Au salon de l’agriculture : le modèle français face à ses condradictions

©Clément Tissot pour Le Vent Se Lève

Grand rendez vous annuel du monde agricole, le salon de l’agriculture se veut un panorama des réussites de l’agriculture française. Pourtant, au-delà des slogans et des sourires vendeurs, l’édition 2019 a surtout été l’occasion de constater la déliquescence du modèle français, qui plus que jamais se cherche sans parvenir à surmonter ses contradictions.


Le salon de l’agriculture est une institution nationale. Il incarne le goût français pour les bonnes choses. Il entretien la lyrique rurale d’un pays attaché à ses territoires, à ses produits, à ses traditions. C’est aussi un vitrine commerciale. Car l’agriculture française s’exporte dans le monde entier et doit pour cela se présenter sous son meilleur jour.

Pour toutes ces raisons, on y trouvera peu d’échos directs de la profonde crise que traverse aujourd’hui l’agriculture française. Tout au plus pourra-t-on y voir une borne qui alerte discrètement sur la diminution rapide de la surface cultivable sur le territoire français, seule ombre au tableau qui fait consensus dans la profession. Pour le reste, le sourire règne sous les hangars de la porte de Versailles. Pourtant, nombreux sont les signes qui pointent les incertitudes du modèle français.

L’agriculture conventionnelle sur la défensive

Le mouvent étudiant pour le climat en sit-in au salon de l’agriculture ©Clément Tissot

A l’entrée, une dizaine de représentants du « mouvement étudiant pour le climat » qui par un sit-in bloquent l’une des portes d’accès au salon et déploient banderoles et pancartes. Le salon de l’agriculture est dénoncé comme « le salon de l’agro-business ». Logiquement, les slogans reflètent les points de tensions qui structurent le débat public depuis plusieurs années déjà sur le sujet : usage de pesticides, hégémonie de la grande distribution, développement croissant du greenwashing …

Le mouvement étudiant pour le climat devant la FNSEA ©Clément Tissot

Passée la billetterie, on retrouvera ces mêmes étudiants devant le siège de la FNSEA en qui ils voient l’incarnation d’un “agrobusiness” mortifère. L’organisme semble en effet avoir intériorisé sa fragilité sur la scène politique, régulièrement décrit comme le lobby des gros producteurs plutôt que comme un syndicat défendant réellement les agriculteurs. Son iconographie se veut avant tout rassurante : « agriculture de confiance », « chance pour la France », « excellence de nos produits » … Rien qui n’exalte le productivisme et la conquête héroïque des marchés mondiaux. Au contraire, ici l’agriculture c’est d’abord la recherche passionnée de la qualité et la préservation d’un certain patrimoine naturel.

Au stand du ministère de l’agriculture ©Clément Tissot

Au stand du ministère de l’agriculture, même état esprit. Le gigantisme du dispositif de communication tranche avec la pauvreté du message. La « positive agriculture » pose ainsi l’agriculteur comme la déclinaison locale de l’innovateur de start-up. Une innovation au service d’un projet collectif assez insaisissable, puisqu’il s’articule autour de deux aspirations contradictoires : réinventer en profondeur un modèle agricole sans en changer les fondamentaux. À l’image de la politique environnementale du gouvernement, l’anticipation des évolutions climatiques et la transition vers une agriculture adaptée n’existent que sur le mode de l’incantation. Quelques mètres plus loin, le stand de Danone nous fait la proposition tout aussi floue d’une « agriculture régénératrice » …

Un pôle d’alternatives encore fragmenté

A l’INRA la recherche s’intéresse à l’élevage ovin ©Clément Tissot

La recherche scientifique semble quant à elle plus familière des outils et des nécessités d’une transition agricole. Représentés à travers AgroParisTech (la principale école d’agronomie en France) ou l’INRA (institut national de recherche agronomique), les agronomes investissent le champ de l’agroécologie et développent de plus en plus de programmes de recherche sur les propriétés des écosystèmes. Mais, comme nous l’avoue l’un des chercheurs présents, cela ne débouche pas forcément sur des solutions opérationnelles, et encore moins sur une feuille de route de transition globale. Explorant toutes les voies qui s’offrent à la recherche, les agronomes ajoutent de surcroît aux solutions agroécologiques, des projets contradictoires (intensifs en carbone ou en pétrolifères). Ici comme ailleurs, c’est le décideur politique qui choisit en dernier ressort, via l’attribution des crédits, la direction de la recherche.

Certes, les agricultures alternatives sont également représentées. Bien qu’occupant des stand aux dimensions plus modestes, elles attirent un certain nombre de visiteurs enthousiastes. Ainsi l’agriculture urbaine (potagers au sommet des immeubles, souvent rattachés aux techniques biologiques) connaît un vrai engouement qui pousse même AgroParisTech à faire des expériences de productivité sur le toit de l’établissement. Excellent vecteur de sensibilisation des populations urbaines, l’agriculture urbaine vise surtout à réintroduire une culture agricole dans les centres villes. Comme le reconnaît l’un des représentants de l’AFAUP, elle est néanmoins largement incapable d’assurer la sécurité alimentaire des grandes villes.

Au stand de l’Association pour une agriculture durable (APAD), on étudie les moyens de préserver la qualité des sols ©Clément Tissot

Plus développés en surface agricole utile, deux modèle alternatifs se font face.

On trouve d’abord les techniques de conservation des sols dont le principal critère est la conservation du métabolisme biologique des sols. L’APAD regroupe en effet plusieurs centaines de fermes sur tout le territoire s’appuyant essentiellement sur le dynamisme de la biodiversité de la croûte terrestre. En assurant une couverture constante du sol et s’abstenant de labourer même superficiellement la terre, l’agriculteur obtient un terreau bien plus compact et bien moins érodé. Le visiteur peut ainsi les comparer aux sols labourés en profondeur dont la friabilité et l’érosion est mise en évidence dans de grandes éprouvettes. La préservation des sols permet de réduire les intrants en pesticides mais ne les supprime toutefois pas complètement.

Juste à coté, l’association Terre de Liens promeut l’agriculture biologique, à travers un système de rachat et d’attribution de terre qu’elle réserve exclusivement aux exploitants biologiques. Ici le critère premier est l’absence totale de phytosanitaires de synthèse, qui doit garantir la bonne santé du consommateur. Une telle méthode fait toutefois usage – quoi que léger – du labourage de sols.

La confrontation des deux méthodes permettrait sans doute de trouver le bon équilibre entre préservation des sols et forte réduction des pesticides. Le débat scientifique paraît à ce sujet prometteur, bien qu’encore embryonnaire pour le moment.

Discussion avec Laurent Pinatel, porte-parole de la Confédération Paysanne ©Clément Tissot

Sur un terrain plus politique, la Confédération paysanne, principal syndicat d’opposition à la FNSEA, classé comme proche des agriculteurs biologiques, plaide pour un vrai tournant dans le système de production agricole français. Son porte-parole, Laurent Pinatel accepte de nous dire quelques mots sur la politique agricole française actuelle.

Au centre de la discussion, la notion de souveraineté alimentaire, défendue de longue date par le syndicat, qui en a fait l’un de ses principaux chevaux de bataille. Si la France compte parmi les champions de l’export en céréales (au point que les français ne consomment que 10% de la production céréalière nationale), elle importe les deux tiers de son soja et reste déficitaire sur la majorité des fruits et des légumes (les légumes venant principalement de l’Allemagne et des pays de l’Est, et les fruits d’Espagne). À ce compte là, seule une politique ambitieuse de réaménagement de la production agricole peut rééquilibrer la situation.

Autre sujet, inévitable: la sortie du glyphosate. C’est surtout sous l’angle économique que l’on aborde la question. Avec un coût moyen de désherbage de 3 euros par hectare – contre 20 à 25 pour le désherbage mécanique – le glyphosate est en effet extrêmement compétitif, ce qui explique largement son succès auprès des agriculteurs. Bien sûr il existe une certaine marge de manœuvre financière notamment du côté des vignobles, gros utilisateurs de glyphosate et qui se portent parfois très bien économiquement. Un tel écart de coût ne laisse toutefois que deux choix radicaux (mais complémentaires) : l’interdiction pure et simple, et la subvention publique des alternatives techniques.

Au stand de “Pour une autre PAC” ©Clément Tissot

C’est surtout la Politique agricole commune (PAC) qui concentre le plus de griefs. La mise en œuvre de la PAC actuelle (votée en 2013 par l’UE) se heurte en effet à un certain nombre de dysfonctionnements, en particulier des retards importants dans le versement des « aides à la transition agricole » à destination des agriculteurs biologiques. Certains dossiers cumulent ainsi jusqu’à quatre ans de retards de paiement (au point qu’un collectif de paysans se soit décidé à occuper les locaux de l’Agence des services et paiements de Limoges en juin 2017). Aux yeux de Laurent Pinatel donc, ni l’UE, ni le gouvernement ne font preuve d’une volonté claire de transition agricole.

Au côté de plusieurs organisations, la confédération paysanne adhère au collectif « Pour une autre PAC » qui milite depuis 2009 pour l’ajout d’un second « A » à la PAC. Proposant un nouveau « pacte agricole et alimentaire européen », ses représentants nous détaillent la profonde réforme du dispositif actuel qu’ils souhaitent voir mettre en œuvre : abandon du premier pilier de la PAC (aides à la surface), et conditionnement des subventions au respect du consommateur, de la biodiversité et de la réduction des émissions de gaz carbonique.

La place toujours centrale de l’élevage

Dégustation de viande bio et questionnaire sur les conditions d’élevage ©Clément Tissot

On trouve peu (ou pas du tout) de portes-parole de l’antispécisme au salon de l’agriculture. La viande et les produits laitiers sont au menu de la plupart des dégustations proposées. Le sujet de la souffrance animale est toutefois régulièrement abordé – la plupart du temps pour promouvoir un élevage respectueux de l’animal. Ainsi ce stand de viande bio, qui en échange d’un questionnaire sur les conditions d’élevages (alimentation, espace, soins, abattage) propose une assiette de diverses viandes biologiques.

Les bovins, attraction populaire du salon de l’agriculture ©Clément Tissot

Véritables stars du salon, les bovins disposent du plus grand hangar du salon, où se déroulent les non moins fameux concours des plus belles vaches. Préparées, lustrées, bichonnées, elles sont l’attraction la plus populaire du lieu, qui donne parfois à l’événement les airs d’un vaste Disneyland rural.

Virtualités et paradoxes du modèle français

L’agriculture vue sous l’angle d’un jeu vidéo de gestion agricole ©Clément Tissot

Le visiteur peut également admirer les possibilités distractives et pédagogiques du premier jeu vidéo mondial de « gestion d’exploitation agricole », Pro Farm Manager. Très apprécié des enfants d’agriculteurs français – ce qui pousse les concepteurs du jeu au plus grand réalisme dans la reproduction des tracteurs et autres engins mécaniques – il incarne pourtant les contradictions dans lesquelles s’embourbent les pratiques agricoles actuelles. Obéissant à un paradigme résolument productiviste (le but premier est de faire monter son chiffre d’affaire), le joueur franchit les niveaux successifs en ajoutant de plus en plus de contraintes extérieures à son exploitation – type de cultures, qualité du sol, maladies, prédateurs, climats – sans pour autant se rapprocher d’une réalité agricole crédible. Existe-t-il niveau qui intègre les rapports du GIEC dans ses paramètres ? Y a-t-il une option sans glyphosate ? Un deal avec la grande distribution ? Un consommateur mécontent de la qualité des poivrons comme boss final à combattre ? Rien n’est moins sûr.