Arnaud Montebourg : « Les sociaux-démocrates ne servent à rien »

© Clément Tissot
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Nous avons retrouvé Arnaud Montebourg rue de l’Opéra, dans les locaux parisiens de son entreprise Bleu Blanc Ruche. D’abord réticent à l’idée de parler politique, nous avons finalement passé en revue avec lui les principaux thèmes qui ont structuré son engagement, du Made in France à la démondialisation, jusqu’au sujet lourd qu’est la politique industrielle. Ministre de l’économie et du redressement productif de 2012 à 2014, nous avons pu aborder le poids de la haute administration et les contraintes de l’exercice du pouvoir. « L’Union européenne s’est retournée contre les peuples » déplore-t-il en constatant la fin de l’utopie fédéraliste et le déclin accéléré de la social-démocratie partout sur le continent. Entretien réalisé par Antoine Cargoet, Marion Beauvalet et Matis Brasca.


LVSL – Depuis votre départ du gouvernement Valls, vous avez voulu porter le combat du Made in France à travers une série d’initiatives, que ce soit avec les meubles (Habitat), les éoliennes (NewWind) et maintenant le miel (Bleu Blanc Ruche). Mener des initiatives privées, est-ce pour vous une nouvelle manière de faire de la politique ?

Arnaud Montebourg – C’est un combat de longue date que je menais déjà bien avant d’occuper des fonctions gouvernementales à l’économie et à l’industrie. J’ai défendu le patriotisme économique comme moyen de rassembler les forces productives d’un pays dès ma première profession de foi quand j’étais jeune député en 1997. Pour moi, c’est une ligne de vie ininterrompue. Qu’elle s’incarne dans des actes politiques ou dans des initiatives entrepreneuriales, il n’y a pas de rupture, c’est une forme d’indivisibilité de ma vie. Est-ce que c’est une nouvelle manière de faire de la politique ? Une entreprise, c’est évidemment beaucoup plus modeste. Mais c’est ce que je tente de faire en créant des entreprises qui permettent de montrer qu’il est possible de rémunérer des gens qui travaillent sur le sol français, de respecter un certain modèle social et de faire en sorte que des préoccupations environnementales soient soutenues par les consommateurs. Cet alliage est un alliage rentable et plein d’avenir. C’est une vision de la société mais, en même temps, elle est opérationnelle. C’est-à-dire qu’il faut gagner sa vie, payer les gens, embaucher, délivrer les bulletins de salaires, c’est tout à fait concret. Ça me donne une certaine fierté de vivre dans le monde de l’entreprise en cohérence avec mes convictions personnelles.

LVSL – Ce combat pour le Made in France a été accompagné ou repris par de nombreuses personnalités de différents bords politiques, d’Yves Jégo, à Bruno Le Maire plus récemment. Ne craignez vous pas que ce projet devienne un simple argument de communication ?

Arnaud Montebourg – Je l’ai fait lorsque j’étais au gouvernement avec l’exemple de la marinière qui avait surpris à l’époque, mais qui est finalement devenue un emblème. Comme une manière de dire qu’il est possible pour le producteur, pour le consommateur, pour le distributeur, pour tous les agents économiques d’avoir des réflexes patriotiques, c’est-à-dire de privilégier le travail qui est fait sur le sol français ou dans les circuits courts.

C’est un combat transpartisan. Peu importent les alternances politiques, ce combat peut être mené par tous ceux qui veulent y adjoindre leurs forces.

Cependant, cela n’a pas toujours été le cas. Nous avons déploré des pertes de contrôle d’entreprises assez importantes qui ont été décidées par le gouvernement. Cela avait été le cas de la prise de contrôle d’Alstom par General Electric, contre laquelle je m’étais élevé. J’avais défendu l’idée de la nationalisation d’Alstom, qui m’avait été accordée mais n’a pas été mise en œuvre par mon successeur au Ministère de l’économie Emmanuel Macron. La conséquence, c’est qu’Alstom a été vendu à Siemens. Nous avons donc donné sous François Hollande la moitié d’Alstom aux Américains, et avec Emmanuel Macron l’autre moitié aux Allemands. Pourtant Alstom représente le transport ferroviaire et la maîtrise de nos capacités technologiques de fabrication d’électricité, c’est-à-dire deux éléments stratégiques pour notre nation.

« Il est parfaitement possible d’empêcher l’hémorragie des prises de contrôle de nos entreprises. »

Je dois dire ma fierté rétrospective d’avoir soutenu la nationalisation partielle de Peugeot. Nous avons décidé d’évincer la famille Peugeot, de la ramener au niveau modeste de 14% de participations, l’État est entré au capital à hauteur de 14% en investissant 800 millions d’euros pour construire une alliance forte avec les Chinois, ce qui nous a permis de sauver une entreprise qui était alors en quasi faillite. Cette nationalisation partielle montre qu’il est possible que l’État fasse des choix intelligents et durables. Aujourd’hui, les contribuables peuvent se réjouir de la décision que j’ai prise puisque les 800 millions d’euros de l’époque doivent valoir le double ou peut-être même le triple.

Surtout, Peugeot est aujourd’hui devenue une entreprise prospère qui crée des emplois et qui a racheté Opel, démontrant ainsi que l’alliance d’intérêts publics et privés dans un cadre de reconquête des outils productifs nationaux est un projet politique intelligent.

Malheureusement les libéraux, ceux qui sont d’avis qu’il faut laisser faire parce que le marché a toujours raison, contre la décision collective des nations, pensent souvent le contraire. C’est pourquoi j’ai à déplorer qu’on ait vendu, sous le mandat actuel, non seulement Alstom aux Allemands, mais aussi les chantiers navals STX aux Italiens. Ce sont là des pertes de contrôle très importantes. Une fois que le centre de décision nous a échappé, une fois que ceux qui ont acquis ces entreprises décident de faire selon leurs intérêts propres, des intérêts qui ne sont pas les nôtres, alors vous n’avez plus que vos yeux pour pleurer pour tenter d’empêcher les fermetures. Ce mode d’aliénation d’un bien industriel national est l’anti-Made in France.

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Je constate que nous avons laissé faire beaucoup trop de choses et que sonner aujourd’hui le rassemblement autour du Made in France, comme le fait Bruno Le Maire, est malheureusement une sorte de posture bien tardive. Il aurait premièrement été justifié de ne pas prendre les décisions qui concernent ces deux grandes entreprises stratégiques et, deuxièmement, de chercher à les soutenir par le décret que j’ai laissé derrière moi du 14 mai 2014. Ce décret permet d’interdire les prises de contrôle par des fonds d’investissement ou des entreprises ayant des intérêts qui ne sont pas les nôtres dans des secteurs stratégiques. Il est parfaitement possible d’empêcher l’hémorragie des prises de contrôle de nos entreprises. Je déplore donc cette atteinte au patriotisme économique de la part de mes successeurs.

LVSL – En rapport avec cela, les dispositions essentielles de la Loi Florange, celles qui concernaient l’obligation d’accepter une offre de reprise en cas de cessation d’activité, ont été cassées par le Conseil Constitutionnel et le décret du 14 mai 2014 est resté d’une certaine manière lettre morte. Vous avez affirmé votre opposition à une série de privatisations des actifs nationaux (Alstom, Florange, Aéroports de Paris…) mais vos efforts ont été largement contrariés. Alors que peut faire l’État aujourd’hui ? A-t-on fait une croix définitive sur la possibilité de mener une politique industrielle indépendante ?

Arnaud Montebourg – L’État peut beaucoup. Il ne peut pas tout, c’est vrai, mais il peut faire énormément. Il peut se rendre maître d’entreprises qui ont une utilité stratégique pour la nation. Grâce à la Banque Publique d’Investissement (BPI) – dont je suis l’un des géniteurs – il peut permettre le financement d’entreprises, et peut donc avoir une politique de filière. Grâce à la mobilisation que j’avais engagée autour de plans industriels, il peut planifier des développements dans de nombreux secteurs. Plans industriels qui sont d’ailleurs confiés au secteur privé. Je trouve que les entreprises d’un secteur donné sont généralement plus visionnaires que des administrations qui ne connaissent pas tout à fait le secteur, même si on a besoin que l’État et le secteur privé travaillent ensemble. En partant, j’avais laissé sur la table 34 plans industriels, mon successeur les a réduits à 9. Quand j’avais présenté à l’Élysée les 34 plans de la nouvelle France industrielle, j’avais dit qu’on ne ferait peut-être pas 34 tirs au but, mais que multiplier les initiatives permettait d’augmenter les chances de réussite. Donc la politique industrielle repose sur la volonté de ceux qui nous dirigent. Elle peut parfaitement reprendre son cours demain avec d’autres dirigeants qui ne sont pas des libéraux, c’est-à-dire qui ne sont pas des amoureux du “laissez-faire” (comme disait John Maynard Keynes en 1926 dans un livre prémonitoire de la crise de 1929 qui s’appelait La fin du laissez-faire), et qui n’ont pas de politique industrielle.

« La politique industrielle repose sur la volonté de ceux qui nous dirigent. »

On m’a beaucoup reproché de faire de la médecine d’urgence et de courir après les plans sociaux. Mais même quand on restructure on peut toujours préserver un outil industriel, un outil de travail. On demande aux banquiers de renoncer à certaines de leurs prétentions, aux dirigeants de partir quand ils ont été incompétents, aux actionnaires de prendre leurs pertes et aux salariés et aux syndicats d’accepter que l’entreprise retrouve une meilleure fortune : non pas la fermeture complète, mais accepter de réduire le niveau des effectifs en attendant de repartir. C’est ce qui s’est passé dans de nombreuses entreprises où on a fait ce travail de chirurgie et de sauvetage au forceps. Il y a beaucoup d’endroits en France où on me remercie, où on me dit merci d’avoir sauvé telle ou telle entreprise qui maintenant est repartie et embauche.

Les Allemands ont fait ça. Les Allemands ne sont pourtant pas des bolcheviks, ce sont des ordolibéraux. Dans “ordolibéralisme” il y a le mot “ordo”, c’est-à-dire qu’ils détestent le désordre. Ils considèrent que l’État ou le Land a une responsabilité dans l’action économique, ils n’ont jamais abandonné l’action de l’État et la politique industrielle. Quand il y a eu la grande crise de 2008, ils ont payé les ouvriers au chômage technique à rien faire – ils repeignaient les usines en blanc – en attendant que ça reparte. En France, on a fait des plans sociaux partout, on a tout fermé. On s’est effondrés, au point que nous sommes maintenant derrière l’Espagne et l’Angleterre en termes de part industrielle dans la richesse nationale. Les Allemands ont tout gardé : ils ont financé le maintien des outils industriels. Voilà une bonne politique industrielle.

LVSL – La politique industrielle que vous avez voulu mener s’est heurtée à un certain nombre de contraintes : le verrou du Conseil constitutionnel, les directives de la Commission européenne, le G20 etc. Comment contourner ces contraintes ?

Arnaud Montebourg – Le Conseil constitutionnel intervient quand la loi s’exprime, or il n’y a pas besoin de lois pour faire une politique industrielle. D’autre part il y a effectivement le contrôle a posteriori de la Commission européenne sur les aides d’État, mais il faut savoir lui résister. C’est le rôle d’un dirigeant politique de défendre une part de la souveraineté, ce que l’on appelle la subsidiarité, en disant : ceci ne vous concerne pas et je n’admets pas vos verdicts. Troisièmement le G20 n’a aucune capacité à intervenir dans les affaires des États. Faites des G20, je saurai pour ma part vous faire des politiques industrielles qui contrediront ses orientations. Ce qui compte ce n’est pas le dire, c’est le faire.

LVSL – Dans votre action gouvernementale, vous vous êtes aussi heurté à la haute administration, et en particulier à la direction du Trésor. Quel est le poids de la haute administration sur les décisions économiques et politiques ? S’agit-il d’un « État dans l’État » ?

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Arnaud Montebourg – La haute administration prétend être autrement plus légitime que ne le sont les gouvernants. Elle se croit, dans sa culture et dans sa formation, dépositaire de l’intérêt national, beaucoup plus que le ministre qui passe : parce qu’elle est là, pour toujours. Donc le travail que doit faire un dirigeant politique à la tête d’un ministère, c’est soumettre son administration à ses vues. C’est un travail difficile mais qui est réalisable assez facilement quand on a du caractère. L’administration pense toujours de la même manière, ses dirigeants sont formés avec les mêmes polycopiés, les mêmes professeurs, au sein des mêmes écoles ; ils répètent donc leurs polycopiés, leurs professeurs et leurs écoles. Ces gens-là n’ont aucune légitimité. Mais je dois dire que quand l’administration a un chef, elle le reconnaît. Le politique doit donc exercer son primat, et il n’y aura pas de difficultés.

Vous faites parfois face à des actes de déloyauté manifeste qu’il faut réprimer. Et je peux vous dire, j’ai botté les fesses des gens ! Quand vous êtes dans une entreprise, si une personne est déloyale, vous la virez, c’est pareil dans l’administration. Je ne peux pas vous dire mieux ! Il suffit de le faire et de ne pas en avoir peur. Quand on laisse faire l’administration, c’est soit qu’on est d’accord avec elle, et qu’on s’abrite derrière pour se dédouaner, soit c’est parce qu’on n’a pas les capacités ou le caractère nécessaire pour faire autrement, mais on n’a rien à faire comme ministre dans ce cas là. Savoir soumettre son administration à ses vues c’est le critère de la compétence.

LVSL – Dans le cas des gouvernements Ayrault et Valls, ne pas aller contre la haute administration résultait donc d’un choix politique ?

Arnaud Montebourg – Comme le ministre ne choisit pas ses collaborateurs, il y a évidemment un problème : quand vous voulez les sortir, vous devez le faire en conseil des ministres, donc cela remonte au Président. Cela devrait être démantelé. L’article 13 de la constitution donne au Président le pouvoir de décider de toutes les nominations. Or chaque administration devrait être obéie de son chef, et pour ce faire les directeurs des administrations centrales doivent être choisis par le ministre selon des critères qui lui sont propres. C’est une réforme importante, à mener dans le cadre de ce que j’ai toujours défendu comme devant être la Sixième République.

LVSL – En lien avec le Made in France, vous avez longtemps incarné l’option de la démondialisation à gauche. Cette notion a-t-elle toujours du sens aujourd’hui pour vous ?

Arnaud Montebourg – Pour moi, démondialisation et Made in France, c’est le même mot. La démondialisation c’est le rétrécissement du monde, cela traduit le fait que toute une génération de dirigeants politiques convertie au libre-échange a organisé la concurrence déloyale entre des systèmes économiques, politiques et sociaux, totalement hétérogènes. Cela a eu pour conséquence de détruire beaucoup d’emplois dans les pays industrialisés, et a provoqué partout la montée des populismes. Ces conséquences justifient selon moi la nécessité d’un protectionnisme, que j’ai toujours défendu. Les peuples sont en train de nommer des gouvernements radicaux qui ne s’en prennent plus seulement aux produits, mais aussi aux hommes. Le libre-échange est aujourd’hui condamné par des peuples qui ont compris que c’était leur mort économique lente. Comme disait Hubert Védrine, quand vous mettez en concurrence des classes ouvrières qui ont 150 ans de syndicalisme et d’acquis sociaux d’une part, avec des esclaves asiatiques de l’autre, il est évident que la compétition ne s’exerce pas de façon égale et loyale. Il est naturel que les classes ouvrières se posent la question du libre-échange.

« La démondialisation est en train de se réaliser. »

J’ai relu ma profession de foi de 1997 et j’y ai découvert que je défendais déjà cette idée, ça ne s’appelait pas comme ça mais le contenu était le même. A l’époque, les négociations préparant la création de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), lors des accords de Marrakech, venaient de se terminer. C’était la fin du GATT [processus d’accord général sur les tarifs douaniers et le commerce, initié en 1947, qui s’achève en 1994 avec la création de l’OMC], et le cinéma français avait défendu l’exception culturelle. Qu’est-ce que l’exception culturelle ? C’est le droit d’être protectionniste dans l’ordre du cinéma. J’avais donc dit qu’il fallait faire aussi l’exception industrielle et agricole ; c’est-à-dire le droit d’être protectionnistes dans tous les domaines, pas seulement en matière de culture. Finalement, il n’y aurait que le cinéma français qui aurait le droit d’être protectionniste mais la classe ouvrière, elle, n’aurait pas le droit de l’être parce que ce n’est pas bien ? J’avais été élu sur ces thèmes là.

La démondialisation est en train de se réaliser. Premièrement, mes analyses et mes propositions d’alors étaient prémonitoires : la part du commerce mondial dans les richesses nationales est effectivement en train de se rétrécir d’une façon considérable. Deuxièmement, les mouvements de capitaux ont rétréci au lavage, eux aussi. Ils n’ont pas retrouvé les mêmes niveaux qu’avant la crise de 2008. Troisièmement, il y a partout dans le monde des peuples qui veulent réduire l’état des échanges et défendre le circuit court, sur l’idée qu’il y a un rapport entre ce que je produis et ce que j’achète. Il y a en quelque sorte deux cerveaux dans la tête de l’homme ou de la femme : d’un côté le cerveau droit qui veut du low-cost, sans atteinte au pouvoir d’achat, et de l’autre un deuxième cerveau, un cerveau citoyen, qui veut des emplois pour ses enfants, des PME florissantes, un bon modèle social et des lois environnementales d’avant-garde. Ces deux cerveaux sont en train de se reconnecter. Il est normal que l’on défende nos emplois, nos PME et notre modèle social en achetant Made in France. La démondialisation est donc en train de se réaliser, pas seulement économiquement et financièrement, mais aussi culturellement – c’est le Made in France – et politiquement, par la remise en question des traités de libre-échange.

LVSL – Ne craignez-vous pas que ce changement culturel, qui doit selon vous accompagner le Made in France, ne soit porté que par les citoyens et les acteurs privés et induise ainsi une déresponsabilisation de l’État ?

Arnaud Montebourg – La société est pionnière sur le politique. C’est la société qui dirige le politique, contrairement à ce que certains croient. C’est elle qui met dehors les dirigeants qu’elle a élus et en installe d’autres. Le souverain n’est pas le dirigeant comme c’était le cas sous les anciennes monarchies. Le souverain, c’est le peuple, et c’est lui qui décide in fine – même s’il ne peut pas toujours intervenir comme le proposait Pierre Mendès-France dans La République moderne. Or la société a compris sa responsabilité et la met en œuvre. Les gens votent donc avec leurs bulletins de vote certes, mais aussi avec leurs cartes bleues. Ce mouvement transforme tous les métiers. Regardez ce qui se produit à une vitesse exceptionnelle dans la grande distribution. Les supermarchés sont partout en difficulté. Les gens utilisent internet comme moyen de contrôle de leur acte d’achat, ils enquêtent sur les producteurs. La société est en train de guider l’avenir du collectif, et les politiques devront suivre, ils n’auront pas le choix.

« Les Français sont les derniers à défendre le bien commun qu’est l’Union européenne. Tous les autres ont des politiques nationalistes. »

LVSL – Nous parlions tout à l’heure des contraintes auxquelles vous vous étiez heurté pendant votre expérience gouvernementale. Mais au-delà du Conseil constitutionnel ou de la haute administration, vous aviez dû également faire face au gouvernement allemand. Pensez-vous qu’en France nous soyons naïfs à l’égard de la politique de nos voisins européens ?

Arnaud Montebourg – Totalement naïfs. Les Français sont les derniers à défendre le bien commun qu’est l’Union européenne. Tous les autres ont des politiques nationalistes. Les Allemands ont une politique nationaliste : ils décident, les autres s’adaptent. Chacun défend son intérêt. La France oublie de le faire parce qu’elle est obligée de défendre cette espèce de vision que toute une génération politique nous a léguée. Mais elle est seule et se retrouve à chaque fois comme la variable d’ajustement. Puisqu’elle porte l’Europe, elle fait toujours des concessions à son détriment. Je l’ai vu dans toutes les politiques, depuis la question des pots catalytiques jusqu’à celle de l’énergie : les allemands ont décidé tout seuls d’arrêter le nucléaire et d’ouvrir des centrales à charbon, ils sont les premiers pollueurs d’Europe mais personne ne leur dit rien. Ils ont aussi décidé d’ouvrir les vannes aux migrants et aux réfugiés qui sont arrivés à hauteur d’un million dans leur pays, ce qui a provoqué des réactions politiques négatives de part et d’autre, dans les pays voisins… L’Allemagne prend des décisions seule, l’Italie prend des décisions seule, et la France porte encore, comme une cariatide esseulée, ce linteau fissuré qui menace de s’effondrer.

« L’Union européenne s’est retournée contre les peuples. »

Les peuples ne soutiennent plus l’Union européenne parce qu’elle ne marche pas et ne traite pas les problèmes. L’Union européenne s’est retournée contre les peuples. Depuis la crise grecque, on a eu des déclarations de dirigeants européens expliquant que les élections, c’est bien, mais que ça ne doit pas changer la politique économique décidée par l’Union européenne. Ces atteintes à la liberté de choix ont fait de l’Union européenne un épouvantail populaire.

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LVSL – Cette crise de l’Union européenne a partie liée avec la crise de la social-démocratie partout sur le continent. On pense aux résultats du Parti Socialiste aux dernières élections, ou de ceux du SPD, du PD, du PASOK… Pensez-vous que ce paradigme de crise engendre la chute de toute la social-démocratie ?

Arnaud Montebourg – La chute de la social-démocratie correspond pour moi au fait que les sociaux-démocrates ne servent à rien. Ils ont échoué ou ils ont trahi leur mission historique qui était d’équilibrer les excès du capitalisme. Particulièrement après une crise aussi grave que celle de 2008 qui a mis par terre le niveau de vie de 600 millions de citoyens qui appartenaient aux classes moyennes. Sur ce sujet, il y a eu dernièrement une étude du cabinet McKinsey – qui n’est pas vraiment une officine mélenchonniste. Cette étude montrait que ces dix dernières années, dans les pays de l’OCDE, 580 millions de citoyens avaient vu leur niveau de vie baisser ou stagner, alors que dans la décennie précédente c’était seulement 10 millions d’entre eux. Les dix années de mondialisation et de mise en concurrence des revenus tirés vers le bas, ainsi que la gestion austéritaire de la crise, ont provoqué la révolte des classes moyennes. Cela a provoqué Trump, Salvini, les néo-nazis au pouvoir en Autriche, l’Alternative für Deutschland comme probable deuxième parti et force d’alternance possible en Allemagne, Marine Le Pen au deuxième tour à 33%…

La social-démocratie a été l’auteur de cet appauvrissement : le matraquage fiscal par Hollande, Renzi et l’austérité, et je ne parle même pas du PASOK. Partout, ils ont été les agents de cette austérité contre leur propre électorat – ça a été leur bêtise – mais surtout contre la masse des gens qui n’avaient aucune responsabilité dans la crise financière. Donc la social-démocratie finit comme le Parti Communiste après la chute du Mur, comme le Parti Radical après la guerre quand la République était établie et qu’on n’avait plus besoin d’eux. On n’a plus besoin de ces partis qui ont failli dans leur mission. Il est normal que les peuples se tournent vers d’autres forces politiques, pour le pire ou pour le meilleur, et que de nouvelles forces politiques émergent.

LVSL – L’Union européenne est entrée dans une crise existentielle majeure avec un paysage politique inimaginable il y a dix ans : des gouvernements illibéraux à l’Est, le Brexit, et la coalition M5S/Lega en Italie. Est-ce la fin de l’utopie fédéraliste ?

Arnaud Montebourg – Je le crois, parce que la construction du noyau dur fédéral s’est faite sur des orientations politiques qui ne sont pas consensuelles, et contre les majorités sociologiques de tous les pays européens. C’est une stratégie létale pour les constructeurs de l’Union européenne. Beaucoup ont défendu la réforme dans l’Union européenne, « on ne veut pas de cette Europe, on en veut une autre »… Aujourd’hui, on sait que c’est à prendre ou à laisser : et les peuples ont décidé de laisser parce qu’on leur a dit que c’était à prendre ou à laisser. Il fallait refuser le traité de Lisbonne, une partie de mon parti de l’époque, dont François Hollande, l’a approuvé avec Nicolas Sarkozy, moi je ne l’ai pas voté. On paie à présent la facture de décisions qui ont été prises à ce moment là. Quand M. Juncker dit qu’il n’y a pas de démocratie contre les traités et que Mme Merkel déclare que « la démocratie doit se conformer aux marchés »…

Nous avons besoin de la construction européenne. Mais qu’est-ce que les peuples accepteront ? A mon avis, une Union rétrécie aux puissances qui comptent. Peut-être pas le retour aux seuls fondateurs, mais par exemple aussi à la péninsule ibérique… En tout cas à l’Europe occidentale, puisque nous n’avons pas de valeurs communes avec les pays de l’Est, il y a un problème là ! Les orientations devront donc être différentes. S’il reste des éléments fédéralistes, ils devront être cantonnés dans une Union qui n’a pas d’autre choix que d’être rétrécie. Vous ne pouvez pas prendre de décisions à 28 ! Vous avez déjà essayé de prendre des décisions à 28 dans votre famille ? Même à 6, essayez de le faire.

Aujourd’hui l’Europe est une paralytique. Elle ne prend aucune décision dans la guerre commerciale entre Trump et la Chine. Face aux excès du trumpisme, comme en matière de climat, l’Union européenne est absente. Il n’y a pas de politique climatique européenne, il y a l’Allemagne avec ses centrales à charbon, la Pologne avec ses centrales à charbon et la France avec son nucléaire : il y a un problème. Cette vision fédéraliste est absurde, et n’a aucune chance de prospérer. Il faut donc inventer autre chose pour que l’Europe reste unie et continue à être la première puissance mondiale qu’elle doit être.

Entretien réalisé par Antoine Cargoet, Marion Beauvalet et Matis Brasca. Photographe : Clément Tissot.

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