Plus de cinq millions d’Argentins souffrent d’une insécurité alimentaire « grave » selon les critères de la FAO, alors qu’un changement de pouvoir vient de survenir dans la sixième puissance agricole mondiale. Tandis que les récoltes du pays n’ont jamais été aussi importantes, ce chiffre témoigne du désastre provoqué par les politiques libérales du gouvernement Macri et du FMI.
De nouveau, le Parlement vote « l’urgence alimentaire »
Il y a encore 5 ans, « l’urgence alimentaire » n’évoquait en Argentine que de très mauvais souvenirs de la crise de 2001. Cette mesure avait en effet été prise pour tenter de répondre à l’explosion de la pauvreté et des pillages de magasins, au lendemain de la plus importante crise économique qu’ait alors connue le pays et qui avait mené le président Fernando de la Rúa à fuir le palais présidentiel en hélicoptère.
Bien que l’Argentine soit enfoncée dans la crise depuis plusieurs années, les PASO du 11 août dernier – Primaires Ouvertes Simultanées et Obligatoires de la présidentielle du 27 octobre prochain – ont joué le rôle de détonateur. En effet, dès le lendemain de l’élection, la monnaie connaissait une dévaluation de 20%, passant de 50 pesos l’euro, le vendredi 9 août, à 61 le lundi 12, puis 67 le mercredi.
Trop loin des deux principaux candidats – le président sortant, Mauricio Macri, et son rival Alberto Fernández –, Roberto Lavagna, arrivé troisième aux primaires1, avait suspendu sa campagne dès le 15 août pour demander au gouvernement l’adoption de mesures « d’urgence alimentaire ». Deux semaines plus tard, l’Église catholique argentine lui emboîtait le pas, alors que Standard & Poor’s classait le pays en situation de « défaut sélectif ».
Mi-septembre, sous pression de la mobilisation sociale, les parlementaires argentins ont finalement adopté à l’unanimité le projet de loi présenté par l’opposition2. En pratique, le texte prévoit une augmentation de 50% des dépenses publiques consacrées à l’aide alimentaire et aux cantines scolaires.
En effet, bien que l’Argentine soit le 6ème exportateur mondial de produits agricoles, « beaucoup d’enfants dépendent exclusivement des programmes scolaires d’alimentation pour recevoir leurs rations quotidiennes », selon Hilal Elver, Rapporteuse Spéciale des Nations Unies (RSNU) sur le droit à l’alimentation.
La Bérézina libérale
Un mois après la déroute de Mauricio Macri aux PASO et à un mois et demi de l’élection présidentielle, ce vote officialise ainsi la Bérézina des politiques libérales menées depuis 4 ans par le gouvernement. Celles-ci ont en effet, pour la seconde fois en moins de 20 ans, conduit la deuxième économie d’Amérique du Sud au désastre.
Quatre Argentins sur dix sont aujourd’hui en-dessous du seuil de pauvreté, selon la chaîne nationale C5N. L’inflation cumulée dépasse les 54% sur les 12 derniers mois et les 237% depuis le début du mandat de Mauricio Macri.
Selon la FAO, 5 millions d’Argentins souffraient d’une « insécurité alimentaire » grave, sur la période 2016-2018. Ce qui représentait une multiplication par deux par rapport à la période 2014-2016, et dépassait, déjà, le nombre de personnes « sous-alimentées »3 lors de la crise de 2001. Et tout porte à croire que ces sinistres chiffres se sont encore accrus depuis.
Mais ces statistiques, comme le dénonce Martin Caparrós – écrivain argentin, journaliste pour El País et le New York Times – évitent de « penser aux personnes ». Ils rendent la faim « abstraite pour lui enlever son potentiel de violence ». Pour l’auteur de La faim4, cette réalité, que le capitalisme n’a toujours pas su résoudre, « n’est pas un problème technique, mais un problème politique ».
Plus que l’erreur d’un gouvernement, en effet, ce que certains qualifient désormais de « Macrise » est aussi celle du FMI. Comme l’explique Jean Feyder, ex-ambassadeur du Luxembourg auprès des Nations Unies à Genève et auteur de La faim tue5 : « Comme ses prédécesseurs avant 2001, le président Macri a appliqué des politiques néo-libérales inadaptées avant de se confier au FMI quand la crise fut venue, qui a lié l’octroi de ses crédits massifs à des conditions similaires à celles du passé ».
L’éternelle répétition des mantras libéraux du FMI
Les conditions imposées par le FMI de Christine Lagarde rappellent ainsi fortement les Programmes d’ajustement structurel (PAS) appliqués par l’institution dans les années 80. Selon Jean Feyder, ceux-ci « ont largement déséquilibré les économies et les sociétés de ces pays qui ne s’en sont jamais vraiment remis. Les PAS ont impliqué une réduction drastique des dépenses publiques, une sévère privatisation des entreprises publiques au profit du secteur privé et une libéralisation sans frein du commerce ».
Ils ont ainsi conduit à « une suppression de toute aide aux paysans et à une forte incitation des agricultures à s’orienter vers les marchés d’exportation ». Pour l’ambassadeur, « ceci a entraîné une réduction de la production alimentaire vivrière et locale. Du coup, ces pays ont été ouverts aux importations (…). Cette inondation des marchés des pays en développement a détruit de nombreux emplois ruinant les conditions d’existence d’un très grand nombre de petits paysans et de leurs familles. Tant la Banque mondiale (BM) que le FMI se sont montrés insensibles aux impacts économiques et sociaux très négatifs de leurs politiques ».
Si dans son rapport sur la mission menée fin 2018 en Argentine, Hilal Elver attire « l’attention sur une clause de l’accord signé par l’Argentine et le FMI qui appelle à protéger le niveau des dépenses sociales, compte tenu des expériences passées avec les mesures d’austérité », selon Jean Feyder « ni la Banque [mondiale] ni le FMI n’ont vraiment changé de politique ».
L’ambassadeur reconnaît que « formellement, les deux organisations veulent prendre leurs distances vis-à-vis des PAS. Certes, l’élimination de l’extrême pauvreté et la promotion du bien-être commun figurent parmi les objectifs formels de la BM. Mais dans les faits, l’octroi de crédits aux pays en développement reste toujours lié à des engagements en faveur de réformes structurelles proches de celles des PAS ».
Ainsi, « une large place est toujours réservée au secteur privé, aux investissements privés et à la libre circulation des capitaux. Leur politique ne favorise pas le respect des droits humains ni surtout des droits économiques, sociaux et culturels. L’accent qu’elles mettent sur la croissance n’est guère compatible avec un développement durable et les défis de la crise climatique. »
L’une des meilleures années agricoles qu’ait connu l’Argentine
Cette situation alimentaire dramatique n’a, paradoxalement, rien à voir avec la productivité agricole du pays. Sixième exportateur de produits agricoles au monde, en 2018, derrière l’Union européenne, les États-Unis, le Brésil, la Chine et le Canada, l’Argentine connaîtra cette année des récoltes record.
Ces statistiques font dire à Miguel Pichetto – candidat à la vice-présidence, au côté du président sortant Mauricio Macri – que l’Argentine (pays de 45 millions de personnes), qui « produit des aliments pour plus de 800 millions d’habitants (…) n’est pas un endroit où les gens meurent d’inanition ».
En effet, comme en témoigne la photo illustrant cet article, les supermarchés sont loin d’être vides. Mais l’explosion de l’inflation rend le panier de base de plus en plus inaccessible au commun des Argentins, qui comparent désormais les prix de tous les produits. Comme le note Hilal Elver, le problème n’est pas un problème de production, mais « d’accessibilité économique ».
Le traditionnel asado argentin (énorme barbecue où sont cuites différentes viandes), encore très courant il y a 3 ans, devient de plus en plus un signe distinctif de richesse dans l’Argentine de Mauricio Macri.
Parallèlement, « durant les entretiens avec des responsables du ministère de l’Agro-industrie, la Rapporteuse Spéciale [Hilal Elver] a observé une plus grande tendance de ces derniers à appuyer le modèle agro-industriel, au détriment de l’agriculture familiale et à petite échelle ».
La production alimentaire du pays apparaît ainsi totalement déconnectée de la consommation de ses habitants. Selon l’experte de l’ONU, si « 60% des terres cultivées sont dédiées à la production de soja (…) seulement 2% de ce soja est consommé dans le pays et le reste est broyé et exporté vers la Chine ».
Selon elle, « ces politiques économiques ont permis à l’Argentine de devenir l’un des principaux exportateurs de produits agricoles et ont également perpétué un modèle agricole industriel qui compromet la sécurité alimentaire et la nutrition de la population ». Risque qui a été révélé l’an passé, lorsque, suite à une importante sécheresse, la production de soja a subit une chute exceptionnelle, grevant tant les conditions de vie des petits producteurs que l’économie du pays.
Urbanisme et pauvreté : faim ou obésité
La RSNU mentionne deux facteurs importants de la crise alimentaire que connaît le pays. Tout d’abord, même si l’Argentine est l’un des principaux producteurs agricoles du monde, « plus de 90% des Argentins vivent en zone urbaine ». Ceci a pour conséquence « évidente » de rendre les personnes pauvres vivant dans ces zones plus sujettes à l’insécurité alimentaire que celles des zones rurales. Elles sont, en effet, plus « vulnérables à l’augmentation des prix des aliments », du fait de leur incapacité à produire leur nourriture.
Cet éloignement des campagnes est doublé d’un autre phénomène, rare en Amérique Latine : les principales villes argentines ne disposent pas – ou de manière marginale – de marché central où les petits producteurs viennent vendre leurs productions. En plus de la déconnexion entre la production et la consommation argentine, il y a donc aussi une déconnexion entre l’alimentation et la matière première brute.
Hilal Elver note ainsi que « l’Argentine est le pays de la région qui consomme le plus de produits ultra-transformés par an, par habitant et c’est le leader de la consommation de sodas ». Ce qui contribue, en plus de son régime carné – en diminution – à en faire « le pays de la région avec les indices les plus élevés d’obésité, chez les enfants comme chez les adultes » (60% des adultes et 40% des enfants). L’experte rappelle alors que « les études ont démontré qu’il existe une corrélation entre la condition socioéconomique et les indices d’obésité ».
Le fondamentalisme libéral du président mis en cause
Ainsi, alors que les PASO devaient identifier les candidats des différents partis postulant à la présidentielle d’octobre et sélectionner ceux réunissant plus de 1,5% des voix, elles se sont transformées en véritable référendum pour ou contre Mauricio Macri. Si les analystes envisageaient une différence de 6 points, les 15% ayant séparé Mauricio Macri d’Alberto Fernández suffiraient à élire ce dernier dès le premier tour, s’ils devaient se répéter fin octobre6.
Mauricio Macri refuse toutefois de reconnaître la victoire de l’opposition dont il s’était fait le pourfendeur depuis des années et qu’il accuse, aujourd’hui encore, alors qu’arrive la fin de son mandat, d’être responsable de la crise actuelle.
Alberto Fernández affirmait ainsi sur C5N, que « la faim recommence à être un problème en Argentine ». Avant d’ajouter « le problème, c’est Macri. Ce sont ses politiques, et son incapacité à donner des réponses intelligentes aux problèmes qui existent ». « Et le monde l’a déjà compris » poursuivait-il, en rappelant sa tournée dans la péninsule hispanique et ses échanges productifs avec l’ambassadeur des États-Unis.
Le candidat qui « ne croit pas en la liberté des marchés », n’a pas non plus oublié la coresponsabilité du FMI, qui a prêté 57 milliards de dollars au gouvernement Macri et imposé ses conditions. S’il nie que cette accusation signifie qu’il ne rembourserait pas le prêt, s’il devait être élu en octobre – comme l’Argentine l’avait fait suite à la crise de 2001 –, Alberto Fernández précisait, toutefois, que « le Fonds doit assumer la responsabilité qu’il a dans ces résultats et dans ces conséquences ».
Une question est de savoir quelle position adoptera le nouveau gouvernement argentin vis-à-vis de sa dette auprès du FMI. Une autre est d’interroger la réalité de la compétence prêtée au FMI et à Christine Lagarde, qui peuvent, raisonnablement, être considérés comme coresponsables du désastre argentin.
« Je ne pense pas qu’elle [Christine Lagarde] soit la personne dont l’Europe a besoin, disait encore Jean Feyder, évoquant sa récente nomination à la tête de la BCE. Il nous faudrait des dirigeants (…) qui, sur le plan économique et monétaire, sachent contribuer à mettre fin aux politiques d’austérité qui depuis bien des années, (…) affectent dramatiquement les économies, l’emploi et les sociétés au sud de l’Europe en particulier en Grèce et que le FMI, sous Christine Lagarde, a coparrainées. De telles politiques ne favorisent pas la nécessaire création d’emplois ni l’orientation vers une autre économie qui soit vraiment durable et adaptée au changement climatique ».
En 2019 encore, comme le disait Martin Caparrós à son collègue d’El País, « la faim est un problème de richesse » …
1 Le 11 août dernier, lors des PASO, Alberto Fernández a réuni 47 % des voix, Mauricio Macri 32 % et Roberto Lavagna, 8%.
2 La Chambre des représentants a voté le projet de loi présenté par l’opposition le jeudi 12 septembre et le Sénat, le mercredi 18.
3 La « sécurité alimentaire » est la facilité d’accès d’une population à une alimentation suffisante en qualité et en quantité. Elle dépend de l’autoproduction et/ou de l’accessibilité économique de la nourriture. Elle se distingue ainsi de la « sous-alimentation », qui est le fait d’avoir une alimentation habituelle insuffisante, pour maintenir une activité normale et une vie saine. « L’insécurité alimentaire » peut ainsi se comprendre comme le signal d’une « sous-alimentation » à venir.
5 Jean Feyder, La faim tue, L’Harmattan, Paris, 2011 (réédition en 2015), 308 p.
6 Le candidat obtenant 45% des votes ou 40% avec 10 points d’écart avec le second étant déclaré vainqueur de l’élection, dès le premier tour.