On ne compte plus les affaires délicates traitées par le juge espagnol Baltasar Garzón, des enquêtes sur les victimes de la dictature militaire argentine au mandat d’arrêt émis contre Augusto Pinochet, en passant par la coordination de la défense de Julian Assange. Plus récemment, ce défenseur du pouvoir judiciaire s’est montré critique de son instrumentalisation à des fins politiques, et s’est investi dans la dénonciation du lawfare – contraction de legal warfare (« guerre légale »), un terme employé pour critiquer la collusion entre le pouvoir judiciaire et certains secteurs élitaires. Il a intégré le CLAJUD, organe du Grupo de Puebla (plateforme de la gauche latino-américaine) dédié à la lutte contre « l’utilisation de la justice comme arme de guerre politique ». C’est dans ce cadre que nous l’avons rencontré.
LVSL – Vous êtes investi dans la défense de Julian Assange. Quelle analyse faites-vous de sa situation actuelle – d’un point de vue juridique, a-t-il encore une chance de ne pas être extradé vers les États-Unis ?
Baltasar Garzón – Le cas Julian Assange est très clair d’un point de vue juridique. Il s’agit d’une persécution politique, motivée par le fait qu’il est journaliste, qu’il accomplit les devoirs que tout journaliste devrait s’imposer à lui-même – fournir des informations véridiques et les diffuser. En l’occurrence, il a permis de dévoiler des actes très graves et délictueux commis par les États-Unis. Ces délits sont le fait des agences de renseignement et de l’armée américaine dans des zones de conflit, en Irak et en Afghanistan, ainsi que de certaines sociétés multinationales, coupables de pratiques de corruption. C’est la raison pour laquelle on le persécute.
Les États-Unis appliquent à Julian Assange leur « loi sur l’espionnage » (Espionnage Act), lui qui n’est ni un espion, ni un citoyen des États-Unis, ni même quelqu’un qui aurait déjà foulé le sol des États-Unis ! Cette application extraterritoriale viole chacun des droits fondamentaux à un procès équitable. C’est la situation dans laquelle nous nous trouvons, et face à laquelle les autorités judiciaires britanniques ont inexplicablement donné leur aval à l’extradition ! Nous sommes encore dans une phase où il faut se prononcer sur le fond de l’affaire, qui curieusement n’a pas été abordé. L’atteinte à la liberté d’expression, la persécution politique, la disproportion d’une peine pouvant aller jusqu’à 175 ans de prison, entre autres éléments essentiels, restent à évaluer.
Si ce n’est pas le cas, nous devrons alors recourir aux instances internationales qui pourraient mettre en évidence que c’est le droit à l’information la liberté d’expression qui sont en jeu. Cela devrait motiver chacun d’entre nous et les journalistes du monde entier, car c’est le fondement même de la démocratie qui est en jeu. Ne pas le voir ainsi est très grave.
LVSL – La défense de Julian Assange vous a attiré des critiques. Lorsque vous étiez en mission auprès de l’OEA (l’Organisation des États américains est une organisation régionale regroupant l’ensemble des États du continent américain ; Baltasar Garzón y a officié comme conseiller pour les droits de l’homme auprès de l’antenne colombienne en 2012, ndlr), certains de ses représentants vous ont reproché votre manque de manquer à votre devoir de neutralité. Quel regard portez-vous aujourd’hui sur cette organisation régionale, accusée par la gauche latino-américaine d’être soumise à l’agenda géopolitique des États-Unis ?
BG – De toute évidence, l’une des causes fondamentales du dysfonctionnement de l’OEA réside dans le contrôle financier et politique exercé par les États-Unis sur cette institution. Depuis sa création en 1948, il s’est trouvé plusieurs secrétaires généraux pour exprimer une opposition à ce contrôle : entre 50 et 60 % du budget est fourni par les États-Unis ! Curieusement, ceux-ci n’ont pas signé la Charte de San José, au fondement du Système interaméricain des droits de l’homme [l’OEA est responsable de son application NDLR]. Ils ne respectent ni n’acceptent les décisions de cet organisme.
« Le lawfare vise à protéger certaines élites économiques hégémoniques contre les gouvernements populaires qui défendent un modèle légitime. »
Par conséquent, au lieu de contribuer à une intégration équitable des différents pays d’Amérique latine, cela génère précisément le contraire. On peut voir une manifestation tangible de cette pente dans l’action de l’actuel secrétaire général, Luis Almagro, qui se caractérise par le non-respect des règles de l’institution elle-même, qui exigent impartialité, indépendance et non-subordination aux directives de l’un des pays en particulier. Ceux qui suivent de près les actions de Luis Almagro se rendront compte que c’est tout le contraire qui a cours (Luis Almagro a notamment été critiqué pour avoir avalisé la thèse d’une fraude électorale en Bolivie en novembre 2019, justifiant ainsi le coup d’État qui a renversé Evo Morales, ou sa défense d’une opération de regime change contre le gouvernement vénézuélien de Nicolas Maduro, ndlr).
Cela contribue à ce que les pays latino-américains ne se sentent pas représentés au sein d’une organisation qui, initialement, avait des objectifs louables, mais qui empêche à présent l’émergence d’une structure latino-américaine de défense des droits de l’homme, d’intégration et de dialogue entre ces différents pays. Je pense que l’OEA est en crise et qu’elle doit se renouveler complètement, ou disparaître – plus tôt que tard.
LVSL – Pensez-vous que c’est le caractère panaméricain de l’OEA qui est en cause, et qu’un cadre proprement latino-américain devrait être privilégié ?
BG – Je crois aux espaces juridiques communs en Europe. L’Union européenne se développe dans l’égalité de ses membres, malgré toutes ses difficultés, qui sont nombreuses. L’espace juridique unique a été un succès, une avancée qui facilite la coopération entre les systèmes judiciaires des différents États-membres.
De toute évidence, il existe des mécanismes en Amérique latine qui vont dans ce sens, et je pense qu’il est temps de les activer pour parvenir à cet espace juridique unique qui valorise, dans l’égalité entre les différents États, l’histoire de l’Amérique latine – une histoire marquée par l’horizon d’une grande patrie (patria grande est le terme employé par la gauche latino-américaine en référence à Simon Bolivar, qui souhaitait unir les différents pays latino-américains contre l’envahisseur espagnol ; aujourd’hui, il est davantage mobilisé contre les États-Unis, ndlr), qu’il est nécessaire de retrouver dans les plans de coopération et de coordination qui sont ébauchés ici et là.
LVSL – Durant votre carrière, vous avez utilisé le droit comme un outil pour défendre les droits de l’homme. Vous avez récemment rejoint le CLAJUD, organisme dédié à la lutte contre le lawfare, soit l’instrumentalisation politique du droit. Comment analysez-vous cette extension de la sphère judiciaire dans le politique que constitue le lawfare ?
LVSL – C’est la dégénérescence du droit en tant qu’outil de pacification et de protection des droits. Le lawfare, c’est précisément l’utilisation sournoise du droit comme arme de pression politique pour limiter l’action de l’opposant, que l’on ne peut vaincre par le débat et la confrontation dialectique, et contre lequel il faut faire appel au pouvoir judiciaire. Certains, au sein de ce pouvoir, acceptent de jouer un rôle pour interférer dans des processus démocratiques, qui est étranger au fonctionnement ordinaire du pouvoir judiciaire.
Je ne dis pas que l’impunité doit prévaloir. Bien évidemment, tout dirigeant politique, juge, journaliste ou toute personne qui commet un acte criminel doit faire l’objet d’une enquête, avec toutes les armes du droit. Et s’il est coupable, il doit en assumer les conséquences. Mais ce n’est pas de cela dont nous parlons. Nous parlons précisément du contraire : l’instrumentalisation du droit à des fins différentes de celles que le droit devrait régir – à savoir la pacification et la défense des droits des citoyens. Le lawfare vise à protéger certaines élites économiques hégémoniques contre les gouvernements populaires qui défendent un modèle légitime. Celui-ci ne devrait pas être attaqué du point de vue judiciaire, et il l’est parfois – au point que le pouvoir judiciaire peut se muer en un parti judiciaire aux mains de certains juges ou procureurs qui l’utilisent avec une visée politique.