APL : près de 7 millions d’allocataires plongés dans l’incertitude

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© Hernan Lucio

Le 1er janvier dernier, la réforme des APL (Aides personnalisées au logement) entrait en vigueur. Malgré un contretemps lié à la crise sanitaire et à sa complexité d’application, le texte, approuvé par l’Assemblée nationale en novembre 2019, a finalement été appliqué sans véritable entrave. Le silence médiatique, doublé de cette discrète mise en application de la part de l’exécutif, a longtemps laissé planer le doute sur les nouvelles mesures. Parmi elles, la réduction de la période de référence pour le calcul des aides – de douze à trois mois – risque de modifier significativement les sommes perçues par les 6,6 millions de ménages allocataires. Prétendument plus « juste » et adaptée à la « flexibilité de l’emploi », la réforme a notamment pris par surprise de nombreux étudiants et jeunes actifs, qui ont exprimé leur incompréhension et parfois même leur détresse sur les réseaux sociaux. Alors qu’une crise massive du logement, cumulée à une crise sanitaire et économique rend les fins de mois de plus en plus incertaines pour de nombreux Français, l’agenda réformiste, piloté par le gouvernement, ne désemplit pas. Une illustration supplémentaire du caractère endémique et cumulatif des inégalités en cas de crise.

Au cours des années 2010, les loyers ont augmenté de façon continue en France. Les inégalités économiques et sociales des locataires se sont considérablement accrues, malgré la progression parallèle des aides publiques d’État. Un effort notable et constant mais qui reste insuffisant, voire contre-productif. Dans une étude réalisée en 2014, l’Insee montrait déjà le caractère inflationniste des aides au logement et leur rôle dans l’aggravation des écarts entre offre et demande sur le marché locatif. En effet, en permettant à certains ménages d’accéder à des logements de meilleure qualité, les aides entraînent une augmentation de la demande et favorisent la hausse les loyers. À terme, ces dispositifs bénéficient davantage aux bailleurs qu’aux allocataires. En 2015, la Cour des comptes publie à son tour un rapport sur les APL. Elle évoque des « prestations coûteuses » aux « effets économiques négatifs ou négligeables » et qui « entretiennent un niveau élevé des loyers ». En conclusion, la Cour déplore qu’aucune réforme n’ait été engagée depuis 2010 pour repenser les instruments conçus dans les années 1970 afin de créer un système d’aides plus équitable, simple et efficient.

Une politique du logement inadaptée aux enjeux économiques et sociaux de la décennie

De ces multiples sonnettes d’alarme, les pouvoirs publics n’ont retenu que la partie émergée de l’iceberg : une augmentation soutenue de la dépense publique – de l’ordre de 18 milliards d’euros en 2015 – pour des résultats nuls, voire négatifs. Dès lors, on a cherché à limiter le coût des APL en les redistribuant de façon plus efficace. Concrètement, les aides ont été revalorisées pour les ménages les plus modestes, au détriment des classes moyennes basses qui ont perdu une part considérable de leur pouvoir d’achat. Pour rappel, les APL sont calculées en fonction de quatre paramètres : le nombre d’enfants et personnes à charges, la position géographique, le montant du loyer et les ressources du foyer. L’actualisation des barèmes, qui n’a fait qu’accroître la déconnexion des aides avec la réalité du marché du logement, a donné lieu à une mesure vivement critiquée en 2017 : la diminution des APL de cinq euros. Rapidement désavouée, y compris dans les rangs de l’exécutif, cette mesure devait permettre d’éponger la dépense publique. Au final, elle aura permis à l’État de réaliser près de 30 millions d’euros d’économies par mois.

La première baisse des APL, dite des « 5 euros », entrée en vigueur en 2018, illustre l’absence de cohérence et d’ambition dans l’action gouvernementale, des pré-requis pourtant nécessaires pour réformer efficacement la politique du logement.

La première baisse des APL, dite des « 5 euros », entrée en vigueur en 2018, illustre l’absence de cohérence et d’ambition dans l’action gouvernementale, des pré-requis pourtant nécessaires pour réformer efficacement la politique du logement. Néanmoins, ce changement n’avait rien de symbolique ou d’anodin pour nombre de foyers en difficulté et notamment pour les étudiants, qui avaient exprimé leur colère au travers des réseaux sociaux et par la voix de leurs représentants. Comme pour faire oublier cet affront, le gouvernement a, dans la foulée, imposé aux organismes de logement social une baisse des loyers via la mise en place d’une RLS (Réduction de loyer de solidarité). Cette nouvelle Stratégie logement, portée par le ministre chargée de la Ville et du Logement de l’époque, Julien Denormandie, prévoyait une diminution de 50 à 60 euros par mois des loyers pour certains locataires, sous condition de ressources. Cette mesure, qui traduisait la volonté du gouvernement de transférer la charge financière des aides sur les bailleurs privés, a aussitôt été contestée par le Haut Comité. Ce dernier pointa le risque majeur de baisse des investissements dans la construction ou la réhabilitation de logements sociaux. Comment nos dirigeants politiques pouvaient-ils croire que c’est en se reposant sur des bailleurs privés, sans aide financière ni contrainte règlementaire, que l’accès à des logements décents allait être facilité pour les populations les plus modestes ? Comment, encore, ont-ils pu espérer donner à ces mesures une dimension sociale et égalitaire, pourtant fièrement affichée ?

Une réforme qui renforce le manque de visibilité des principaux concernés

On peut donc s’interroger légitimement sur les modalités de la réforme des APL entrée en vigueur le 1er janvier dernier, dans le plus grand silence médiatique. Repoussée pour des raisons de « mise en œuvre » – la crise sanitaire ayant ralenti la vie législative pendant plusieurs mois – cette réforme faisait partie du programme politique du candidat Macron en 2017. Le principal changement apporté par le texte concerne le calcul des aides, qui repose désormais sur les revenus déclarés des douze derniers mois et non plus les deux dernières années. De plus, le montant des droits des allocataires sera automatiquement recalculé tous les trois mois, dans un souci de réactivité aux évolutions parfois rapides des conditions professionnelles et financières des allocataires.

Parmi ceux qui touchent actuellement les APL, la moitié vit en-dessous du seuil de pauvreté et 98% d’entre eux appartiennent aux 30% les plus pauvres de la population française.

S’il est encore tôt pour identifier les gagnants et les perdants de la réforme, force est de constater qu’elle ne favorisera pas un retour stable et serein à l’emploi pour les 5,7 millions de chômeurs déclarés par Pôle emploi le trimestre dernier. Une nouvelle rentrée d’argent, qu’elle soit occasionnelle ou durable, pourra donner lieu à une perte brutale et quasi simultanée des aides perçues par l’employé. Dans le contexte de crise actuel, qui a gravement renforcé l’instabilité de l’emploi en France (suppression d’emplois saisonniers, rotation de la main-d’œuvre, plans sociaux), nul ne peut croire que la flexibilité des aides protège de façon satisfaisante les ménages les plus modestes. Parmi ceux qui touchent actuellement les APL, la moitié vit en-dessous du seuil de pauvreté et 98% d’entre eux appartiennent aux 30% les plus pauvres de la population française.

Un silence médiatique nettement profitable au gouvernement

Pourtant, le gouvernement se félicite d’avoir mis en place une réforme plus « juste », censée permettre à chacun de toucher une aide correspondant à ses finances « en temps réel ». Des arguments très peu discutés par les médias, alors que le texte avait déjà fait l’objet d’un débat au Parlement. On peut ici déplorer l’omniprésence de la menace sanitaire sur les plateaux de télévision, à la radio et dans les journaux, qui s’est traduite, pendant de longs mois, par une cruelle absence de suivi et d’analyse critique de l’action gouvernementale.

On peut ici déplorer l’omniprésence de la menace sanitaire sur les plateaux de télévision, à la radio et dans les journaux, qui s’est traduite, pendant de longs mois, par une cruelle absence de suivi et d’analyse critique de l’action gouvernementale.

Faut-il y voir une marginalisation volontaire du sujet ou une simple omission de la part des journalistes ? Alors que l’attention des Français était portée sur la crise sanitaire et les fêtes de fin d’année, la réforme des APL est entrée en vigueur sans subir le moindre questionnement sur son bien-fondé ni sur ses effets à court terme et à long terme. Il a fallu attendre les premières annonces, début janvier, pour que les réactions se multiplient sur la toile. De nombreux étudiants – dont certains ont perdu leur emploi alimentaire – ont exprimé leur incompréhension face à la chute brutale du montant de leurs aides. Les témoignages recueillis par Libération ce mois-ci traduisent l’inquiétude de Mathilde, Juliette ou encore Sabrine, étudiante en deuxième année de contrat de professionnalisation, qui s’est dite « prise de court » lorsqu’elle s’est aperçue début janvier que ses aides étaient passées de 292 à 62 euros.

Si l’urgence de la situation actuelle renforce l’insécurité des plus précaires, elle est un argument efficace utilisé par le gouvernement pour justifier la rapidité des réformes engagées. En plus de confirmer la déconnexion flagrante, de nos responsables politiques à l’égard des citoyens français, cette réforme illustre le contrôle quasi incontesté de l’agenda politique par l’exécutif. En réalité, très peu de voix discordantes se sont exprimées hors de l’hémicycle, y compris parmi les plus réfractaires. Les élections de 2022 approchant, l’opposition semble perdre de sa vigueur démocratique. La pandémie suffit à cristalliser les postures partisanes et alimente à elle seule le débat public. Pendant ce temps, la politique du catimini prospère, sans véritable garde-fou. Jusqu’à quand ?