Tout est politique, surtout ce qui l’est le moins : le subjectif, l’intime, l’autobiographique. Un paradoxe familier, voire quelque peu rébarbatif ; banal, peut-être, à force d’être redit. À contre-coeur, nous lui donnons sa part de vérité – et d’autant plus qu’une écrivaine française célèbre a construit sur ce retournement son œuvre. Depuis La Femme gelée (1981), jusqu’aux Années (2008), Annie Ernaux a forgé le genre « socio-autobiographique », montrant sans cesse la part du collectif dans ce que nous croyons être personnel. Mainte fois rééditée et étudiée, son œuvre ne possède pas moins une bonne poignée de détracteurs, qui lui reprochent primo, ne pas savoir écrire et, secundo, être une narcissique finie. À l’occasion de la parution du Jeune homme (2022), le grand débat a pu être relancé : est-ce un « livre sublime » (Elle) ou bien un ramassis de redites égocentriques, agrémentées de « militantisme bavard » (Marianne) ? Retour sur les trois textes phare d’un projet littéraire de grande ampleur, dont les ratages éventuels n’éclipseront jamais les réussites.
Non-fictionnelle, empreinte de la sociologie de Bourdieu, la recherche littéraire d’Ernaux combine deux injonctions marquantes de la littérature française du XXème. Comme les surréalistes, l’autrice souhaite écrire pour transformer le monde ; comme les représentants du Nouveau roman, elle réfléchit aux règles formelles de l’écriture, récuse la fiction, puis l’idée même de personnages et de roman. Son phrasé plat et blanc, si agaçant pour ceux qui aiment – à juste titre – les belles lettres, reflète une obsession symptomatique de l’après-guerre : celle de resserrer le lien entre la littérature et le réel, en refusant le joli style, l’emphase, l’ornement. Admettons-le : Annie Ernaux écrit beaucoup sur soi, et non sans éviter quelques facilités. Mais l’analyse sociologique, choisie très tôt pour être sa méthode, a permis à l’autrice de creuser une distance envers elle-même ; dès lors, ses meilleurs textes se situent à l’opposé de toute graphomanie autotélique. Pour tous les millenials et leurs cadets, qui pensent le monde depuis leur propre identité – et non l’inverse – les œuvres d’Ernaux pourraient être cette précieuse pilule d’anti-moi qu’il serait fort nécessaire de prendre.
L’écriture du vécu féminin : L’Événement (2000)
Les revirements récents de la Cour suprême américaine font voir plus que jamais que l’Histoire n’est pas une ligne droite qui nous amènerait vers toujours plus de bonheur et de droits de l’homme. Dans ce contexe, le bref récit d’Annie Ernaux sur son avortement datant de 1964 – donc fait clandestinement, avant que l’IVG fût encadrée en France – ne semble pas avoir été écrit trop tard. Vécu à vingt-trois ans, cet épisode semble fondateur pour toute son œuvre – du premier roman Les Armoires vides (1974) jusqu’au récent Jeune homme (2022), il ré-émerge régulièrement, comme une hantise. Sobre et lancinant, L’Evénement mène une polémique tacite avec les nostalgiques de la belle France d’avant, en ce qu’il montre une société à la fois répugnée et maladivement fascinée par tout ce qui touche à la procréation, au corps et à la femme ; une société dont la sclérose assoupissante semble envelopper la ville, les bâtiments, les rues.
De manière quelque peu retorse, il s’agit du récit le plus intéressant d’Ernaux – au sens où c’est, au fond, un texte à intrigue, rythmé et dynamique, avec un enjeu dramatique très fort. On en dévore donc rapidement les pages, se demandant avec une sorte de curiosité malsaine : alors, va-t-elle le faire ? si oui, comment ? et qu’est-ce qui se passe après ? Jamais usée, la plus ancienne des trames, celle d’un héros qui cherche à fuir le sort irréversible, fonctionne on ne peut mieux dans ce récit tout aussi court que trash. À l’évidence, l’une des visées, ici, est de faire exister une expérience féminine fondamentale au sein de la littérature française qui, jusque-là, n’en faisait pas mention. C’est bien le premier texte à prétention classique qui traite ainsi de la grossesse involontaire – et, très possiblement, le seul qui nous explique le rôle précis qu’y joue l’aiguille à tricoter.
Fort heureusement, tout ça, c’est du passé : dans notre monde à nous, plus de faiseuses d’anges ni de poursuites pénales, ni de victimes d’hémorragies mortelles. C’était une autre époque ; celle d’avant. « Au moment où j’écris, des réfugiés kosovars, à Calais, tentent de passer clandestinement en Angleterre. Les passeurs exigent des sommes énormes et parfois disparaissent avant la traversée. Mais rien n’arrête les Kosovars, non plus que tous les migrants des pays pauvres : ils n’ont pas d’autre voie de salut. On pourchasse les passeurs, on déplore leur existence comme il y a trente ans celle des avorteuses. » (L’Événement). Le rapprochement a beau être quelque peu fortuit, il nous invite à nous servir de L’Événement pour réfléchir aux normes actuelles.
L’analyse sociologique : La Place (1983)
Longtemps avant que les récits dits « de transfuges de classe » deviennent un phénomène si éminent que même Le Monde finisse par s’en apercevoir, Annie Ernaux s’interrogeait sur la façon de décrire son milieu d’origine, dont elle était, précisément, en train de s’éloigner. Ces réflexions nous ont donné La Place (1983), texte qui présente la biographie de son père, ancien ouvrier reconverti en proprio d’un café-épicerie. De tradition, le genre biographique est réservé aux hommes exceptionnels ; La Place, ainsi que les Vies minuscules (1984) de Pierre Michon, paru un an plus tard, récusent alors cette restriction, faisant valoir des existences inaperçues et fugitives. Nous retrouvons ici un très bon aperçu du style d’Ernaux : une écriture de faits, quasiment énumérative, qui enregistre le réel sans recourir à la narration au sens classique (« Depuis peu, je sais que le roman est impossible. Pour rendre compte d’une vie soumise à la nécessité, je n’ai pas le droit de prendre d’abord le parti de l’art, ni de chercher à faire quelque chose de “passionnant”, ou d’”émouvant” », La Place). Son autre particularité est celle de montrer l’autrice à la besogne, en immergeant le lecteur, qui n’en demande pas tant, dans les interrogations sur la meilleure manière d’écrire le texte qu’il est justement en train de lire.
Mais tout cela ne risque-t-il pas d’être ennuyeux ? C’est là que resplendit tout le talent d’Ernaux, son art de rendre vivantes des analyses dont la teneur sociologique aurait pu nous lasser. Car nul n’excelle autant qu’elle à démontrer que les grandes transformations de la société – ainsi que les traits définitoires d’une classe – se répercutent dans les détails les plus insignifiants de l’ordinaire. « Photo prise un dimanche, en semaine, il était en bleus. De toute façon, on prenait les photos le dimanche, plus de temps, et l’on était mieux habillé. Je figure à côté de lui, en robe à volants, les deux bras tendus sur le guidon de mon premier vélo, un pied à terre. Il a une main ballante, l’autre à sa ceinture. En fond, la porte ouverte du café, les fleurs sur le bord de la fenêtre, au-dessus de celle-ci la plaque de licence des débits de boisson. On se fait photographier avec ce qu’on est fier de posséder, le commerce, le vélo, plus tard la 4 CV, sur le toit de laquelle il appuie une main, faisant par ce geste remonter exagérément son veston. Il ne rit sur aucune photo. » (La Place). Nous sommes contents de recroiser cette France, qui ne figure que peu dans les Pléiades, à l’occasion d’un texte touchant par sa réserve.
L’autobiographie collective : Les Années (2008)
La grande fresque qui montre l’évolution de la société française entre les lendemains de 1945 et l’attentat de Twin Towers en 2001 demeure l’opus magnum d’Annie Ernaux. On y retrouve les grands traits de son style : l’ancrage du vécu personnel dans l’expérience collective (et l’abandon définitif du « je », remplacé par le « on », même pour parler de soi) ; l’analyse minutieuse de ses photos (on se demande ce que cela aurait donné à l’ère des vidéos Tiktok et des selfies) ; une écriture distanciée et neutre, sans autre tonalité que l’ironie discrète. Des tout premiers supermarchés et jusqu’à l’arrivée massive d’Internet, en passant par les événements de 1968, le livre fait le tour des grands bouleversements qui ont déterminé notre mode de vie récent. En lisant Les Années, nous constatons que le cadre de notre existence, si intangible et évident qu’il semble éternel, ne nous précède que de quelques décennies.
La première phrase de l’œuvre – « toutes les images disparaîtront » – place Les Années sous le signe des interrogations proustiennes. Cette influence est perceptible dans l’intrigue, qui, tout comme La Recherche, montre le passage de la vie vers la littérature et l’émergence de la décision d’écrire. Les tours abruptes d’Ernaux s’allongent, deviennent plus élégants, ce qui fait naître des passages comme celui-ci : « L’enregistrement hétéroclite, continu, du monde, au fur et à mesure des jours, passait par la télévision. Une nouvelle mémoire naissait. Du magma des milliers de choses virtuelles, vues, oubliées et débarrassées du commentaire qui les accompagnait, surnageaient les pubs de longue durée, les figures les plus pittoresques ou abondamment prodiguées, les scènes insolites ou violentes, dans une superposition où Jean Seberg et Aldo Moro sembleraient avoir été trouvés morts dans la même voiture » (Les Années). Plus encore que les textes précédents, cette œuvre trahit l’ambition folle de supprimer la fuite du temps en archivant l’ensemble du vécu. Les Années montre que le temps présent – qui se reflète tout aussi bien dans nos gadgets que dans nos convictions et nos passe-temps – est déjà sur le point de s’évanouir et de rentrer dans le grand livre de l’Histoire.