Le 17 janvier 2019, le député LR Olivier Marleix a saisi le parquet de Paris sur l’affaire Alstom – Generel Electric (GE), au titre de l’article 40 du Code de procédure pénale. Cet article oblige toute autorité constituée ou tout fonctionnaire à informer la justice d’un crime ou d’un délit porté à sa connaissance. Mais le député d’Eure-et-Loir, ancien président de la commission d’enquête parlementaire sur les décisions de l’État en matière de politique industrielle, va plus loin et vise directement Emmanuel Macron dans ce dossier, alors secrétaire général adjoint à la présidence de la République. Entretien avec David Gendreau et Alexandre Leraître, réalisateurs du documentaire « Guerre fantôme, la vente d’Alstom à General Electric ».
La commission intitulée « Commission d’enquête sur les décisions de l’État en matière de politique industrielle, notamment dans les cas d’Alstom, d’Alcatel et de STX » dont faisait partie Olivier Marleix s’est intéressée à partir de novembre 2017 au cas d’Alstom. Le gouvernement venait alors de refuser d’utiliser son droit de rachat sur les actions. Cette décision a mis fin aux espoirs des salariés français de General Electirc, notamment sur le site GE Hydro de Grenoble où 293 postes ont été supprimés.
Afin de comprendre les motivations du député Marleix et les enjeux liés à cette procédure, nous avons interrogé David Gendreau et Alexandre Leraître, réalisateurs du documentaire « Guerre fantôme, la vente d’Alstom à General Electric » diffusé pour la première fois sur LCP le 25 septembre 2017 et rediffusé le 8 et 10 février 2019 par la chaîne. Les deux réalisateurs et leur équipe ont fait un travail pédagogique d’envergure pour expliquer les tenants d’une telle affaire. De nombreuses personnalités se succèdent devant leur caméra pour revenir sur le déroulé de la vente de la branche énergie d’Alstom, parmi lesquelles Arnaud Montebourg, Jean-Pierre Chevènement, Loïk Le Floch-Prigent (ex-PDG d’EDF, GDF et Elf) ou encore Alain Juillet (Directeur du renseignement de la DGSE de 2002 à 2003 et Président de l’Académie de l’Intelligence économique).
LVSL – Rapidement, comment résumer l’affaire Alstom-General Electric ?
David Gendreau et Alexandre Leraître – L’entreprise française Alstom, vieille de plus de 130 ans et qui officiait dans le nucléaire et le ferroviaire, a vu sa branche énergie être rachetée par l’américain General Electric dans l’indifférence générale en 2014.
De là plusieurs choses doivent nous interpeller. D’abord, cette transaction a été présentée comme une alliance à 50-50 entre un groupe français et un groupe américain, alors qu’un examen rapide des accords de l’époque révèle qu’il s’agit d’une liquidation intégrale des activités énergie d’Alstom à General Electric. Ensuite, Alstom détenait des technologies de souveraineté nationale critique. Elle entretenait l’intégralité des turbines de nos centrales nucléaires et du porte-avion Charles de Gaulle. Ce sont des leviers essentiels de notre souveraineté énergétique et militaire qui sont sous contrôle opérationnel du gouvernement américain. Ce dernier peut décréter un blocus en cas de désaccord politique. Comme nous le montrons dans le film, cela s’est déjà produit.
« Il s’agit d’une liquidation intégrale des activités énergie d’Alstom à General Electric. »
Les Américains ont eu recours à tout l’arsenal de la guerre économique pour faciliter leur prise de contrôle d’Alstom, notamment en exerçant une pression économique et judiciaire très forte sur les cadres du groupe français. Tout porte à croire que Patrick Kron, le PDG d’Alstom de l’époque, a vendu l’entreprise à General Electric pour éviter de pourrir dans une prison de haute sécurité américaine, à l’instar de certains de ses plus proches collaborateurs, qui aujourd’hui prennent la parole. (Voir notamment le livre de Frédéric Pierucci NDLR).
LVSL – Comment avez-vous collecté les informations pour votre film ? Quelles difficultés avez-vous rencontré ?
DG et AL – Nous avons lu toutes les enquêtes et rapports d’analyse sur le sujet et rencontré de nombreux journalistes, historiens, politiques, (ex-)espions et industriels qualifiés sur cette affaire, sans compter les témoignages anonymes d’employés d’Alstom.
« Tout porte à croire que Patrick Kron, le PDG d’Alstom de l’époque, a vendu l’entreprise à General Electric pour éviter de pourrir dans une prison de haute sécurité américaine. »
Notre principale difficulté tient au fait que nous avons fait ce film dans le plus grand secret et sur fonds propres. Pour vous donner une idée, notre budget est quarante fois inférieur à une production télévisuelle classique, et n’a bénéficié d’aucune aide ou subvention publique.
Le bon côté est que ça nous a permis d’être entièrement indépendants et de dire tout ce que l’on avait à dire, quitte à balancer des noms. Le mauvais côté est que ça ne nous a rien rapporté et que le bénévolat n’a pas substantiellement fait augmenter le pouvoir d’achat de quiconque au sein de l’équipe !
LVSL – Êtes-vous surpris par la saisie du parquet de Paris et pourquoi, à votre avis, n’a-t-elle lieu que maintenant ?
DG et AL – À l’approche d’élections, les affaires ressortent. Laurent Wauquiez n’est pas bien placé pour les européennes, il actionne les leviers qu’il a sous la main. L’affaire Alstom est une patate chaude : plus vous la refilez vite à vos adversaires et plus vous marquez des points.
LVSL – Olivier Marleix émet l’hypothèse d’un « pacte de corruption » (c’est le terme qu’il emploie), au bénéfice d’Emmanuel Macron lors de la signature du rachat le 4 novembre 2014. Votre documentaire met-il aussi directement en cause le président de la République ? Que pensez-vous de cette hypothèse ?
DG et AL – L’actuel président de la République est impliqué, puisqu’il était à l’époque de cette affaire secrétaire général adjoint de l’Élysée. De plus il a validé pour ne pas dire encouragé cette vente à toutes les étapes de la négociation, pour finalement brader le dernier morceau français à l’allemand Siemens deux ans plus tard.
Ici, Olivier Marleix fait de la politique. Il tente de faire oublier que des hauts dignitaires de son parti ont gravité autour de cette vente et préfère tout mettre sur le dos d’Emmanuel Macron. C’est de bonne guerre. On l’imagine mal saisir le parquet pour savoir dans quelle mesure Valérie Pécresse ou Clara Gaymard auraient pu s’enrichir dans cette affaire.
LVSL – Olivier Marleix, dans sa lettre au parquet, écrit « Le fait que l’on puisse retrouver dans la liste des donateurs ou des organisateurs de dîners de levée de fonds pour En Marche des personnes qui auraient été intéressées aux ventes précitées (Alstom, Technip, Alcatel etc.) ne peut qu’interroger. S’il était vérifié, un tel système pourrait être interprété comme un pacte de corruption. ». Allez-vous poursuivre ou étendre votre enquête ?
DG et AL – Il ne faut pas prendre ce genre de déclaration tonitruante au premier degré. Prenons un peu de recul : notre film qui dénonce les stratégies d’influence américaine en France a déclenché immédiatement une commission d’enquête parlementaire pour éclaircir cette sombre affaire. Or qui a été diligenté pour mener l’enquête ?
D’un côté Monsieur Kasbarian, député LREM qui réduit toute cette affaire à une vulgaire théorie du complot et qui a refusé obstinément d’auditionner le témoin numéro un, Frédéric Pierrucci, tandis qu’il était en prison. Et pour cause, quiconque a rencontré Frédéric Pierrucci comprend vite que tout ça n’a rien à voir avec une théorie du complot.
De l’autre côté le député Les Républicains Olivier Marleix, une fois la commission d’enquête terminée, s’est contenté de monter en épingle des détails périphériques et insignifiants de l’affaire, comme le rapport AT Kearney commandé par Macron quelques années plutôt. Ce rapport n’a en fait rien de secret, et nous-mêmes en avions connaissance dès le début de notre travail. Tout ceci ressemble à une tentative de diversion politicarde.
On ne résiste pas à l’envie de faire remarquer qu’Olivier Marleix est le vice-président du Cercle Jefferson, une officine d’influence américaine financée par le département d’État, dont le rôle est grosso modo similaire à celui du programme Young Leaders.
Au final, la thèse au centre de notre film, et qui a déclenché cette commission d’enquête, est finalement réduite à un paragraphe de onze lignes perdues dans un rapport de centaines de pages. Tout est fait pour passer à côté du sujet et noyer le poisson. Ces 30 parlementaires ont eu 6 mois pour enquêter. Ils ont eu accès à tous les témoins clés. Tout ça pour finalement accoucher d’une souris. Le peu de mesures préconisées par cette commission ont d’ailleurs été torpillées depuis par le Sénat.
LVSL – Les médias ont révélé en décembre que des enquêtes américaines pour corruption visent également Airbus. Allez-vous poursuivre votre travail d’information pour d’autres cas de ce type ? Peut-on dire que ces affaires sont similaires ?
DG et AL – Cela fait deux ans qu’on l’annonce, mais les chaînes télé ne se pressent pas au portillon pour médiatiser la chose. En attendant, oui, Airbus est dans la panade : le secteur R&D a été pillé par des employés de Google, du DARPA et du Massachusetts Institute recrutés opportunément aux postes clés de l’avionneur avant de repartir aussitôt de l’autre côté de l’Atlantique. Tandis qu’une cohorte d’avocats américains a siphonné les téléphones et les ordinateurs des employés, sous prétexte d’une enquête pour corruption.
On attend que Monsieur Kasbarian dénonce l’odieuse théorie du complot qui se déroule sous nos yeux pour la quatrième fois d’affilée (Alstom, Alcatel, Technip et Airbus).
Site internet du documentaire : https://www.guerrefantome.com/
Entretien de Frédéric Pierucci dans Le Monde du 15 janvier 2019.
Entretien avec Arnaud Montebourg sur LVSL.