David Djaiz : « La guerre civile n’aura pas lieu »

©Guillaume Caignaert

David Djaiz est essayiste et haut fonctionnaire. En 2017, il publiait La guerre civile n’aura pas lieu, ouvrage qui portait sur la montée des discours de guerre civile liés à l’islamisme. À la suite des dernières attaques et de la décapitation de Samuel Paty, et en cet anniversaire des attentats du Bataclan, nous avons voulu l’interroger sur l’actualité de ce phénomène et sur les douloureux débats qui traversent la société française.


LVSL – La France sort de plusieurs semaines d’intenses débats sur l’islam, les caricatures et la laïcité. La séquence semble comparable à celle de Charlie Hebdo en 2015. À l’époque, contre les thuriféraires de l’affrontement, vous aviez publié La guerre civile n’aura pas lieu. La situation a-t-elle changé ?

David Djaiz – J’ai écrit La guerre civile n’aura pas lieu parce que j’avais le sentiment d’un manque très profond. Quelque chose m’étouffait… Il y avait une sorte de non-dit énorme. Mohamed Merah était Français. Les Frères Kouachi aussi, et la plupart des assaillants du 13 novembre 2015 étaient Belges ou Français. Il y avait quelque chose qui me sautait à la figure. Bon sang, que se passe-t-il pour que des gamins qui ont grandi dans notre société en viennent à commettre de tels actes ? Abattre à bout portant des civils désarmés, c’est d’une sauvagerie inouïe, inconcevable… Je me suis penché sur l’histoire contemporaine de la France pour essayer de voir dans quelles autres circonstances des Français avaient tué de sang-froid des compatriotes au nom d’une idéologie. C’est arrivé deux fois au XXe siècle. Entre 1943 et 1944, quand les miliciens fusillaient des résistants et durant les attentats de l’OAS en 1961-1962, qui sévissait en Algérie mais aussi en France, et s’en prenait à des civils. Deux configurations de guerre civile dans notre histoire contemporaine, à chaque fois éteintes par l’intervention décisive du général de Gaulle.

La troisième configuration me paraît être celle du djihadisme domestique. En 2012, avec Mohamed Merah, puis en 2015 ; nous avons été frappés par des attentats épouvantables. Ces attentats n’étaient plus commis par des commandos étrangers comme les Saoudiens du 11 septembre ; ils étaient souvent le produit d’une maturation dans un écosystème local, dans la société française même s’ils étaient parfois préparés de l’étranger, comme ce fut le cas du 13 novembre. Dès lors, la question ne pouvait plus être traitée uniquement comme un problème extérieur, avec ses déterminations géopolitiques ou stratégiques, mais aussi, et insécablement, comme un problème interne.

C’est pour cela que j’ai convoqué quelques configurations historiques de guerre civile qui me paraissaient sinon explicatives, du moins heuristiques. On y retrouve plusieurs traits inquiétants.

D’abord la rapidité avec laquelle une société bascule de la paix civile à la discorde civile. Au départ ce sont des actes isolés, mais peu à peu les composantes de la société sont sommées de choisir, la polarisation est extrême. C’est exactement le but recherché par les terroristes : désolidariser les français de confession ou de culture musulmane du reste du corps social français. La mécanique est implacable : ils commettent des actes atroces « au nom de l’islam ». Ils escomptent que la majorité des Français en conclura que tous les musulmans sont implicitement solidaires du djihadisme et les enverront dans leurs bras. Les musulmans qui refuseraient de s’associer à cette violence sont d’ailleurs regardés comme apostats. Il est difficile aujourd’hui d’être un citoyen français de confession ou de culture musulmane. Immanquablement on doit affronter le soupçon de certains concitoyens qui se disent que « tout de même, quelque chose ne tourne pas rond dans cette religion ». Et dans le même temps on fait face à des terroristes qui considèrent qu’il n’y a qu’une seule façon de pratiquer l’islam : dans la violence fanatique…

Autre élément dans les configurations de guerre civile : l’atrocité de la violence. La guerre à l’intérieur du corps social n’obéit à aucune règle : la guerre civile athénienne comme les guerres de religion mobilisèrent un niveau de violence inédit, dans deux contextes très différents. On a coupé des têtes et des mains en France au XVIe siècle et si la cruauté judiciaire existait encore à l’époque elle était extrêmement rare, cantonnée à des crimes bien définis comme le régicide, et en réalité déjà sur le déclin. Ainsi, des scènes de violence comme la nuit de la Saint-Barthélémy étaient inouïes et choquantes pour les contemporains presque autant que pour nous. Denis Crouzet a écrit un très beau livre là-dessus. Il n’y a qu’à voir ce qu’en disent les « consciences » de l’époque, comme Montaigne ou Agrippa d’Aubigné.

Un dernier élément extrêmement troublant, c’est le lien entre ces configurations de guerre civile et la réinvention du contrat social. En -403 av. J.-C. la totalité des citoyens athéniens sont appelés à un serment d’oubli, celui de ne pas se remémorer les atrocités passées. Bien sûr, cette amnésie forcée vaut en fait hypermnésie puisque tout le contrat social va être fondé sur ce serment d’oubli et ce refoulement. Je rappelle également que l’invention conceptuelle et opérationnelle de l’État moderne doit beaucoup au traumatisme des guerres civiles confessionnelles des XVIe et XVIIe siècles. L’opération conceptuelle de Hobbes dans le Léviathan consiste à retirer aux théologiens leur pouvoir de véridiction, à les réduire au silence. L’absolutisme revient à confier au seul souverain le monopole de la vérité religieuse, en plus de celui de la force publique.

 

LVSL – À l’instar de chaque épisode meurtrier, les dernières semaines ont débouché sur de nombreuses prises de position, à droite comme à gauche. D’un côté, on veut sortir de l’État de droit, de l’autre, on tente de rappeler la responsabilité de la France dans la production d’un djihadisme national à travers des facteurs sociaux. Quel regard portez-vous sur ces débats ?

D.D. – J’ai une grande confiance dans les capacités de résilience de la société française. Malgré la répétition de ces attentats ignobles et sordides, l’immense majorité de nos concitoyens a continué de faire la part des choses. Il y a eu très peu d’actes antimusulmans en rétorsion. En 2019, par exemple, on a recensé 154 faits à caractère antimusulman. Un chiffre préoccupant, mais qu’il faut rapprocher des 1 052 faits à caractère antichrétien et des 687 faits à caractère antisémite. Des associations militantes et des entrepreneurs politiques surfent sur une prétendue islamophobie montante de la société française et contribuent à alimenter un climat anxiogène. La réalité c’est que ces actes se maintiennent à un niveau relativement bas et que nos compatriotes de confession musulmane continuent à vivre paisiblement en France.

Ce serait cependant irénique et un peu rapide de s’en tenir à ça. Je sens monter dans la société française une usure, une lassitude. Les gens ne comprennent pas que des gens ordinaires soient victimes d’une telle violence pour une cause à laquelle ils ne comprennent rien. Le terrorisme de l’extrême gauche a fait beaucoup de victimes en Europe dans les années 1960-1970 : que l’on songe aux exactions des Brigades rouges en Italie, d’Action Directe en France, de la Bande à Baader en Allemagne, de Carlos partout en Europe… mais il s’inscrivait au moins dans une matrice qui, sans être excusable le moins du monde, était décryptable pour les gens : ces terroristes prétendaient attaquer les représentants du capitalisme ou de l’État. Là les gens se trouvent face à une boîte noire absolue : pourquoi des citoyens français, ou des immigrés, des demandeurs d’asile qui séjournent légalement sur le territoire français, s’en prennent-ils avec une telle sauvagerie à des gens ordinaires qui n’ont rien demandé et n’ont rien à voir avec tout ça ? C’est une énigme absolue pour la plupart des gens. D’où l’effet accru de sidération et de colère.

Il y a donc un sentiment de lassitude très fort qui monte et qui rend les Français de moins en moins aptes à démêler l’écheveau des causes et des contextes.

D’un autre côté, il est à craindre que l’ensemble des invectives que nous nous jetons à la face et qui tiennent hélas lieu de débat public ait un impact sur le ressenti des jeunes concitoyens de confession musulmane, surtout s’ils sont manipulés par des entrepreneurs identitaires qui font leur beurre sur le sécessionnisme. Que peut penser un jeune musulman à qui on répète toute la journée que la France est raciste, islamophobe et que les musulmans sont méprisés ?

C’est pourquoi il faut faire attention quand on lance des anathèmes sémantiques. Islamophobie : le terme suggère une peur panique de l’islam. Il y a peut-être des gens qui ont une peur panique de l’islam, comme il y a des gens qui ont une peur panique du judaïsme, qu’on appelle judéophobie, mais je crois que c’est une infime minorité de gens. C’est donc de la piraterie sémantique de dire que la République ou la société française sont islamophobes. De la même manière, islamogauchisme, son symétrique inversé, ne veut pas dire grand-chose. Ce sont des signifiants auxquels on fait « embarquer » beaucoup plus de sens qu’ils n’en ont réellement, des catégories dans lesquelles on veut englober beaucoup plus de gens qu’elles n’en accueillent réellement. Il est indéniable qu’il y a un certain nombre d’organisations d’extrême gauche qui ont eu une sympathie pour l’islamisme, car dans une certaine vulgate marxiste l’islam est vu comme la religion des opprimés, et l’islamisme a pu être perçu par certaines de ces mouvances comme un allié objectif du mouvement révolutionnaire. Il y a eu des ambiguïtés sur la révolution islamique d’Iran, mais quand Khomeini a fait emprisonner puis assassiner des centaines de militants communistes qui avaient contribué à renverser le Shah cela a vacciné beaucoup de monde. Il y a eu des ambiguïtés similaires au Proche-Orient. Israël étant vu par une partie de l’extrême gauche comme un poste avancé de l’Occident colonialiste dans la région, le Hamas, pourtant ouvertement islamiste, a bénéficié de sympathies. Si l’islamogauchisme a une quelconque signification elle est là, et n’est que là. En revanche, taxer des universitaires ou des journalistes américains d’islamogauchisme même quand ils racontent des bêtises sur la laïcité, je pense que cela n’a aucun sens… Nous devons faire très attention aux mots que nous employons, surtout si nous nous disons Républicains. Ce sujet est de la dynamite et les mots dans l’espace public sont des actes, « ils sont des pistolets chargés » comme disait Brice Parain. Le combat pour la justice est aussi un combat pour l’utilisation précise des termes.

Je pense que l’émotion collective n’y est pas pour rien dans ces débats hystérisés. Je le redis : nous sommes épuisés, sidérés mais aussi lassés par ces attentats ignobles et par des années de déni sur la gravité de la menace islamiste. On ne peut pas adopter le point de vue de Sirius sur ces sujets. Pourtant c’est en restant précis dans l’usage des mots, et aussi justes que possible dans nos jugements, que nous préserverons une chance de vivre ensemble – ces chances s’amenuisent aujourd’hui – et que nous rétablirons l’amitié civique. Il faut que les attentats cessent. Comme tous mes concitoyens, je ne veux plus que de tels actes se produisent, plus jamais. Il faut aussi que la complaisance cesse. En France, on doit obéir aux lois de la République, il n’existe pas d’« enclaves autonomes » qui jouiraient d’un privilège d’extraterritorialité. Mais il faut aussi nous donner une chance de vivre ensemble collectivement dans cette grande aventure et dans ce projet toujours à réinventer qu’est la République française. Pour cela il faut du calme et de la précision.

LVSL – La défaite de l’État islamique semblait avoir éloigné le spectre des attentats. Mais la menace parait avoir muté à travers un djihadisme local et individualisé. Comment interpréter ce phénomène ?

D.D. – Ce qui rend la chose très compliquée c’est l’intrication entre l’intérieur et l’extérieur.

Il y a une dynamique historique endogène à la religion musulmane, et de dimension mondiale, dont il importe de retracer la généalogie de manière assez précise. Elle commence à la fin du XIXe siècle avec le mouvement réformateur. Ce mouvement est ambigu. Animé essentiellement par des Arabes, de confession musulmane comme chrétienne, il vise à s’appuyer sur les ressources propres du Coran et de l’arabe langue du coran pour construire un système politique et un univers normatif autonome, alternatif à l’Empire ottoman décadent et aux appétits coloniaux occidentaux qui s’affirment. Dans la Nahda fin de siècle, la renaissance en arabe, il y a quelque chose à mon avis de profondément ambigu. D’un côté une volonté réformatrice très forte de retour à la langue arabe, au texte coranique comme à la prédication prophétique, et un bouillonnement intellectuel comme on n’en avait pas vu depuis longtemps. Cela ressemble par certains aspects aux mouvements réformateurs du XVIe siècle, fondés sur une volonté de retour au Pur Évangile, et qui n’ont pas joué un rôle négligeable dans la formation de la modernité occidentale. Mais d’un autre côté, chez certains penseurs comme Rashid Rida qui se réclament de cet héritage tout en le détournant à partir des années 1920, il y a cette revendication que le retour à l’islam des origines suppose de couper le fil de la tradition, de rompre avec tout ce qui s’est déroulé entre les premières années de l’islam, celles de Muhammad et des premiers califes, et l’âge contemporain, ce qui revient à vouloir liquider tout ce que l’on appelle l’histoire et la civilisation islamiques. Or durant cette période de l’islam impérial il s’est opéré quelque chose de fascinant : la politique et la religion se sont peu à peu détachées l’une de l’autre. D’un côté les souverains, qui disposent de la force armée. De l’autre les clercs, les oulémas, qui ont le monopole de l’exégèse religieuse. Chacun chez soi, les vaches sont bien gardées. Cette césure s’approfondit d’ailleurs quand les  empires arabes des débuts tombèrent aux mains de tribus étrangères : berbères à l’Ouest, turques ou mameloukes à l’Est.

Cette négation farouche de l’histoire et de la civilisation et de toute une « culture d’empire », commune à toutes les branches de l’islamisme, cette volonté assumée de reconstituer l’unité perdue du politique et du religieux (et dont la séparation est vue comme la source de tous les malheurs ultérieurs) est dangereuse car elle essentialise et totalise profondément la religion musulmane. Elle la charge d’une exclusivité normative, sociale, organisationnelle qu’elle n’a pas vraiment eue durant quinze siècles d’expériences sociales et politiques bigarrées qu’a constitué l’histoire islamique.

On va retrouver cette nostalgie de l’unité dans le mouvement des Frères musulmans créé en Égypte pour dénoncer aussi bien l’oppression coloniale que le sécularisme et le matérialisme de l’État-nation vanté par le mouvement panarabe. On va également le retrouver dans le salafisme ainsi que dans le djihadisme takfiri. Il y a un point commun entre frères musulmans, salafistes non-violents et djihadistes takfiri : la nostalgie d’une unité du religieux et du politique, comme à l’époque du prophète et de ses compagnons, qui a pour conséquence la congélation de toute approche historique ou diachronique. L’origine remplace le commencement et une temporalité eschatologique remplace l’historicité. Exactement la même déviation que lors des guerres de religion au XVIe siècle, je vous renvoie aux travaux de Denis Crouzet sur l’eschatologie de la Ligue catholique par exemple.

Il y a un autre point commun entre toutes ces branches de l’islamisme : la survalorisation des pratiques. On entend souvent dire que le salafisme est une orthodoxie. Je crois que c’est surtout une orthopraxie, excessivement focalisée sur des pratiques alimentaires, vestimentaires, des « comportements identitaires » qui visent à se singulariser, à s’excepter du reste des musulmans, ou dans les sociétés occidentales de la masse des non-croyants. De ce point de vue, l’islamisme est aussi un sous-produit de l’apparente unification culturelle du monde. C’est une réaction chimique à la normalisation culturelle dont semble pourvoyeuse la mondialisation. Face à cette normalisation vécue comme une agression, l’islamiste doit surenchérir de symboles, il doit montrer qu’il fait un effort surhumain pour résister à la normalisation culturelle, il devient un « surmusulman » selon la jolie expression du psychanalyste Fethi Benslama. Cette hypothèse explique le succès dans le monde arabe comme en Occident de toutes ces surenchères identitaires qui n’existaient pas vraiment avant les années 1980.

Simplement, il y a des divergences stratégiques et même doctrinales majeures entre ces trois branches de l’islamisme. Les Frères musulmans sont partisans d’une stratégie que l’on pourrait dire gramscienne : mener le combat culturel, contrôler d’abord la société par le bas, ainsi qu’un certain nombre d’institutions comme l’école, avant de s’emparer du pouvoir d’État. Le califat n’est qu’un objectif lointain. Lorsque plusieurs pays musulmans sont devenus des républiques islamiques, on crée le califat sous forme de fédération. Les Frères musulmans sont encore dans l’histoire quand les salafistes et a fortiori les djihadistes takfiri sont dans la pure eschatologie. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de porosité entre les deux. Localement, dans certains territoires, il existe bien un écosystème islamiste qui mélange toutes ces approches, au sein duquel les individus circulent de l’une à l’autre avec beaucoup plus de facilité et porosité qu’on ne le croit.

Il y a une autre différence de taille. Le djihad suppose le recours à la violence, de manière quasiment consubstantielle. Cette violence est légitimée précisément par la cause, que Ibn Khaldûn appelait da’wa : la prédication religieuse, l’appel à la conversion. La violence est de ce point de vue aussi bien un acte de communication qu’un acte de foi. Cette banalisation de la violence la plus atroce est un des plus graves problèmes que nous ayons à résoudre. L’ennemi, qu’il soit un mécréant ou un apostat, mérite d’être écrabouillé. Plus c’est atroce, mieux c’est. Cela nous rappelle les accès de violence fanatiques durant les guerres de religion en France. Il ne faut pas oublier que le mouvement takfiri est au départ une sécession des Frères musulmans, auxquels était reproché leur non-violence.

Les djihadistes d’aujourd’hui sont donc un sous-produit de la mondialisation : ils opèrent en réseau, de manière déterritorialisée, réticulaire, grâce aux technologies de l’information, et surtout sont partisans de la violence la plus extrême. D’abord la violence de guérilla comme en Afghanistan ou en Bosnie, mais très rapidement cette violence devient terrorisme pur et simple. Le défi djihadiste est donc très lié à la mondialisation de l’information, à la nouvelle « forme du monde ». Au fond, le postmoderne et le prémoderne se rejoignent. L’insurrection djihadiste a besoin d’un fonctionnement tribal prémoderne, avec des relations d’allégeance et de vassalité entre les individus, mais paradoxalement la mondialisation offre l’occasion de dépasser les frontières nationales pour reconstituer ce type de relation. Surtout, les « asabiyya » (fraternités) djihadistes se constituent plus facilement là où il n’existe pas d’État-nation ni de division du travail social. On traduit parfois « asabiyya » par cohésion sociale, ce que j’ai toujours trouvé étrange : l’asabiyya c’est l’inverse de la cohésion sociale durkheimienne. C’est au contraire une solidarité tribale fantasmée.

Il y a donc ce mouvement transnational du djihad global. Il ressemble par certains aspects à la guerre civile mondiale décrite par Carl Schmitt. Ce concept est à manier avec précaution, car la pensée de Carl Schmitt est dangereuse si elle est mal utilisée. Cependant, il y a quelque chose de troublant : les djihadistes s’en prennent dans toutes les sociétés aux mécréants et aux apostats. Il y a une sorte de solidarité à la fois tribale et transnationale qui s’installe entre tous ces groupuscules. Il était fascinant de voir, avec l’éphémère territorialisation de l’État islamique, converger des Tchétchènes, des Tunisiens, des Somaliens, des Français et même des ressortissants des Maldives en très grand nombre pour aller vivre dans le prétendu nouveau califat… Le premier acte mis en scène par ces nouveaux arrivants était d’ailleurs de brûler leur passeport. Ils étaient obsédés par l’effacement des frontières. Ils parlaient souvent dans les vidéos de propagande de « Sayspiko ». Je ne comprenais pas au début. En fait cela faisait référence aux accords Sykes-Picot qui avaient partagé la Syrie et l’Irak modernes entre les deux puissances mandataires, la France et le Royaume-Uni.

Voilà pour la dimension globale. Mais il y a aussi une dimension locale, ou nationale, propre à la France et à l’Occident en général. Je suis très attentif à ces compositions d’échelles et à ces boucles de rétroaction global-local. C’est selon moi une clé de compréhension essentielle et insuffisamment mobilisée de ce qui se joue actuellement. Les pays occidentaux sont devenus multiculturels en raison de leur héritage colonial et de leur ouverture à l’immigration : ils possèdent une importante population de confession ou de culture musulmane. Or cette population musulmane est souvent désavantagée sur le plan économique, social et même institutionnel. Le nier serait hypocrite. C’est dans le terreau de cette inégalité que prospèrent certains entrepreneurs islamistes qui recrutent dans ces quartiers : à Toulouse, à Lunel, à Molenbeek en Belgique… Il est illusoire et naïf de penser qu’il n’y a aucune interaction entre l’intérieur et l’extérieur.

Nous avons eu la démonstration éclatante de cet enchevêtrement intérieur/extérieur après l’horrible assassinat du professeur Paty, qui nous a tous bouleversés. Le président de la République a fustigé l’islamisme dans son discours d’hommage. Or il n’existe pas vraiment de mot en arabe pour traduire islamisme. L’adjectif « islamiste » est souvent traduit par « islamique », et on ne prend pas toujours le soin d’accoler l’adjectif « radical », ou « extrémiste », qui existent pourtant en arabe. La dénonciation de l’islamisme a donc été présentée comme une dénonciation de l’islam dans des médias arabophones peu scrupuleux et cette fake news a été relayée et instrumentalisée par des dirigeants politiques, en Turquie, au Pakistan, en Malaisie, qui savaient très bien ce qu’ils faisaient. L’affaire a donc pris des proportions mondiales avec ces manifestations très spectaculaires de gens qui brûlaient des drapeaux français… Des manipulations analogues ont voulu donner le sentiment que l’exécutif français endossait normativement les caricatures de Charlie Hebdo, ce qui serait contradictoire avec la liberté d’expression puisque celle-ci n’est possible que si l’État respecte une forme d’indifférence normative à la pluralité des opinions exprimées dans la société civile. Le chef de l’État s’est contenté de rappeler notre attachement collectif à la liberté d’expression, à aucun moment il n’a pris philosophiquement ou politiquement parti sur le fond ou le projet de ces caricatures, si tant est qu’il y ait eu un quelconque projet car il s’agissait surtout d’une satire. Ce sont quelques dessins qui ont valu à une rédaction entière d’être massacrée, je le rappelle à tous les donneurs de leçons. Bien sûr, vu de l’extérieur, notamment dans des pays où le blasphème est un crime, cette distinction est incompréhensible, puisqu’il est hélas des pays où l’on risque la peine de mort si l’on se moque de la religion.

 

LVSL – Faut-il revoir la politique étrangère française ?

D.D. – S’il y a un problème français, ce n’est pas du tout celui de la laïcité ou de je ne sais quelle guerre étrangère comme le prétendent certains, c’est en réalité celui de la naïveté française sur le monde et la texture de la mondialisation culturelle. Nous sommes la patrie universaliste, nous nous sommes toujours pensés comme un monde en soi, qui inspire le reste du monde éventuellement. On part spontanément de la France pour aller vers le monde : n’avons-nous pas inspiré au XIXe siècle toutes ces républiques sœurs pétries de droits de l’homme ? Or aujourd’hui nous subissons le monde extérieur beaucoup plus que nous ne l’inspirons. Il faut donc s’astreindre à partir du monde tel qu’il est pour revenir vers la France. Le djihadisme est une des facettes les plus détestables de cette mondialisation que nous ne comprenons plus en France. Pourtant, elle a des répercussions immédiates sur notre vie sociale intérieure. Il me semble que nous nous sommes rétrécis dans notre compréhension du monde. La France était connue pour ses grands arabisants, de Renan à Bruno Etienne en passant par Jacques Berque ou Maxime Rodinson. Bien sûr, ces savants étaient parfois un peu orientalisants, mais c’étaient aussi d’immenses érudits. Il me semble que nous avons perdu beaucoup sur ce terrain-là, en partie à cause du sous-investissement dans la recherche.  Depuis quelques années, il y a un regain très lié à des modes universitaires. La sociologie et la science politique ont par exemple beaucoup investi le champ de la « djihadologie ». Mais pour comprendre ce phénomène complexe, il faudrait tout autant mobiliser les ressources de l’histoire médiévale ou encore de l’anthropologie du fait religieux. Ce sont souvent ceux qui ont les choses les plus intéressantes à dire qui sont les moins écoutés et considérés.

Je voudrais aussi que la France redevienne non pas ce pays qui subit les assauts d’une mondialisation qu’elle ne comprend plus, mais cette nation universaliste en dialogue exigeant avec le reste du monde. Pour ce faire, il faut se confronter à l’altérité. L’enseignement de l’arabe ou du chinois à l’école est une excellente occasion de se familiariser avec de grandes civilisations : arabo-islamique, chinoise, pourquoi pas indienne… Des civilisations très différentes de la civilisation européenne. Le dialogue des civilisations était un thème cher à André Malraux et au général de Gaulle. Cela m’amuse beaucoup de voir que l’on présente dans certains milieux de Gaulle comme un dirigeant nationaliste, alors que jamais autant la France n’avait porté aussi haut son exigence de compréhension du monde. Le président Chirac avait conservé quelque chose de gaullien de ce point de vue-là, qu’on retrouve avec la création du Quai Branly. Après, cela s’est complètement perdu…

 

LVSL – Les débats liés au terrorisme dévient immanquablement sur les banlieues et l’immigration. Les plaies des émeutes de 2005 ne semblent pas refermées et la France n’est toujours pas apaisée avec son modèle d’intégration. Que révèlent ces déplacements du débat ? Fallait-il un plan Borloo pour les banlieues ?

D.D. – La question que vous posez est celle de notre stratégie nationale face à ce fléau. Quelle doit-elle être ? Évidemment, une réponse policière et judiciaire impitoyable contre tous ceux qui prêchent la haine ou s’apprêtent à passer à l’acte. C’est tellement le nerf de la guerre que je ne m’appesantirai pas là-dessus. Et comme on dit dans le monde des services spécialisés, « ceux qui savent, savent. » Mais il est aussi urgent de lutter inlassablement contre toute forme d’inégalité, de relégation ou de discrimination qui peuvent alimenter le discours de certains entrepreneurs islamistes. Il importe enfin de mobiliser notre héritage républicain. Contrairement à certains journalistes anglo-saxons, je crois que la laïcité n’est pas un handicap pour l’avenir mais une force, et que ce modèle va être de plus en plus attractif pour des pays qui ont du mal à gérer les tensions propres à toute société multiculturelle. La laïcité a été imaginée par des « minoritaires », essentiellement des protestants et des libres penseurs, dans une société où la majorité catholique demeurait écrasante. Quel était son objectif ? Se ménager une chance de vivre ensemble, dans l’amitié civique, malgré la pluralisation des opinions religieuses. La société se pluralisait, il y avait plusieurs « absolus » en concurrence. L’opération de la laïcité est exactement l’inverse de celle de Hobbes. Il ne s’agit pas de dire que le politique monopolise un absolu religieux et l’impose à tous, il s’agit au contraire de dire que le politique se sépare du religieux et ce faisant ménage la possibilité pour des opinions religieuses différentes de coexister sans s’affronter, à condition que nul ne cherche à faire prévaloir son absolu au détriment d’autrui, par des pressions, de l’intimidation ou par la force. De ce point de vue, la laïcité n’est pas une simple loi de tolérance religieuse. Certes elle consacre l’absolue liberté de conscience : en son for intérieur, chacun est absolument libre de croire ce qu’il veut. Cependant elle est aussi un mode de régulation sociale des différentes croyances dans une société plurielle. Elle protège les individus de la pression des groupes puisqu’elle leur offre la possibilité de croire ou de ne pas croire, de changer d’avis, de se forger leur propre chemin critique… C’est pour cette raison que les agents publics sont tenus à la neutralité : pour ne pas faire pression d’une manière ou d’une autre sur les usagers du service public, à commencer par les gamins à l’école. De ce point de vue, je ne peux qu’emboîter le pas de ces intellectuels musulmans qui se déclaraient récemment « heureux comme un musulman en France » puisqu’en France mieux qu’ailleurs les citoyens de confession musulmane sont parfaitement libres de construire leur chemin de foi comme ils le souhaitent : ils peuvent être pratiquants, être croyants mais pas pratiquants, être simplement de culture musulmane sans être croyants, être agnostiques, ou être tout à tour tout cela durant leur vie.

Il est possible et nécessaire de faire la pédagogie de la laïcité auprès des enfants. Non pas en leur faisant réciter un catéchisme républicain mais en leur expliquant qu’ils sont les premiers bénéficiaires de ce dispositif. Par exemple, en expliquant à des jeunes musulmans que pour un intégriste chrétien, nier la nature divine du Christ est un blasphème. La laïcité protège le jeune musulman : il est libre de ne pas croire à la nature divine du Christ, il est libre de l’affirmer, la République ne tolèrera aucune intimidation verbale ou physique contre lui. La réciproque est évidemment vraie. La laïcité et la liberté d’expression ne sont donc pas un pistolet braqué sur les musulmans, c’est tout le contraire ! Voilà le genre de pédagogie qu’il faudrait à mon sens développer auprès des enfants. Bien sûr, cela emporte pour conséquence que ni le blasphème ni a fortiori l’apostasie n’ont droit de cité dans notre pays. Avec l’égalité femmes-hommes, cela fait partie des principes qui peuvent entrer en conflit avec des conceptions rigoristes de la religion.

Il faut également que tous les enfants de la République se sentent y appartenir par-delà leurs trajectoires et leurs appartenances. Pour cela il y a une arme imparable : l’éducation et en particulier l’enseignement de l’histoire. Comme le dit très justement Patrick Weil, comment pourrait-on imaginer enseigner l’histoire de France sans parler de l’affaire Dreyfus et du sort qui a été fait aux Juifs par une partie de l’opinion française ? Lorsqu’un jeune élève juif entend parler de l’affaire Dreyfus, il est normal qu’il se sente concerné à double titre : en tant que français et en tant que juif. De la même manière, il faut mieux enseigner l’histoire de la colonisation française, y compris dans ce qu’elle a eu de plus terrible : lorsqu’un jeune français d’origine marocaine ou algérienne entendra cette histoire, il se sentira également concerné deux fois. Comme le dit très joliment quelque part l’écrivain Alexis Jenni, il faut agrandir l’histoire de France plutôt que la rabougrir ou la nier. Je n’aime pas ceux qui sont partisans d’un roman national étriqué et identitaire. Mais je n’aime pas non plus ceux qui, déconstruisant tout, pensent que la France n’existe pas, et qu’il n’y a qu’une histoire-monde. Non, la France existe, c’est un projet constamment renouvelé et, pour continuer à se projeter dans l’avenir, elle doit associer tous ses enfants et assumer toutes les pages de son histoire, y compris les plus douloureuses.