunes-là sont également conscients qu’ils vivent dans une nouvelle Bolivie et savent que le processus de stabilité économique leur a donné l’opportunité de faire des études. Aujourd’hui, il y a dans le pays des milliers de bacheliers qui sont les premiers diplômés de leur famille, des milliers de jeunes professionnels qui viennent de familles paysannes et qui sont la fierté familiale parce qu’ils sont les premiers à avoir eu accès à l’enseignement universitaire. Il y a aussi des jeunes qui, par exemple, souscrivent à un crédit à la production pour réunir un capital de départ en vue d’ouvrir un petit commerce ou une petite entreprise. Ils savent qu’Evo Morales représente la certitude d’un futur économique stable, mais aussi soucieux de l’augmentation des droits de chacun, dans le cadre de la démocratisation de la richesse, d’un pari sur un appareil productif solide qui garantisse des conditions d’emploi dignes.
LVSL – Vous avez récemment ouvert la marche « Hagamos un pacto » (Faisons un pacte), en Bolivie, contre les féminicides, et en vue d’éradiquer les violences faites aux femmes. Que prévoit le gouvernement bolivien pour résoudre ce problème endémique que d’autres pays aux gouvernements néolibéraux comme le Brésil, le Chili ou – du moins pour l’instant – l’Argentine n’arrivent pas à surmonter ?
AS – Précisons tout d’abord que la violence n’est pas seulement physique. La violence était économique quand les femmes ne pouvaient pas accéder à la propriété de la terre. Quand on est arrivés à la tête du gouvernement, seulement 15% des titres exécutoires agraires étaient au nom d’une femme, et aujourd’hui, nous avons stabilisé ce chiffre à 46,5%. Nous pensons également que la violence a une autre dimension : la limitation de la participation des femmes dans les syndicats, les comités de voisinage et plus généralement la participation politique dans les espaces de représentation. C’est pour cela que lors de l’Assemblée constituante nous parlions d’égalité, de la possibilité pour les femmes d’être effectivement représentées à égalité avec les hommes, alors que la construction, la conquête et la production du pouvoir sont traversées par des logiques masculine.
La construction du patriarcat, en tant que système qui reproduit des privilèges en fonction du genre, a organisé une société où l’exercice de la violence n’est pas seulement physique, mais aussi économique, politique, symbolique et communicationnel. Et je crois que comprendre l’exercice de la violence dans toutes ses dimensions permet de mener une lutte efficace contre cette violence. Nous sommes devenus le deuxième ou le troisième pays comptant la plus grande représentation féminine au sein de l’assemblée législative. En effet, 51% de nos parlementaires sont des femmes, des femmes paysannes, indigènes, travailleuses, des maires de villages, des jeunes, des expertes, qui représentent le tissu social du pays. Et nous sommes vraiment fiers de ces transformations structurelles que nous avons menées à bien.
Mais nous savons aussi que ce sont, évidemment, des droits conquis qui ne sont pas irréversibles, lorsque l’on regarde ce qui peut se passer dans le reste de la région. Ce sont des droits pour lesquels nous ne devons pas cesser de lutter. Les niveaux de féminicides et de violences faites aux femmes sont préoccupants et pour y faire face, nous avons proposé la loi intégrale contre la violence faite aux femmes, la hausse du budget destiné à la sécurité urbaine, au renforcement des services d’aide juridique, à l’augmentation des places en maisons d’accueil pour les femmes victimes de violence. Nous souhaitons aussi garantir des mécanismes institutionnels pour que ces cas soient visibles aux yeux de la justice, qu’il existe une protection efficace des victimes et que ces situations ne puissent pas se reproduire.
LVSL – La Bolivie est devenue un moteur de la croissance économique d’Amérique du Sud et un des pays les plus stables du continent politiquement. Comment concevez-vous le futur rôle de la Bolivie sur la scène internationale, notamment au niveau de l’intégration latino-américaine ?
AS – Pendant 6 ans, nous avons été le pays d’Amérique latine qui a connu la plus forte croissance, dont 5 ans consécutifs, les cinq dernières années justement. Tout cela à une époque où les prix des matières premières brutes telles que les minéraux ou les hydrocarbures sont en baisse. La Bolivie a continué de rythmer la croissance sud-américaine, et cela s’est fait en grande partie grâce à une politique souveraine quant à l’exploitation et l’industrialisation de nos ressources naturelles. La croissance a aussi été accentuée par le renforcement du marché interne, principal moteur de la dynamisation de l’économie. L’industrialisation a vocation à favoriser la substitution des importations, notamment pour des produits en lien direct avec notre propre industrie.
C’est ce modèle économique, social, communautaire et productif, qui nous a permis de façonner avec succès la forte présence et la participation de l’État dans l’économie, mais aussi de mener à bien un processus de démocratisation de la richesse qui a contribué à élever trois millions de boliviens au-dessus du seuil de pauvreté. La démocratie ne se limite pas à voter tous les cinq ans, elle passe aussi par une santé gratuite, l’accès aux services de base, à un logement digne, une éducation de qualité, et c’est cela qui doit régir les politiques publiques, en mettant l’être humain au centre du programme.
LVSL – Ces dernières années, on a vu émerger de nouveaux leaderships féminins à la tête de mouvements, de partis et de gouvernements de gauche dans le monde entier. Aux États-Unis par exemple, avec des femmes de premier plan telles qu’Alexandra Ocasio Cortez, Illhan Omar ou Tulsi Gabbard. Avez-vous des relations avec ces jeunes progressistes ou suivez-vous de près leurs différentes carrières politiques ?
AS – Dans le cas d’Alexandra Ocasio Cortez, oui. On ne peut qu’être touchée par des parcours comme le sien, comme celui de Camila Vallejo (députée Chilienne), de Gabriela Rivadeneira (politique équatorienne), ou bien de Manuela D’Ávila, candidate à la vice-présidence du Brésil, mais aussi des parlementaires qui exercent le pouvoir en Argentine, en Uruguay… bien sûr que toutes représentent un immense espoir. Cela démontre par ailleurs que la gauche continue de disputer le contrôle du pouvoir d’État, afin de garantir de meilleures conditions de vies pour les citoyens.
Quand on parle de politique, on ne parle pas seulement de lutte et du contrôle du pouvoir, on parle fondamentalement de la contribution ou non à une vie digne pour l’être humain. Nous l’avons bien remarqué quand, durant la première année du gouvernement Michel Temer, après le Coup d’État contre Dilma Rousseff, plus de 5 ou 6 millions de Brésiliens sont repassés sous le seuil de pauvreté. Et cela se passe ainsi à chaque fois que l’on gèle les budgets et que l’on considère l’éducation et la santé comme des services payants accessibles seulement à ceux qui ont les moyens de payer.
De même, quand on réduit la participation de l’État dans la définition des politiques publiques, on réduit le contrôle de l’État sur les bénéfices, les droits et les conquêtes des travailleurs. C’est devant ce panorama qu’émerge une nouvelle génération de jeunes leaders. Bien sûr, c’est assez motivant et cela met en évidence le fait qu’en Amérique latine les projets de gauche autour de la souveraineté, de la dignité, de la redistribution de la richesse, de la croissance économique, qui pensent l’État comme le centre des politiques économiques, sont toujours d’actualité. Beaucoup disaient que nous étions entrés dans une fin de cycle, produit des déroutes électorales des dernières années. En réalité, l’Amérique latine est entrée dans un scénario de lutte régionale avec des projets politiques qui disparaissent et renaissent sans cesse. On espère que dans la décennie qui vient, nos projets se consolideront.
LVSL – Le 17 juillet dernier, vous êtes entrée dans l’histoire en devenant Présidente en charge (par intérim), lorsque le président Morales et le vice-président Álvaro García Linera ont voyagé à l’étranger. Qu’avez-vous ressenti en devenant la plus jeune présidente de l’histoire du pays ?
AS – J’ai ressenti une grande responsabilité et, bien sûr, un peu d’appréhension. Je n’ai pas perçu cette mission à des fins personnelles. Davantage que le prestige, il s’agit pour moi d’assumer cet exercice en tant que femme jeune et militante, et c’est un immense défi dans le sens où cela peut ouvrir ou fermer des portes aux générations futures. Je veux qu’à la fin de mon mandat à la chambre des sénateurs, on retienne que les jeunes ont la capacité absolue d’assumer des responsabilités, la formation nécessaire et suffisante pour être aux commandes du service public. Je veux ouvrir les portes aux plus jeunes, qu’ils soient mieux formés que nous le sommes, qu’ils aient une meilleure capacité d’articulation, une meilleure capacité de représentation. Je veux qu’ils soient de meilleures personnes, de meilleurs professionnels, de meilleurs êtres humains et de meilleurs militants pour la chose publique.
LVSL – Avez-vous songé à occuper ce poste de présidente à nouveau, en vous présentant aux prochaines élections présidentielles ?
AS – Non, pas pour le moment. En réalité, il est difficile de penser à ce poste et à tout ce qui en découle. Evo Morales est en réunion tous les jours dès 5h du matin, il termine sa journée à minuit, il travaille dans toutes les régions du pays. C’est très difficile de suivre ce rythme que nous avons tenu pendant les treize années de gouvernement, la barre est plutôt haute.
LVSL – Pour les élections générales à venir, vous serez candidate au Congrès plurinational pour votre région natale, Santa Cruz. Ces dernières années, Santa Cruz est devenue une des bases les plus importantes de l’opposition au gouvernement Morales. La région connait une tradition de groupes violents sécessionnistes et d’ultra-droite. Selon vous, quelle est la meilleure stratégie pour neutraliser les forces de droites, extrémistes et néolibérales et leurs discours racistes, sexistes, homophobes et anti-travailleurs ?
AS – Évidemment, le sens commun des habitants de la région est parfois conservateur, mais quand on va dans les provinces, les quartiers populaires, quand on rencontre les militants des collectifs LGBT, des jeunes, des collectifs de femmes féministes, on s’aperçoit qu’une société plus inclusive est en germe et qu’elle différente de ce qu’on a connu il y a treize ans.
Je crois que Santa Cruz, à l’image de la Bolivie, n’est plus la même en 2019 qu’en 2005. La croissance économique et la gestion d’Evo Morales se sont accompagnées d’opportunités de travail, de projets stratégiques tels que l’aéroport Viru Viru, le pôle de développement qui amènera à la construction du site sidérurgique du Mutun, la construction du terminal de bus qui assurera une nouvelle route pour les exportations. Pour nous évidemment, Santa Cruz est un enjeu central, et un esprit nouveau y est en gestation. Je le vois en discutant avec mes camarades qui proviennent de différents espaces culturels : des artistes, des jeunes, des femmes, des paysans, des indigènes, etc.
La société est traversée par des logiques qui peuvent à un moment donné amener une appréciation différente de la situation. Je crois que le temps des affrontements de 2006 à 2008 est derrière nous, ce moment où les projets politiques opposaient la région à l’État, les autonomies à l’État plurinational. L’État plurinational comprend aujourd’hui les autonomies et les autonomies font partie de l’État plurinational. De même, l’agenda de l’État plurinational a universalisé les possibilités d’inclusion et d’exercice des droits, et cela est aussi vrai à Santa Cruz.
LVSL – À l’occasion de ces élections, Evo Morales doit faire face à une longue liste d’adversaires : Carlos Mesa, le mouvement 21F, les menaces de l’administration Trump, ou encore les forces politiques de droite au Brésil et au Chili, sans oublier la tension et la fatigue engendrées par treize années de gouvernement du pays. Quelles raisons vous portent à croire qu’il l’emportera à nouveau ?
AS – Evo Morales est synonyme d’un avenir sûr. Il n’y a pas besoin de revenir vingt ans en arrière : quand je suis sortie du lycée – et je suis encore jeune aujourd’hui – les gisements pétrolifères fiscaux boliviens n’étaient pas des entreprises d’État. Ceux qui étudiaient les hydrocarbures et les processus industriels n’avaient pas la certitude de trouver un emploi, car nous ne disposions pas d’un État solide à même de garantir à travers les entreprises publiques une sûreté de l’emploi pour les jeunes.
Il y a 13 ans, être une femme et faire de la politique était un chemin sinueux. Nous évoluons aujourd’hui dans de meilleures conditions. Il y a 13 ans, il était impensable qu’une femme de trente ans puisse être présidente du Sénat. Auparavant, selon la Constitution précédente, il fallait avoir trente ou trente-cinq ans pour être sénatrice. Désormais, de nouvelles opportunités se sont ouvertes pour les jeunes générations. Nous continuerons dans cette voie.
Nous avons nationalisé les hydrocarbures dans l’exercice de notre souveraineté, mais nous avons aussi initié l’ère de l’industrialisation, pour la production de fertilisants comme le chlorure de potassium par exemple. Nous avons des réserves de lithium à Potosi, d’urée et d’ammoniac à Cochabamba, nous sommes en train d’industrialiser le fer avec le domaine sidérurgique du Mutun, etc. Nous ouvrons la voie à la poursuite de la croissance économique de notre pays, pour offrir des opportunités de travail aux plus jeunes, à qui nous garantissons également une éducation de qualité. La Bolivie ne sera pas la même avant et après Evo Morales. Nous allons continuer le processus de transformation pour que l’extrême pauvreté demeure sous les 5% et nous entendons assurer des services élémentaires pour tous : le logement, l’éducation, la santé, qui sont des droits fondamentaux et constituent nos principaux apports au service des générations futures.