Avant les GAFAM : quand IBM mettait la main sur l’Europe

Europe - GAFAM -- Le Vent Se Lève
© LVSL

L’accord entre l’Union européenne et les États-Unis comprend, outre la mise en place de barrières tarifaires de 15 % par Washington – sans contrepartie –, la promesse d’achat de centaines de milliards de dollars en armes et énergie américaines. L’asymétrie des clauses a ravivé les débats relatifs à la vulnérabilité du Vieux continent vis-à-vis de la puissance américaine, et de sa dépendance en matière d’infrastructures et de biens stratégiques. Dans Géopolitique du numérique. L’impérialisme à pas de géants (L’Atelier, 2023), Ophélie Coelho, chercheuse à l’IRIS, revient sur sa genèse. Avant l’ère des Big Tech (Amazon, Meta, Google, Apple, Microsoft, Palantir…), c’est un géant américain à l’origine d’un proto-ordinateur qui faisait main basse sur l’Europe : IBM. Les lignes suivantes sont extraites de l’ouvrage d’Ophélie Coelho.

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les bases idéologiques et les ambitions techniques du monde dans lequel nous vivons aujourd’hui sont déjà posées. Le Plan Marshall fait de l’Europe un terrain d’expérimentation de l’entreprise transnationale. IBM est à ce titre très représentative, avec une stratégie d’expansion qui fait d’elle, en quelques années, un empire monopolistique possédant des comptoirs dans tout l’hémisphère Nord.

Déjà présente en Europe avant le conflit, avec de premiers bureaux à Paris dès 19141, IBM n’a pas cessé son activité commerciale sur le continent pendant la guerre. L’un de ses clients les plus rentables durant cette période est d’ailleurs le gouvernement allemand, qui loue alors à la filiale Dehomag d’IBM des machines de tabulation à cartes perforées. Celles-ci sont en quelque sorte les ancêtres de l’ordinateur, et furent largement utilisées par le régime nazi pour recenser et classifier la population juive envoyée dans les camps. Cette utilisation est à l’origine des critiques portant sur le rôle joué par IBM pendant la guerre, qui pose, au-delà du cadre temporel, la question plus large de la responsabilité éthique de l’entreprise2. Mais ce contexte permet en tout cas à IBM de sortir de la guerre dans une position favorable à son expansion en Europe, alors que l’écosystème industriel local accuse le choc.

Watson Sr. joue également un rôle clé dans l’orientation des politiques de reconstruction économique d’après-guerre. Dès 1939, il préside le Comité de la CCI sur la reconstruction économique. Financé par l’État et les grandes entreprises, dont IBM, ce comité commande des études auprès d’économistes afin d’élaborer des plans de reconstruction d’après-guerre en Europe et des recommandations de politiques ayant pour objectif de relancer le commerce international3.

À cette époque, la compatibilité et l’interopérabilité des équipements et fournitures n’est pas une priorité. Et IBM accentue progressivement les mécanismes d’enfermement propriétaire

Et bien sûr, en tant que promoteur de l’ouverture du marché à l’international, Watson Sr. défend vivement le Plan Marshall. Ce n’est pas le cas de la plupart des entreprises américaines, qui sont encore dépendantes du marché intérieur et ne voient pas l’intérêt pour les États-Unis de financer une politique de reconstruction en Europe alors qu’eux subissent encore les conséquences de la Grande Dépression. IBM, au contraire, tire une grande partie de ses bénéfices de contrats gouvernementaux et compte bien profiter des financements de la politique de Truman en Europe. La stratégie de développement industriel d’IBM en Europe comporte d’ailleurs une dimension organisationnelle déterminante que l’entreprise reproduit par la suite dans son implantation à l’international. IBM dispose en effet d’un organe centralisateur en Europe, la World Trade Corporation (WTC), créé en 1949, qui dirige plusieurs filiales présentes dans les huit nations alors les plus importantes d’Europe occidentale. La WTC consolide de cette façon le tissu industriel d’IBM, qui bénéficie à ce moment-là de plusieurs usines en Europe. Ainsi, comme l’ECA pour le Plan Marshall, IBM organise une présence locale chez tous ses partenaires européens, en étendant sur le territoire son réseau de filiales.

La politique et le commerce se mêlent dans le développement international d’IBM, et « World Peace through World Trade » devient également le slogan de l’entreprise, gravé sur une plaque à l’entrée du siège new-yorkais. L’entité morale IBM fait office d’acteur diplomatique à part entière, avec des outils de communication tels que son magazine IBM World Trade News, publié en plusieurs langues et distribué dans toutes ses filiales européennes, et dont les colonnes font la promotion du plan d’échange et des opérations européennes de l’entreprise comme une étape vers l’harmonie mondiale4. Finalement, comme l’exprime l’historienne Corinna Schlombs, la quête d’une paix mondiale s’est peu à peu révélée être au service du commerce mondial5.

En cumulant les atouts d’une présence sur le terrain, d’une influence internationale et d’une position monopolistique, IBM est particulièrement représentative des mutations que connaissent les entreprises au xxe siècle. En tant qu’entreprise produisant des outils informatiques devenus essentiels à la transformation industrielle, son développement à l’international s’accompagne de stratégies de mise en dépendance de l’appareil socio-économique par la technologie. L’informatique passe ainsi du statut d’outil occasionnel, voire accessoire, à celui de ressource incontournable au développement économique.

Ainsi, ce qui fait le succès d’IBM n’est pas seulement sa stratégie commerciale et l’organisation de l’entreprise en superstructure. Il repose sur une stratégie d’expansion technologique efficace, soit d’un ensemble de techniques de développement ayant pour objet la technologie elle-même.

Dans les années 1950, l’ordinateur tel que nous le connaissons n’existe pas encore mais la décennie marque un moment important dans son évolution. Jusque-là, les calculateurs sont électromécaniques et fonctionnent par câblages et cartes perforées. C’est l’époque des premiers macro-ordinateurs6, des Colossus, de l’ENIAC (Electronic Numerical Integrator and Computer) et de l’EDVAC (Electronic Discrete Variable Automatic Computer) conçu par l’Université de Pennsylvanie pour le laboratoire de recherche en balistique de l’armée américaine. Ce dernier est l’un des premiers modèles en mesure de lancer un programme incorporé à la machine, et le premier ordinateur opérant en mode binaire.

L’EDVAC sert de modèle aux premiers ordinateurs binaires, tels que ceux qu’IBM inaugure dès 1952 avec la série 7017. IBM devient rapidement le premier fabricant de macro-ordinateurs, bien loin devant sept concurrents dénommés par la presse les « sept nains8 ».

Pour percer dans ce domaine novateur de l’informatique, qui nécessite de la part des clients des investissements considérables, l’entreprise met en place une stratégie basée sur un produit d’entrée qui fait alors sa renommée dans le monde de la bureautique : la machine à écrire électrique, qui garantit à IBM de futures collaborations pour ses produits moins connus tels que les premiers ordinateurs et les machines à cartes perforées plus traditionnelles. Cette stratégie du produit d’entrée prend alors en compte sa réception culturelle locale à une époque où la machine à écrire est en plein boom au sein des entreprises9. Il faut dire qu’elle bénéficie d’une bonne publicité auprès d’un grand public influencé par les photos des dactylographes sexy apparaissant dans les magazines populaires10… L’Européen envie sûrement à l’Américain ces belles secrétaires à talons hauts qui font danser leurs doigts sur d’élégantes machines à écrire automatiques occupant les pages publicitaires de la nouvelle presse de divertissement.

À cette époque, la compatibilité et l’interopérabilité des équipements et fournitures n’est pas une priorité. Et IBM accentue progressivement les mécanismes d’enfermement propriétaire11 à ses produits (vendor lock-in). L’un des plus grands succès de l’entreprise est par exemple le Système 360 créé en 1964. En effet, jusqu’alors, les machines IBM répondent à des besoins spécifiques à chaque client, et cette stratégie ne fidélise qu’un certain temps car elle demande une reconfiguration complète des machines dès lors que les besoins évoluent. Avec le Système 360 (System/360), IBM propose à ses clients une gamme complète d’ordinateurs de tailles variées, et dont les environnements logiciels sont compatibles entre eux. Cela permet à un client d’adapter son système dès que ses besoins évoluent. Ainsi, la compatibilité et le principe évolutif des machines IBM au sein du Système 360 séduit des entreprises qui préfèrent commencer avec un équipement modeste mais modifiable au fil des besoins12.

Pour IBM, la logique de standardisation permet également de concentrer les efforts de conception sur une gamme en particulier plutôt que sur une multitude de configurations à maintenir sur le long terme. En l’espace de deux ans, le Système 360 domine le marché et son architecture devient une norme industrielle. Et cette rationalisation ne concerne pas que la conception du produit, mais l’ensemble de la chaîne de production. IBM produit par exemple ses propres disques durs, une technologie conçue par l’entreprise en 1956. C’est également le cas des semi-conducteurs13, à une époque où le principe du circuit intégré vient d’être découvert et ne bénéficie pas encore d’une industrie de masse permettant de faire baisser les coûts de production. En fabriquant en interne des supports de silicium adaptés à ses besoins spécifiques, l’entreprise s’assure à la fois un approvisionnement continu et sauvegarde des secrets de fabrication. IBM s’assure ainsi d’une certaine autonomie industrielle en développant une stratégie d’intégration verticale14. Dans l’ensemble, la production en interne de composants essentiels et le modèle standardisé du System 360 permettent finalement à IBM de réaliser des économies d’échelle.

Enfin, IBM choisit de facturer les logiciels indépendamment de la machine, ce qui n’était pas l’usage à cette époque où le logiciel était considéré comme un des composants par défaut de la machine, comme peut l’être une puce électronique. Le logiciel a donc d’abord été considéré comme une couche superficielle du produit informatique, et les fabricants des premiers ordinateurs incluaient le système d’information puis les logiciels d’interface à leurs produits, sans surcoût ni licence. Il n’était donc pas d’usage d’acheter un logiciel : celui-ci était conçu pour les besoins du client et livré avec la machine. En séparant la machine du code informatique qui garantit son fonctionnement, IBM crée un produit à part et participe déjà à l’avènement d’une nouvelle industrie : celle du logiciel.

Note :

1 Sous le nom d’International Time Recording (ITR).

2 Donald W. McCormick et James C. Spee, « IBM and Germany 1922-1941 », Organization Management Journal, vol. 5, 2008.

3 David L. Stebenne, « Thomas J. Watson and the Business-Government Relationship, 1933-1956 », art. cité, p. 62.

4 Petri Paju et Thomas Haigh, « IBM Rebuilds Europe : The Curious Case of the Transnational Typewriter », Enterprise & Society, vol. 17, juin 2016, p. 26.

5 Corinna Schlombs, « Thus, the meaning of the slogan “World Peace through World Trade” subtly shifted to “World Peace for World Trade” » in World Peace through World Trade : IBM’s Corporate Diplomacy before and after World War II, Business History Conference Meeting, 2014.

6 Aussi appelés communément mainframe, il s’agit d’ordinateurs puissants, des serveurs de données, en capacité de traiter des quantités massives de données. La puissance de traitement a fortement évolué en un siècle, et un mainframe est aujourd’hui en mesure de traiter des milliers de milliards de données par jour.

7 Karl Kempf, Electronic Computers within the ordnance corps. Historical Monograph from 1961, « Chapter VII – The computer tree », Aberdeen Proving Ground, MD, novembre 1961 ; C. J. Bashe, W. Buchholz, G. V. Hawkins, J. J. lngram, N. Rochester, « The Architecture of IBM’s Early Computers », IBM J. Res. Develop., vol. 25, septembre 1981.

8 Burroughs, UNIVAC, National Cash Register, Control Data, Honeywell, General Electric, Radio Corporation of America in « Getting Along With I. B. M. », The New York Times, 7 janvier 1973.

9 Petri Paju et Thomas Haigh, « IBM Rebuilds Europe : The Curious Case of the Transnational Typewriter », art. cité, p. 27

10 Ces publicités paraissent notamment dans le magazine Paris Match, avec en protagoniste une secrétaire à talons aiguilles, comme celle-ci parue en 1957 avec le message « Orgueil ! Elle est si belle… Elle fait si bien les choses… et en si peu de temps… Comme c’est naturel d’être fière de l’IBM électrique… » ou encore « Luxure ? Son travail n’est plus qu’une caresse… Elle effleure les touches de son IBM électrique… et présente un courrier parfait ».

11 Pratiques ou stratégies mises en place par une entreprise pour restreindre l’accès ou le contrôle d’un produit ou d’un service envers les utilisateurs finaux, aujourd’hui souvent utilisées dans le domaine des logiciels, des appareils électroniques ou des plateformes en ligne. Un exemple courant est l’utilisation de formats de fichiers ou de protocoles propriétaires qui nécessitent des logiciels spécifiques pour être lus ou utilisés. L’entreprise qui détient le produit ou le service a ainsi un contrôle total sur celui-ci, limitant les libertés de l’utilisateur en termes d’accès, de personnalisation, de modification ou de partage.

12 C’est ce qu’on appellerait aujourd’hui dans le monde professionnel des entreprises du numérique, avec un accent franglais douteux, un produit scalable (« évolutif »).

13 Les semi-conducteurs sont des matériaux dont la conductivité électrique se situe entre celle des conducteurs et celle des isolants. Le fait qu’ils ne soient ni de bons conducteurs ni de bons isolants leur permet de contrôler le flux d’électricité et de manipuler le courant électrique dans les appareils électroniques, ce qui rend possible la technologie électronique moderne. Ils sont donc essentiels dans la fabrication de composants électroniques tels que les transistors et les circuits intégrés, se trouvant au cœur de la plupart des technologies modernes. Les deux semi-conducteurs les plus couramment utilisés sont le silicium (Si) et le germanium (Ge).

14 Franco Malerba, Richard Nelson, Luigi Orsenigo et Sidney G. Winter, « Vertical integration and dis-integration of computer firms : a history friendly model of the co-evolution of the computer and semiconductor industries », KITeS Working Papers, n° 191, Centre for Knowledge, Internationalization and Technology Studies, Milan, Università Bocconi, décembre 2006.