Les Allemands à la recherche d’une identité perdue

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Pays dont la réunification date seulement d’un quart de siècle, la question de l’identité de l’Allemagne a toujours été controversée et problématique. Depuis les invasions napoléoniennes et le Discours à la nation allemande de Johann Gottlieb Fichte jusqu’à l’Allemande ordolibérale contemporaine toujours clivée entre l’Ouest et l’ex-RDA, en passant par la déchéance nationale dans l’horreur nazie, les Allemands ont toujours été en proie à des interrogations existentielles sur leur identité. Retour sur l’anxiété identitaire allemande par Margot Desplanches, en Erasmus à Berlin.

« Aucun pays ne se dit à soi-même autant de vérités que l’Allemagne. », écrit Jean Paul (ou Johann Paul Friedrich Richter) au début du XIXe siècle, compagnon de Schiller et de Goethe. Alors qu’en France les voix se disputent à propos de notre propre identité, nul ne peut tout de même prétendre le contraire : les Français sont avant tout des citoyens liés par un pacte social, et fiers de la République Française. Nos voisins allemands, si souvent évoqués chez nous pour leur intransigeance et leur pragmatisme, ne sont pas moins secoués par la crise identitaire qui frappe l’Occident en ce début de siècle. Néanmoins, leur discrétion publique sur le sujet s’explique par cette question brûlante préalable au raisonnement sur l’identité globale d’une nation : „Was es heute heißt, deutsch zu sein“(ce que signifie être allemand aujourd’hui), se demande Dirk Schümer (journaliste chez Die Welt) en ce début d’année. Parce qu’en Allemagne, il est toujours compliqué de parler d’identité.

Une nation objective ?

Deutschland, littéralement « le pays des Allemands », n’a eu de cesse d’être tiraillé entre de multiples identités depuis la fondation du Reich par Bismarck. Les Allemands, précisément, n’ont jamais été « l’Allemand » à l’image du « citoyen français ». Nation fédérale, l’Allemagne a pourtant été la première des nations européennes au XIXe siècle à impulser le mouvement de création des identités nationales par la culture. Fondée par le romantisme, la nation allemande (Kulturnation) est définie par Fichte comme étant une communauté unique à la fois culturelle et ethnique, dont l’héritage est transmis par la langue. En cela, cette conception objective de la nation s’oppose à la très subjective conception française. Il est tout de même intéressant de constater que le grand historien de l’histoire allemande, Thomas Nipperdey, commence sa Deutsche Geschichte par ces mots : « Tout débute avec Napoléon ». Fichte lui-même surnommait Napoléon « Der Mensch ohne Name », l’homme sans nom, et écrivit son Discours à la nation allemande (1807) suite à l’invasion de la Prusse. Ce qui a cimenté les Etats allemands au XIXe siècle, c’est la haine de l’Empereur, l’alliance dans la désunion contre un ennemi commun. En 2017, l’Europe est unie (parait-il) et n’a plus d’ennemis ; Angela Merkel préfère parler des Allemands comme « des gens qui vivent déjà ici depuis longtemps ». C’est confus, vague, et cela traduit une crainte de parler d’identité, car il faudrait commencer par parler du passé. En Allemagne, il ne peut en être autrement.

Reichstag

Les ambiguïtés de la culture allemande

Qu’en est-il, précisément, de la fierté d’être Allemand ? Aujourd’hui, le football, la bonne santé économique ou encore l’accueil des réfugiés sont les motifs les plus répandus de fierté chez les Allemands. Cela est loin d’être suffisant pour apparaître comme étant le ciment d’un sentiment national. En réalité, deux visions de l’identité allemande s’affrontent et se complètent. La Leitkultur (ou culture de référence, concept développé par le politologue Bassam Tibi en 1998), qui correspond aux valeurs occidentales et européennes telles que la démocratie, les Droits de l’Homme, ou même la laïcité. Seulement, ce concept jugé trop flou par certains, à l’instar de l’ex-député CDU Friedrich Merz, a été depuis quelques années détourné de sa définition première afin de constituer un rempart contre le multiculturalisme. Cette discussion fait de la Leitkultur un concept plus porté sur les règles que doivent respecter les nouveaux arrivants, que sur le fondement de l’identité allemande. Il s’agirait de ce que l’on nomme en France l’assimilation et cet exemple est une illustration parfaite de l’instrumentalisation des idées et des concepts par la politique. De l’autre côté, la Multikultur correspond à cette culture que les nouveaux Allemands ont apporté et que tous partagent aujourd’hui, sans qu’elle n’ait pour autant une réalité historique. Mais le foot, encore et toujours lorsqu’il s’agit de l’Allemagne, est un bel exemple à réalité historique de l’association entre Leitkultur et Multikultur.

Est-il trop tôt pour le temps de la fierté ? 

Les jeunes nés après la Réunification allemande (1990) ou trop jeunes pour avoir réellement vécu dans l’Allemagne séparée, s’expriment volontiers sur le sujet, « Le temps de la Bundesrepublik est trop court pour être fier de quoi que ce soit » : la sentence tombe sans appel. Le sentiment d’appartenance qui permet l’existence de la nation comme entité subjective est encore trop frêle, quant au patriotisme, le mot fait effet de repoussoir chez la majorité d’entre eux. « Le patriotisme mène à la guerre » est une maxime fermement enracinée, et il suffit pour cela de constater les faibles moyens (en légère augmentation) dont dispose l’armée (la Bundeswehr). Les députés décident de tout ce qui concerne l’armée, et ils n’en veulent plus. La notion de patriotisme est devenue, au sein de l’opinion publique, synonyme de nationalisme. « Je ne suis pas fier d’être Allemand », assène Jan[1], à l’image d’une grande partie de cette jeunesse qui revendique en revanche un attachement fort à l’Union Européenne, et se déclare composée de « citoyens européens » à défaut de ressentir un attachement national. Les Allemands vivent aujourd’hui dans un pays que le droit définit avant tout. La loi fondamentale (Grundgesetz) est vue comme le ferment entre les citoyens et une sorte de « patriotisme juridique » semble s’être développé autour des droits inscrits dans le marbre, et en particulier la liberté de parole et d’opinion. Néanmoins, même si cette question de l’identité ne trouve pas un écho chez toute la jeunesse, celle-ci semble clivée car une bonne partie de ces jeunes se caractérise par un attachement moindre à l’UE et un sentiment patriotique plus développé où le passé de l’Allemagne tonne comme une note inévitable de tristesse et de colère.

« Je suis fier d’être Allemand, et j’aimerais pouvoir le dire sans être traité de nazi. », avoue Niels avec amertume. Cette pensée est sans doute l’une des plus partagées aujourd’hui, mais peu osent l’énoncer tout haut. La question du national-socialisme correspond à cette période de l’histoire allemande ô combien significative pour la définition d’une identité allemande. Le premier regret spontané – qui peut sembler anecdotique, mais qui ne l’est pas – concerne l’hymne national allemand, dont le couplet « Deutschland über alles » (l’Allemagne au dessus de tout) a été retiré et interdit. Le Deutschland über alles ne peut plus être simplement une phrase patriote, son utilisation par le pouvoir national-socialiste lui ayant donné un sens justifiant son bannissement à tout jamais de l’hymne. Niels évoque ensuite La Marseillaise comme étant « un chant guerrier très beau » avant de déplorer l’absence de ferveur dans le couplet retenu aujourd’hui en Allemagne (Unité, Droit, Liberté). Finalement, l’Allemagne en est privée à cause de son passé. Il en est de même du drapeau allemand, peu aimé, plutôt fui (encore qu’une forte différence soit observable selon les Länder).

« Un  passé qui ne passe toujours pas » 

En 1945, la notion de « Nulle Stunde » (l’Heure Zéro) a été inventée par les intellectuels et les politiques, pressés de faire disparaître la tâche brune du national-socialisme et de refonder l’Allemagne sur de meilleures bases. Plusieurs voix (faibles) s’élèvent aujourd’hui pour protester contre ce « concept de complaisance » servant d’écran afin d’éviter de se retrouver face au passé. Dans le film Er ist wieder da (Il est de retour) sorti en 2015 et adapté du livre éponyme de Timur Vermes vendu à plus de 1,4 millions d’exemplaires, une phrase est prononcée à la fin par la très ambitieuse Katja Bellini qui se retrouve associée d’Hitler dans l’Allemagne contemporaine : « les étudiants allemands n’en peuvent plus d’entendre parler du nazisme, depuis 50 ans toute notre histoire est bloquée là-dessus. ». Bien qu’il ne s’agisse que d’un film (excellent par ailleurs), cette phrase est frappante de vérité, sur le premier point, comme sur le second.

Les programmes scolaires du collège jusqu’à la fin du lycée ne cessent d’évoquer les années 1933-1945 et l’échec de la République de Weimar. La grande faute de la pédagogie allemande sur le sujet est peut-être celle qui implique de ne pas essayer de comprendre et d’expliquer, mais seulement de se contenter de décrire et d’asséner que « les Allemands sont coupables » (quid du rôle global de l’Europe dans le génocide et dans l’idéologie nazie ? N’oublions pas que la collaboration a souvent été active et volontaire). Si cette sentence s’impose à juste titre, le blâme sans explication et sans compréhension est stérile autant qu’il est absurde car il engendre une forme de frustration et d’incompréhension. Est-ce une raison pour laisser un homme effacer tout qui a rendu l’Allemagne belle et grande par sa littérature, sa langue, ses musiciens ? « Il n’y a pas d’identité allemande sans Auschwitz », a déclaré le Président Joachim Gauck. Le devoir de mémoire accompagné du devoir d’Histoire est une nouvelle fois au cœur des débats sociétaux et politiques.

Hitler a-t-il volé leur identité et leur fierté aux Allemands ? Il faut admirer les œuvres d’Anselm Kiefer qui répondent à cette question mieux que personne ne pourrait le faire. Une chose est certaine, le pacifisme est en 2017 une valeur fondatrice de cette identité nationale encore naissante. Mais la majorité des élites allemandes semblent persuadée qu’ « expliquer c’est déjà excuser », alors qu’encore une fois, il s’agit du contraire : expliquer pour ne jamais excuser, mais expliquer pour apprendre et ne pas refaire les mêmes erreurs. Il ne faut jamais oublier que l’Allemagne, ce n’est pas la France, et que les intellectuels qui nous sont si chers et si utiles pour nos débats collectifs n’ont pas la même place chez nos voisins. « L’Allemand est un sentimental, pas un intellectuel », écrit Tilman Krause (Die Welt).  Beaucoup semblent croire que l’on peut se passer de l’identité nationale, les Allemands se disent-ils tant de vérités que ça ? En 1943, l’écrivain et futur prix Nobel de Littérature Heinrich Böll écrivait dans une des lettres adressées à sa femme restée en Allemagne: « Je crois que jamais dans le monde un peuple ne nous comprendra, à part nous-mêmes.». Définir une idée de la nation et de la nationalité dans ce qui rassemble et non dans ce qui exclu, définir cette appartenance par les droits et la culture et non pas par un nationalisme haineux, est un enjeu qui ne se limite pas à l’Allemagne. En France aussi la société tout entière devrait se saisir de ces questions, au lieu de les abandonner à ceux qui en font un mauvais usage.

Sources :

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[1] Les prénoms ont été changés

 

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