Ancien conseiller défense et politique étrangère de Jean-Luc Mélenchon, Georges Kuzmanovic a quitté la France insoumise en 2018 à la suite de désaccords politiques pour fonder le mouvement République souveraine. Nous abordons avec lui des questions relatives à l’élection présidentielle à venir, aux mouvements souverainistes et à leurs ambiguïtés, ainsi qu’aux péripéties géopolitiques qui ont récemment marqué l’actualité.
LVSL – Vous êtes sorti de la France insoumise pour fonder République souveraine il y a deux ans. De nouveau, Jean-Luc Mélenchon se déclare candidat à l’élection présidentielle. Peut-il l’emporter ?
Georges Kuzmanovic – J’ai effectivement quitté la France Insoumise il y a deux ans. République souveraine a été fondée en mars 2019 et nous venons d’avoir un congrès constitutif où nous avons fait voter les militants sur des statuts et une charte. Jean Luc Mélenchon s’est lancé dans sa campagne présidentielle, le timing qu’il a choisi correspond à celui de ses précédentes candidatures de 2012 et 2017.
Il a récemment fait une sortie sur le service national et sur son programme défense, quasiment jour pour jour après l’avoir fait en 2015, il y a cinq ans. On note une évolution sur ce point précis – sur les enjeux internationaux et de défense, qui sont les questions les plus régaliennes – entre le 9 décembre 2015 et fin novembre 2020. S’il les évoque au même moment, il ne le fait pas au même endroit : en 2015, nous lancions un programme international de défense publié dans la Revue de Défense Nationale, la revue intellectuelle des élites de l’armée française, et nous le présentions aux Invalides, dans la salle qui se trouve sous le musée des armées, en présence d’un aréopage de militaires, de diplomates de différentes ambassades de différents pays. Aujourd’hui, il se contente d’un article. Il y a une décote assez importante dans la manière dont les choses sont présentées sur ce sujet.
Peut-il gagner ? Je ne le crois pas. Il va être très difficile de remonter la pente et de revenir aux 20% qu’il avait obtenus en 2017. Il critiquait le clivage « gauche/droite », tentait de transcender la gauche, d’où il vient, et d’incarner une posture républicaine, laïque et de défense de la souveraineté. C’est beaucoup moins le cas aujourd’hui : les laïques sont partis, ou regardent avec beaucoup de circonspection la France Insoumise, de même que les souverainistes et les indépendantistes. Ces questions ont été délaissées, et c’est seulement aujourd’hui que Jean-Luc Mélenchon y revient.
Les candidatures qu’il aura à affronter joueront également. En 2017, il avait eu l’immense avantage de trouver en face de lui un très mauvais candidat du Parti socialiste en la personne de Benoît Hamon – ni très fort politiquement, ni très fort intellectuellement, ni très fort dans ses propositions. Il risque de trouver face à lui des candidats bien plus forts à gauche, en particulier si Arnaud Montebourg se présente.
LVSL – Pendant cet intervalle, vous vous êtes rapproché de mouvements souverainistes de droite, ainsi que de la revue confusionniste Front Populaire, où l’on trouve des rédacteurs appartenant à l’extrême droite. Quelle est votre stratégie ? Croyez-vous à un front des souverainistes « des deux rives » ?
G.K. – Je me suis rendu à une soirée organisée par François Asselineau pour célébrer le Brexit, il ne s’agissait pas un meeting ni d’un engagement. J’ai poursuivi une démarche qui consistait à parler à tout le monde, qui avait été entamée à l’époque par la France Insoumise. Jean-Luc Mélenchon m’avait lui-même confié la charge de rallier au mouvement un certain nombre de soutiens sur la question de la défense.
L’enjeu est de récolter 51% des voix : je ne vois donc pas pourquoi en démocratie, je n’irais pas parler à tout le monde, y compris ceux qui votent RN. Je l’ai fait quand j’étais candidat en 2017 à Lens et je le referai. Je ne reproche rien aux gens qui votent RN, ou Asselineau, ou Philippot, mais je pense qu’ils se trompent. C’est ce que j’ai écrit dans Marianne quand Andréa Kotarac a rejoint le RN : je pense qu’il s’agit d’une grave erreur ; en revanche, parler à ses électeurs est nécessaire.
Lors de cette soirée post-Brexit, j’ai porté un message qui a conduit François Asselineau à refuser le débat que j’étais censé avoir avec lui sur le nucléaire. Je lui ai fait comprendre que nous ne défendions pas la même chose lorsque nous parlions de souveraineté. Quelle souveraineté, et pour quelle finalité ? Si c’est, comme pour Monsieur Asselineau ou Monsieur Dupont-Aignan, nous retrouver avec un libéralisme national, quel est l’intérêt ? Cet agenda peut aussi bien être mené à bien par Bruxelles ! Ils fantasment un monde qui n’existe plus. Ce sont des propos que j’ai tenus, à nouveau, à l’encontre de Nicolas Dupont-Aignan lorsque je suis allé cet été, invité par Julien Aubert, aux universités d’été d’Oser la France. Je lui ai déclaré que sa démarche pourrait avoir du sens si le capitalisme était encore national et industriel ; aujourd’hui, le capitalisme est international et financier : sa démarche n’a donc aucun sens. La défense de la souveraineté, aujourd’hui, ne peut aller que de pair avec celle d’une République sociale, ce qu’ils refusent. Sur ce point, je suis bien plus gaulliste qu’eux ; De Gaulle avait bien compris en 1944 qu’il fallait assurer à chaque Français qu’il puisse “vivre, travailler, élever ses enfants dans la sécurité et la dignité”.
LVSL – La revue Front Populaire prétend réunir les souverainistes « de gauche, de droite et d’ailleurs », et appelle fréquemment à un débouché politique. Vous avez signé un article dans cette revue : jugez-vous que cette stratégie de rassemblement des forces souverainistes issues de gauche et de droite est pertinente ?
G.K. – On sait à présent, et depuis trente ans au moins, que les concepts de gauche et de droite n’ont pas beaucoup de sens, bien qu’ils soient entretenus médiatiquement. Nous voyons se succéder au pouvoir des partis de gauche et de droite dans des gouvernements qui défendent les mêmes politiques économiques. Macron est la quintessence de cette manière de faire de la politique ; il casse, il rompt complètement le clivage gauche/droite. Son parti, ses ministres et députés, englobent des représentants qui étaient médiatiquement de gauche et de droite, appartenant au PS ou à LR.
Ils forment un bloc politique cohérent qui défend la mondialisation contre la souveraineté, la technocratie contre la démocratie, le capital contre le travail : il faut un bloc qui soit entièrement opposé à celui-là, constitué de personnes qui peuvent venir de la gauche et de la droite.
Ce bloc doit défendre la souveraineté nationale, laquelle permet, entre autres choses, la réindustrialisation, donc l’emploi, la transition écologique, mais aussi la souveraineté populaire, donc la démocratie, la laïcité, la défense de la République sociale et la défense du travail contre le capital. Si nous parvenons à le constituer avec des personnes qui étaient issues de la droite et qui rejoignent cet espace politique, je pense que nous pouvons toucher une majorité. C’est pour cette raison que nous avons dressé une charte qui vise cet objectif. La charte interdit à toute personne, a fortiori mouvement, xénophobe d’en être.
J’ai participé comme contributeur, non comme actionnaire, à l’initiative Front Populaire. Je n’ai pas participé au numéro deux, qui porte sur l’État profond, dont je ne partage pas la définition qu’en donne Michel Onfray. En revanche, dans le premier qui traitait de la souveraineté, j’y ai écrit ce que je pense de la souveraineté sanitaire, et j’ai contribué au troisième numéro qui porte sur le génie français – j’y évoque ce génie qui s’est manifesté au moment de la libération, du CNR, du programme des « Jours heureux ». Dans cette conjoncture, de Gaulle et les communistes, malgré leurs divergences, ont réussi à construire ce qui constitue toujours le socle de notre République, et qui est explicitement attaqué par les partisans d’Emmanuel Macron. Je pense par exemple à Denis Kessler, qui écrivait en 2007 dans Challenges que l’objectif des politiques menées par les gouvernements successifs était de détricoter tout ce qu’avait entrepris le CNR.
LVSL – Qui voyez-vous, à droite, qui défende un tel agenda ?
G.K. – Les gaullistes sociaux, que l’on trouve autour de Julien Aubert, qui conservent une filiation réelle avec le Général de Gaulle. À droite, on trouve une marée d’électeurs qui votent par réflexe pour le candidat de droite, quel qu’il soit, comme à gauche beaucoup ont voté pour François Hollande en croyant sincèrement à la République sociale.
Je n’inclus pas Nicolas Dupont-Aignan, ni Florian Philippot et sa démarche politicarde. Il ne cesse de sommer les souverainistes de le rejoindre. Je lui réponds que ce n’est pas de cette manière que les choses se dérouleront : ce sera autour d’une charte claire et nette, qui permette à tout le monde de comprendre où nous nous dirigeons. Ce ne sera pas en se rapprochant de Marion Maréchal le Pen qui représente un courant ultralibéral, ultraconservateur. Je croyais que Florian Philippot était opposé au libéralisme, et qu’il n’était pas de surcroît conservateur !
Quant à Front Populaire, je trouve la démarche intéressante. Michel Onfray est un personnage un peu fantasque, et a pu écrire des textes avec lesquels je suis en désaccord profond. Mes amis Henri Pena-Ruiz et Régis de Castelnau, qui viennent d’une tradition communiste, prennent régulièrement la plume pour critiquer telle ou telle prise de position de Michel Onfray – en particulier sur l’histoire de France et sur le Parti communiste français. Mais on ne peut nier que Michel Onfray bénéficie d’une grande popularité. C’est un gilet jaune avant l’heure, ce qui lui a valu une forme de mépris de classe de la part du microcosme parisien. C’est un intellectuel qui vit à Caen, et qui a créé en 2003 des universités populaires pour lutter contre le Front National. Il a organisé des rassemblements autour des gilets jaunes, raison pour laquelle il est fort apprécié par ces derniers, et que sa revue a acquis une portée phénoménale. Lancée en plein Covid, elle a atteint cinquante-cinq mille abonnés. Sur son site, une section est consacrée à des « cahiers de doléance », sur lesquels tout le monde peut écrire et proposer des idées ; deux cent mille personnes l’ont déjà fait. Lorsque vous vous intéressez à l’origine de ces gens, vous constatez qu’ils viennent de la France rurale, celle que les médias ne touchent plus, et que le camp républicain a lui aussi – il faut le reconnaître – du mal à toucher. Il s’agit donc d’un moyen de parler à cette frange de la population. C’est le sens de ma contribution à ce projet.
LVSL – Vous plaidez pour hiérarchiser les enjeux dits « sociaux » et les enjeux dits « sociétaux », en donnant le primat aux questions économiques. Cette stratégie vous vaut de nombreuses critiques à gauche. Pensez-vous qu’il faut assumer un certain conservatisme sur le plan sociétal ?
G.K. – Ce sont deux enjeux distincts. Hiérarchiser les luttes n’implique aucunement d’assumer « un certain conservatisme » sur le plan sociétal. Je vous fais remarquer que ma position est celle d’Arnaud Montebourg, qui avait déclaré au Figaro que la hiérarchisation des luttes était une évidence. Jean-Claude Michéa, Michel Clouscard ou Pier Paolo Pasolini l’ont écrit et répété.
Cette hiérarchie ne signifie aucunement qu’il faille contester les droits de tel ou tel segment de la population. Elle signifie que lutter pour que tous les enfants puissent manger tous les midis est prioritaire. De la même manière, le combat à mener pour que l’on ne se retrouve pas avec 3 degrés de réchauffement climatique, qui va affecter absolument tout le monde, est prioritaire. Le choix du genre en mairie est un sujet qui intéresse 0,01% de la population, une fraction ultra-riche de la population qui vit en métropole.
Il y a donc une hiérarchisation des luttes qui s’impose. Cela n’équivaut pas à dire que certaines questions sociétales ne sont pas importantes. Une partie de la population ressent le besoin de changer de sexe ou de genre ? Fort bien, faisons en sorte qu’une commission médicale et psychologique leur permette un accès simplifié au changement de genre.
Dans cette hiérarchisation des luttes, les premières concernent pour moi les questions écologiques ; viennent ensuite celles qui touchent à l’économie et la répartition de la richesse. S’il faut pour cela pactiser avec des gens plus à droite, avec qui nous avons des désaccords sur les questions sociétales, ainsi soit-il.
LVSL – Les luttes antiracistes ont connu une dynamique internationale importante ces dernières années, aux États-Unis comme en France. Quel regard portez-vous sur ces demandes ?
G.K. – Pour avoir vécu dans de nombreux pays – aux États-Unis, en Russie, au Maroc, dans plusieurs pays d’Afrique où j’ai fait de l’humanitaire –, je considère que la France est certainement le pays le moins raciste du monde et certainement l’un des plus accueillants et intégrateurs. J’aimerais que l’on me montre un pays qui en a fait autant. La vague anti-raciste est légitime. Elle nous est arrivée des États-Unis, avec l’insupportable assassinat par étouffement de Georges Floyd. Quel que soit son parcours, rien ne justifiait qu’il soit tué par des policiers. Mais nous avons là un problème nord-américain.
Une vision anglo-saxonne de l’antiracisme – et de nombreux autres sujets – a été importée en France. Nous faisons face à réel problème d’envahissement de la France par la culture anglo-saxonne. Les États-Unis sont un pays dangereux. La police y tue énormément et un racisme structurel grave y subsiste. En France, nous avons connu plusieurs vagues migratoires. L’avant-dernière concernait des personnes venues d’Afrique du Nord, et la dernière des personnes issues d’Afrique sub-saharienne. Il y a vingt-cinq ou trente ans, si vous allumiez la télévision, vous trouviez assez peu de personnes dont le nom était à consonance maghrébine. Aujourd’hui, la maire du septième arrondissement de Paris, cheffe de file de la droite la plus conservatrice de France, s’appelle Rachida Dati. Ses parents étaient immigrés et ouvriers : c’est un exemple, s’il en est, d’intégration. Ce n’est pas un cas isolé : l’intégration se manifeste dans tous les groupes sociaux : commissaires, entrepreneurs, médecins, hauts-fonctionnaires, préfets…
L’intégration fonctionne, même dans un contexte économique d’une gravité constante sur les trente ou quarante dernières années. Nous ne sommes pas dans le film Les Misérables ; ce dernier reflète bien sûr une réalité qui existe, mais ce n’est pas la seule.
Aux États-Unis, Georges Floyd et tant d’autres ne pourraient pas dire d’où ils viennent. Cela fait dix-sept générations qu’aux États-Unis, l’intégration des Noirs est un échec. Les Noirs américains ne sont pas des immigrés ; ce sont des Afro-américains, avec lesquels la majorité ne parvient pas à faire société. Nous serions donc bien mal indiqués d’importer des formes de luttes antiracistes de ce pays qui est structurellement raciste. Le fait d’avoir élu un président afro-américain n’y change rien – sous Barack Obama, les États-Unis ont connu Ferguson, les émeutes de Baltimore ; la police tuait tout autant que sous Donald Trump.
Une vision américaine de l’antiracisme a été importée en France, et nous faisons comme si nous étions aux États-Unis, comme s’il y avait un racisme systémique, structurel, d’État, en France. Le racisme systémique, structurel, d’État, c’était l’Afrique du Sud de l’apartheid, c’est aujourd’hui Israël avec les Palestiniens ; mais quel rapport avec la France ? Le général Jean-Marc Vigilant, le nouveau général chef d’État-major de l’armée de l’air, est noir ; bien avant Barack Obama, nous avions un président du Sénat qui était noir, Gaston Monnerville. L’attentat du Petit-Clamart eût-il causé la mort du Général de Gaulle, il serait devenu président.
Dernière remarque. Il y a une discrimination à laquelle on s’intéresse assez peu : celle liée à la classe sociale. Je me suis intéressé à cette question aux États-Unis, et j’ai étudié les statistiques sur les sept dernières années. En moyenne, la police tue 1000 personnes par an. Parmi eux 500 Blancs, 250 Noirs ; ceux-ci représentent moins de 14% de la population : ils sont bien davantage victimes de violences policières que les Blancs en proportion. Lorsque vous regardez ces statistiques, vous avez accès à de multiples informations : la race, l’âge, la manière dont la personne a été tuée, le lieu d’origine, le lieu du meurtre, l’orientation sexuelle supposée… En revanche, un élément ne figure jamais dans ces statistiques : la classe sociale. La CSP (Catégorie socio-professionnelle) n’y figure pas non plus. Il est en revanche possible, en travaillant avec les métadonnées, de déduire la CSP des victimes des violences policières à partir des statistiques existantes. On constate alors que 92 à 95% de ceux qui sont tués par balle, étouffés, défenestrés par la police, viennent des catégories populaires. Quand vous êtes Blanc pauvre, vous avez autant de risque de vous faire tuer que si vous étiez un Noir pauvre. De fait, les Noirs pauvres sont plus nombreux. Il s’agit d’un problème lié à la classe sociale.
C’est la même chose pour la France : le problème n’est pas « racial », il est social. Il est tout à fait significatif qu’une élite ultralibérale de gauche, aux États-Unis, aborde ces questions sous l’angle « racial » plutôt que sous l’angle de la lutte des classes. Seul celui-ci permet de trouver des solutions. Je suis convaincu qu’en France, une grande partie des problèmes, des violences de la police, des échecs des jeunes, de l’insécurité, seraient résolus à 90% si nous rompions avec ce néolibéralisme, si la République était instaurée partout et si les gens retrouvaient du travail.
La police – bien qu’elle soit républicaine – sert tendanciellement à contrôler les classes populaires. On a pu le voir lors des manifestations des gilets jaunes : elle a été utilisée comme arme de classe, alors même que la classe sociale des policiers était plutôt proche de celle des manifestants. Nous avons assisté à des scènes de fraternisation lors de l’acte 3 en décembre, et à une panique du pouvoir à la vue de ce peuple qui sortait dans la rue, ne cassait rien et fraternisait avec la police. Cette dernière a donc été utilisée pour le maintien de l’ordre. Mais où sont les vrais responsables de ces violences de masse, perpétrées notamment par la BAC ? C’est le pouvoir politique, c’est la politique du chiffre, qui impose aux policiers de finir leur mois avec un bilan chiffré, quitte à arrêter pour cela cent fois la même personne dans une cité.
LVSL – Vous regardez positivement la démarche d’Arnaud Montebourg. Pensez-vous qu’il puisse être candidat à l’élection présidentielle et l’emporter ? Si oui, à quelles conditions ?
G.K. – Je regarde positivement Arnaud Montebourg depuis toujours, il fait partie des défenseurs de l’industrie française. Il a eu une attitude honorable lorsqu’il était au gouvernement, en tentant de sauver Alcatel et Alstom.
Dans la situation actuelle, pour des raisons de très mauvais choix stratégiques, Jean-Luc Mélenchon ne peut plus gagner. Il peut en revanche être faiseur de roi ; en l’occurrence, Arnaud Montebourg est le seul à pouvoir, je crois, arriver au second tour et être face à Marine Le Pen ou Emmanuel Macron.
Pourquoi ? Il est connu : il a été ministre de l’économie. Il est considéré par la population de manière positive du fait de sa posture sur ces questions, mais aussi parce qu’il est avocat et entrepreneur, ce qui lui donne un avantage considérable et lui apporte cette touche écologique concrète grâce à son entreprise « Bleu Blanc Ruche ». Si Jean-Luc Mélenchon avait continué sur sa lancée de 2017, il serait de nouveau dans la position d’arriver au second tour. Ce n’est pas le cas, il faut en prendre acte. J’espère donc qu’Arnaud Montebourg sera candidat.
Si nous subissons cinq années de macronisme ou cinq années de lepénisme, ce sera cinq années de néolibéralisme violent. Nous allons nous retrouver avec deux millions de chômeurs en plus. Nous sortons à présent d’une crise sanitaire, économique et financière trois ou quatre fois plus grave que celle de 2008 : cela ne peut que déboucher sur des affrontements civils graves dans un contexte d’injuste répartition des richesses. Les riches sont de plus en plus riches et les pauvres de plus en plus pauvres ; cela continuera tant que nous n’aurons pas ce type de candidat, capable de fédérer et de défendre une République sociale.
LVSL – La « souveraineté » est à la mode depuis la crise du Covid. Emmanuel Macron lui-même manie ce concept allègrement, à la seule différence qu’il souhaite la déployer au niveau européen. N’est-il pas possible d’envisager une affirmation européenne, notamment face à la Chine, la Russie et les États-Unis ?
G.K. – La souveraineté européenne est un oxymore et une chimère. Nous ne voulons plus de souverain depuis la Révolution française : c’est le peuple qui est souverain, et c’est pour cette raison que l’on parle de souveraineté populaire dans l’article 3 de notre Constitution. Il n’y a pas de peuple politique européen qui décide de sa destinée.
Si nous avions un immense État fédéral où nous élisions un président ou une présidente européenne, si nous avions un Parlement avec de forts pouvoirs : cette fiction impliquerait que l’Europe forme un bloc géopolitique indépendant. Ce n’est pas le cas. Tous les articles traitant de la défense européenne raisonnent toujours dans le cadre de l’OTAN, de sorte que l’Union européenne soit toujours inféodée à l’OTAN. La souveraineté européenne, ce sont les mots d’Emmanuel Macron depuis son célèbre discours en août 2017 aux ambassadeurs qu’il a répétés deux fois, à Athènes et à la Sorbonne, pour lui, consiste à dissoudre la souveraineté française.
Je suis intimement convaincu que la France pose un problème aux chantres de la mondialisation parce que c’est dans ce creuset-là, issu de la Révolution française, qu’ont été pensé l’État-nation et la souveraineté populaire.
Je rappelle que la souveraineté suppose de privilégier sa production intérieure. Or l’Europe est ouverte aux quatre vents, c’est le bloc économique le moins protectionniste, si on le met en regard des autres que sont la Chine, les États-Unis ou la Russie. Ainsi dans le cadre européen il est très difficile d’imaginer une souveraineté, surtout dans un paradigme néolibéral. Le problème, ce n’est pas seulement l’ensemble des traités de libre-échange ; ce sont ceux qui dirigent les gouvernements de l’UE, cette élite que décrit Christopher Lasch et qui a trahi. Chacune des élites nationales a trahi sa nation : elles font partie d’une méta-classe capitaliste, d’un capitalisme qui est à la fois national, international et financier.
LVSL – Emmanuel Macron a eu une position ferme à l’égard de la stratégie de la Turquie en mer Égée. Quel regard portez-vous sur les relations franco-turques et la stratégie de l’Élysée ?
G.K. – Il était temps ! Nous l’avons d’ailleurs salué. Mais il faut tout de même rappeler qu’un de nos navires de guerre avait été menacé par des missiles turcs ; je ne sais pas si les Français se rendent compte de ce que cela veut dire. On sait que les missiles ont été armés sur un de leurs navires, c’est donc un acte qui frôle la déclaration de guerre. Je rappelle que les Turcs font partie de cette immense organisation qui s’appelle l’OTAN : nous sommes donc censés être leurs alliés !
L’expansionnisme turc plonge dans une certaine mesure ses racines dans l’histoire du pays, comme Monsieur Erdogan le rappelle régulièrement. Il a repris l’orange qui est la couleur de l’Empire ottoman, il est furieusement en faveur de l’extension du territoire national turc, souhaite récupérer deux tiers de la Syrie, une partie de l’Irak. Il possède une influence très importante dans les pays turcophones, comme nous l’avons vu dans le dernier conflit de haute intensité entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie. L’armée azerbaïdjanaise a été réorganisée pendant quinze ans par la Turquie, les officiers entraînés par la Turquie : il y a donc une influence géopolitique très forte de la Turquie sur les combattants d’Azerbaïdjan.
Il faut bien sûr évoquer ses provocations à l’égard de la Grèce, ses incursions en Libye et en Méditerranée orientale, avec des revendications loufoques, puisque celles qui portent sur les ressources syriennes, sont revendiquées à partir d’un territoire qui n’est pas même turc : il s’agit de la Chypre du Nord, qui est occupée illégalement depuis 1974 par la Turquie. On se demande donc à quoi sert l’OTAN et ce n’est là qu’un exemple de l’inutilité de cette organisation pour la préservation de la paix.
Si on résume : le Turquie envahit illégalement le nord de la Syrie, ne reconnaît pas le génocide arménien, menace aussi l’Europe avec l’arme migratoire. Le strict minimum serait d’exiger un sommet de l’OTAN, mais les dirigeants ont laissé faire. Que la France hausse le ton est donc une bonne chose ; même si je trouve que Monsieur Macron n’en fait pas assez, il y a eu, au moins, une réaction.
LVSL – Vous plaidez pour un rapprochement avec la Russie alors que l’ingérence russe est solidement établie en Europe, ainsi que ses stratégies de soft power avec Russia Today et Sputnik. Vladimir Poutine n’hésite pas à avoir des alliances changeantes. Il a par exemple lâché en rase campagne les kurdes attaqués par l’armée turque. Ne fantasmez-vous pas un pouvoir russe ami de la France alors que celui-ci est largement hostile ?
G.K. – Il y a une confusion : nous ne proposons pas de nous inscrire dans l’orbite russe, pas plus que Mélenchon ne le proposait. Nous proposons de ne plus être en conflit avec la Russie, de mettre fin à une tension géopolitique qui dure depuis 2012. Elle fut initiée, notamment, par la construction du bouclier anti-missile, qui met fin au principe d’équilibre de la terreur garanti par la dissuasion nucléaire ; si l’État en face de vous possède un bouclier anti-missile, vous êtes donc obligés d’accroître votre stock de missiles, et c’est ce qu’ont fait les Russes.
À quoi cela sert-il ? De la même manière, les sanctions économiques imposées par les États-Unis et l’Union européenne nuisent considérablement à nos producteurs de fruits et légumes, nos laitiers, nos industries. L’entreprise Sambre et Meuse à côté de Maubeuge [entreprise métallurgique, ndlr] a fermé à cause de ces sanctions, pour ne prendre qu’un exemple. Nous proposons donc d’avoir des relations apaisées avec la Russie, aucunement une alliance militaire. De la même manière, sortir de l’alliance militaire dominée par les États-Unis ne signifie aucunement leur faire la guerre. J’espère que nous maintiendrons des relations économiques, culturelles, scientifiques, une coopération militaire lorsque ce sera nécessaire – comme cela a été fait sous la Seconde guerre mondiale contre les nazis – sous mandat de l’ONU. La Russie n’est pas spécialement un ami de la France. Nous avons connu, au cours de notre histoire géopolitique et diplomatique, de nombreux moments d’amitié avec ce pays, quels que soient les régimes qui les dirigeaient. Celle-ci défend ses intérêts via Sputnik et RT, comme les États-Unis le font avec CNN et comme nous le faisons nous-mêmes avec nos chaînes francophones. Les États défendent leurs intérêts : bienvenue dans le monde réel. Que la Russie mobilise RT, Sputnik, des bataillons de hackers et d’espions, n’a rien de surprenant pour qui connaît la nature des relations internationales.
Quelle est la différence entre l’influence qu’exerce la Russie et celle qu’exercent les États-Unis sur la France ? Nous sommes bien davantage sous la domination de la seconde. Nous nous laissons littéralement piller par les États-Unis qui rachètent nos entreprises : Alstom, Alcatel, Latécoère, etc. On pourrait dresser une longue liste de ces entreprises stratégiques que les États-Unis ont récupéré grâce à leur Ministère de la justice, en faisant jouer l’extraterritorialité du droit américain pour venir nous conquérir. En termes de domination économique et culturelle, les États-Unis sont bien plus menaçants. Mais ils ne font, eux aussi, que défendre leurs intérêts. Je les salue pour cela : lorsque nous critiquons les États-Unis, c’est parce que nous payons le tribut de la défense de leurs intérêts. Ils ont bien raison de le faire, comme les Chinois ou les Allemands ; lorsque nous parlons de souveraineté, c’est pour faire a minima la même chose que les Allemands, qui ont des lois interdisant la vente d’entreprises stratégiques.
La Russie n’est effectivement n’est pas le meilleur allié des petits peuples. En 1946 est née la première République kurde en zone iranienne, soutenue par l’URSS. Dès qu’un accord économique et stratégique a été trouvé avec l’Iran, les Russes ont lâché les Kurdes. Ce n’est pas un fait nouveau. Ils n’ont pas non plus apporté un soutien massif aux Arméniens lors du dernier conflit. Les Russes, comme les Allemands ou les Américains, ne font que défendre leurs intérêts.