Bilan du 78ème Festival de Cannes : le miroir du chaos du monde

Festival de Cannes 2025
Le 78ème Festival de Cannes s’est achevé ce 24 mai © Festival de Cannes

Le 78ème Festival de Cannes s’est achevé ce samedi 24 mai par le sacre d’Un simple accident de Jafar Panahi. À tous points de vue, les films sélectionnés étaient le reflet d’innombrables inquiétudes contemporaines et d’un monde en proie au chaos. Le Vent Se Lève y était présent. Reportage et analyse.

Le Festival de Cannes a parfois eu l’image d’une grand-messe cinéphilique coupée du monde, des tensions qui l’agitent et du temps qui continue de s’écouler hors du Grand Théâtre Lumière. En 2019, on se demandait si le mouvement des Gilets jaunes allait s’étendre jusque sur la croisette et, quatre ans plus tard, l’on craignait des coupures de courant de la part de la CGT Énergie, pour protester contre la réforme des retraites. Cette représentation un brin caricaturale pouvait alors rapprocher le plus grand festival de cinéma au monde de l’une de ces fêtes techno de Sirat d’Oliver Laxe, refuges à l’abri des conflits armés et des tracas des Hommes dans l’aride désert marocain. Mais à bien des égards, la 78ème édition du Festival semblait plutôt engagée dans un rapport dialectique avec l’extérieur. Comme dans Miroirs n°3 de Christian Petzold, dans lequel des deuils plus ou moins avancés s’irradient et se réfractent les uns les autres, les films cannois traduisaient les inquiétudes des cinéastes contemporains et se faisaient l’écho des turbulences générées par un climat géopolitique, social et sanitaire plus que jamais incertain et d’un monde toujours prêt à basculer dans le chaos. Avec, pour certains des films sélectionnés, la volonté explicite d’en modifier le cours.  

Faire face aux violences des États

Il faut croire que les tensions géopolitiques actuelles ont d’abord conduit les cinéastes à interroger l’histoire de leur propre pays et à en extirper toutes les violences et injustices sur lesquelles celle-ci s’est construite. L’Agent secret, le film très réussi de Kleber Mendonça Filho qui a reçu le Prix de la mise en scène et le Prix d’interprétation masculine, explore avec humour et en ayant de nouveau recours à des percées fantastiques la corruption systémique dans la dictature militaire du Brésil des années 1970. La violence de la Cinquième République n’est pas sans rappeler celle mise en scène dans Deux Procureurs de Serguei Loznitsa, quête kafkaïenne d’un procureur épris de justice dans le dédale des prisons et palais et les méandres de la bureaucratie stalinienne, à l’ère des Grandes Purges, ou bien les conflits qui entourent le souvenir du Samedi noir de Bangkok dans Un Fantôme Utile de Ratchapoom Boonbunchachoke. Plus ancien encore, Lav Diaz expose les massacres coloniaux au 16ème siècle et propose avec Magellan un grand film sur la foi, le pouvoir et le passé colonial des Philippines. 

L'Agent secret
L’Agent secret de Kleber Mendonça Filho a reçu le Prix de la mise en scène et le Prix d’interprétation masculine © CinemaScopio

Le documentaire de Raoul Peck, Orwell: 2+2=5, rappelle bien que, si les cinéastes triturent les cicatrices nationales, il s’agit surtout de parler des plaies encore béantes du présent. Plusieurs d’entre eux n’ont d’ailleurs pas hésité à se confronter directement aux pouvoirs en place, en particulier au régime des mollahs. La Palme d’or, Un simple accident de Jafar Panahi, aborde de front la place des bourreaux du régime iranien et le sort réservé aux prisonniers, dont le souvenir de la détention ne pourra jamais s’effacer. Moins explicite, Woman and Child de Saeed Roustaee montre une famille qui se déchire à la suite d’un drame et sous l’impulsion d’une mère bien décidée à établir les responsabilités de chacun, ce qui lui permet de mettre à nu la violence des hommes iraniens, y compris au-delà du cercle familial. Tarik Saleh lui aussi réalise un film à charge, cette fois contre le pouvoir égyptien d’al-Sissi. Dans Les aigles de la République, Fares Fares incarne un acteur au sommet de sa gloire et sommé d’incarner le Président dans un biopic élogieux. Enfin, ni les États-Unis ni la France d’Emmanuel Macron n’ont été épargnés. Côté États-Unis, The Six Billion Dollar Man d’Eugene Jarecki revient sur le parcours de Julian Assange, pourchassé par Washington pour avoir révélé avec WikiLeaks les crimes de guerre commis par l’armée états-unienne en Irak et en Afghanistan et Eddington d’Ari Aster épingle l’Amérique trumpiste, en proie aux post-vérités et à la multiplication des tensions raciales. Du côté de la France, c’est Dominik Moll qui, avec Dossier 137, met le doigt sur la violente répression des Gilets jaunes et le corporatisme policier, tout en maintenant la possibilité d’une police républicaine exemplaire en qui la population aurait confiance.  

Symptôme de ce phénomène, il semble n’y avoir jamais eu autant d’exilés sur la croisette. Des cinéastes bien sûr, comme Jafar Panahi, Sepideh Farsi ou Nadav Lapid, mais aussi des figures publiques comme Julian Assange.

Le spectre de Gaza

La guerre à Gaza s’est invitée avec fracas au Festival de Cannes, et ce, de deux manières. Tout d’abord, par des interventions directes. Il en est ainsi de Julian Assange qui, à l’occasion de la présentation de The Six Billion Dollar Man arborait un T-Shirt avec le nom de 4986 enfants tués par l’armée israélienne et, au dos, l’exclamation « Stop Israel ». Quelques jours auparavant, lors de la cérémonie d’ouverture, c’est Juliette Binoche qui rendait un hommage à Fatma Hassona, photo-journaliste palestinienne et héroïne de Put your soul on your hand and walk de Sepideh Farsi, morte sous les bombes le lendemain de l’annonce de la sélection du film à Cannes.

Mais la guerre à Gaza a surtout été au cœur de plusieurs films cannois. Ce n’est pas la comédie Once Upon a Time in Gaza d’Arab et Tarzan Nasser, Prix de la mise en scène de la section Un certain regard, qui évoque le plus directement les bombardements en cours, mais plutôt Put your soul on your hand and walk de Sepideh Farsi. La réalisatrice iranienne exilée en France engage un dialogue virtuel avec la photographe Fatma Hassona, présente sur place, afin de contourner le black-out médiatique imposé par Tsahal. Cette dernière parle ainsi de ses espoirs, de son pays et de son quotidien, marqué par les bombes, les bâtiments qui s’effondrent, les proches qui disparaissent et la faim qui ne se dissipe jamais.

Oui de Nadav Lapid
Oui de Nadav Lapid est un des grands films de cette édition © Les Films du Losange

Si le film de Sepideh Farsi documente la vie des Gazaouis, celui de Nadav Lapid, lui, prend à bras le corps les questions politiques. Le cinéaste israélien réalise avec Oui un film irrévérencieux, excessif, libre et aussi riche d’un point de vue formel que courageux dans son propos. Il cerne avec une précision redoutable le Zeitgeist de la société israélienne post-7 octobre et passe au crible les attentats du Hamas et les horreurs commises ensuite à Gaza, la propagande de l’armée israélienne et la lâcheté de nombreux artistes, se demandant comment une société traumatisée peut accepter de reproduire en la décuplant la violence qu’elle a subie. Une grinçante satire politique de la part d’artistes qui s’opposent au Gouvernement de Netanyahou et qui invitent leurs pairs à préférer le courage à la peur, l’aveuglement et la lâcheté. 

La réponse cinématographique à l’épidémie de Covid-19

Dans un entretien accordé en mars dernier aux Cahiers du cinéma, l’historien Patrick Boucheron soulignait l’absence de films inspirés par la pandémie de 2019-2020. Il déclarait : « Cinq ans après la peste noire, Boccace avait déjà écrit son Décaméron, et si un extraterrestre venait sur Terre, il s’attendrait à voir plein d’œuvres d’art sur le covid, mais il n’y a que dalle. Il a occupé notre discours, au sens de guerre d’occupation, comme Camus qui disait que l’épidémie est une occupation du langage et des corps, mais on n’en dit rien. » En un sens, ce 78ème Festival de Cannes apporte des réponses à son interrogation.

Il faut d’abord rappeler qu’entre le développement, la recherche de financements, le tournage et le montage et à moins de s’appeler Hong Sang-soo ou Quentin Dupieux, faire un film prend beaucoup de temps. Il n’est donc guère étonnant que l’épidémie de 2020 n’ait pas engendré de films dans les années qui l’ont immédiatement suivie. Ainsi, le Festival de Cannes 2025 a sans doute projeté la première œuvre directement inspirée par le Covid-19. Dans Eddington, l’action se déroule en 2020 dans une ville du Nouveau-Mexique. Le maire, incarné par Pedro Pascal, impose le port du masque, auquel s’oppose Joaquin Phœnix en shérif complotiste. Ari Aster utilise alors l’épidémie comme point de départ d’une critique acerbe de l’individualisme et convoque pêle-mêle trumpisme, post-vérités, réseaux sociaux anxiogènes, culpabilisation des jeunes sensibles aux injustices sociales, émeutes raciales et armes à feu pour plonger le spectateur toujours plus loin dans les cercles concentriques de l’enfer états-unien contemporain.

Eddington
Eddington d’Ari Aster est une critique acerbe de l’individualisme contemporain © A24

Il est difficile de dire si Eddington est le premier d’une longue liste ou s’il sera le seul à prendre à bras le corps cet événement sanitaire et social si singulier. En revanche, l’épidémie de Covid-19 semble avoir eu des répercussions artistiques indirectes. Les angoisses et traumatismes générés par la crise sanitaire se sont manifestés dans les films projetés à la suite d’un décalage historique et sensoriel, renvoyant alors les cinéastes à l’épidémie de sida des années 1980-1990. Ainsi, de nombreux films du 78ème Festival montrent, directement ou indirectement, les conséquences de la propagation du VIH. Dans Alpha, Julia Ducournau met en scène l’extrême paranoïa qui entoure un mystérieux virus se transmettant par les rapports sexuels et les seringues non stérilisées. Celui-ci transforme progressivement ceux qu’il contamine, les homosexuels et les toxicomanes principalement, en statues de marbre qui succombent ensuite à la moindre maladie. Avec Le Mystérieux regard du flamant rose, récompensé du prix Un certain regard, Diego Céspedes s’intéresse lui aussi au regard porté sur les malades et à l’ostracisme dont ils font l’objet au moyen d’une rumeur fantastique visant des homosexuels et drag-queens dans un petit village minier du désert chilien de l’année 1982. Dans Romería de Carla Simón enfin, une jeune femme adoptée part en quête de ses parents biologiques et d’un document pouvant lui permettre d’obtenir une bourse pour ses études de cinéma ; affrontant les tabous de sa famille d’origine, elle découvre qu’ils sont tous deux morts du sida.

Il est possible d’imaginer que c’est la crise sanitaire de 2019-2020 qui, en renouant avec l’effroi suscité par une maladie dévastatrice encore peu connue et la culpabilisation des malades, a réveillé les souvenirs douloureux de cinéastes profondément marqués par les « années sida » qu’ils ont traversées directement (Julia Ducournau et Carla Simon ont respectivement 41 et 38 ans et Romería, tout comme Été 93, est en grande partie autobiographique) ou indirectement comme Diego Céspedes, né en 1995. L’enfance de ce dernier a été marquée par les récits terrifiés de sa mère, qui a vu les employés de son salon de coiffure mourir les uns après les autres, et son parcours en tant qu’homosexuel l’a ensuite conduit à rencontrer nombre de séropositifs chiliens et à découvrir leur histoire, alors même que les stigmates dus au VIH sont toujours vivaces.

Le Mystérieux regard du flamant rose
Le Mystérieux regard du flamant rose de Diego Céspedes a été récompensé du Prix Un certain regard © Les Valseurs

L’importance du sida dans la sélection cannoise peut aussi s’expliquer par un facteur générationnel. Si les premières années de ces cinéastes ont été marquées par l’épidémie des années 1980-1990 c’est, par définition, parce qu’ils sont jeunes. De Francis Ford Coppola à Paul Schrader en passant par George Lucas, l’édition 2024 du Festival de Cannes avait des airs de dernier tour de piste des principales figures du Nouvel Hollywood. Cette année au contraire, la croisette s’est considérablement rajeunie : la moyenne d’âge des cinéastes était plus basse et près de vingt-huit films concourraient pour la caméra d’or, qui récompense un premier long métrage, contre vingt-deux l’année précédente. La récurrence du thème sanitaire est donc probablement dû au cumul de ces deux éléments : l’expérience récente du Covid-19 et le rajeunissement de la sélection du Festival.

Des caméras tournées vers le passé

Ce n’est pas uniquement par leurs thèmes que les films sélectionnés paraissaient tournés vers le vingtième siècle. La sélection de 2024 avait été qualifiée de maniériste par divers commentateurs. Megalopolis de Francis Ford Coppola, The Substance de Coralie Fargeat, Emilia Pérez de Jacques Audiard, L’Amour ouf de Gilles Lellouche… Qu’ils soient réussis ou non, nombre d’entre eux se voulaient spectaculaires, multipliaient les audaces ou coups de force formels, soulignaient avec épaisseur les émotions qu’ils souhaitaient transmettre. Ils étaient tournés vers l’avenir, quitte à affirmer parfois un peu trop haut et un peu trop fort leur modernité auto-diagnostiquée. Or dans l’histoire de l’art, ces périodes explosives ont presque toujours été suivies de reflux, de contre-courants ou du moins d’une forme de synthèse entre la torpeur du classicisme et les excès de la modernité. Il serait faux d’affirmer que le cru de cette année était exempt de tout maniérisme. Alpha peut bien évidemment s’en revendiquer, mais aussi Die My Love de Lynne Ramsay qui multiplie les effets de style boursouflés. Pourtant, la sélection 2025 dans son ensemble semble attester d’un retour à une esthétique moins exubérante, une certaine retenue, une narration plus linéaire. Parfois, cette tendance déteint sur le récit lui-même. Mario Martone raconte par exemple dans Fuori la vie de l’écrivaine Goliarda Sapienza en élaguant les orientations anarchistes de son héroïne, pourtant annoncées au générique.

Le plus marquant dans ce retour à un ton et à des formes plutôt anti-spectaculaires, c’est qu’il s’accompagne d’un ressac des années 1960 à 1980. Plusieurs films ont en effet retravaillé les genres en vogues dans ces années. Le western était ainsi mis à l’honneur sur la croisette, qu’il s’agisse du western spaghetti revisité par Matteo Zoppis et Alessio Rigo de Righi avec Testa O Croce ou du western crépusculaire remodelé par Ari Aster dans son Eddington. Dans le premier, les cinéastes italiens mettent en scène l’arrivée de Buffalo Bill et de son Wild West Show en Italie et gardent du genre de la fin des années 1960 et du début des années 1970 ses codes narratifs (des rodéos, des poursuites, des oppositions binaires et le poids du destin) et sa légèreté. Chez Aster en revanche, la psychologie a un rôle prépondérant et les protagonistes âgés, épuisés, s’agitent dans un monde qui s’éteint à petit feu, dans un Ouest en décomposition qui n’existera bientôt plus. On est alors plus proche de l’anti-héros de McCabe & Mrs. Miller de Robert Altman, du Mr. Eggleston (pas très loin d’Eddington) qui se rebelle dans le Heaven’s Gate de Michael Cimino ou, bien évidemment, de Sam Peckinpah. C’est aussi à ce dernier que se réfère Julia Kowalski pour son Que ma volonté soit faite. Dans un film qui convoque également Andrzej Zulawski et le George Romero du début des années 1970, la réalisatrice filme à la pellicule la cruauté des hommes dans un petit village vendéen dans lequel réside une famille d’immigrés polonais et tout ce que le désir refoulé peut charrier de pulsions malsaines. Enfin, Kelly Reichardt revisite le film de braquage avec The Mastermind, grâce à ces personnages déphasés qu’elle affectionne, ces figures presque a-historiques, en décalage avec le rythme imposé par leur époque, ici les États-Unis des années 1970 et de la guerre du Vietnam.

Sirat
Sirat d’Oliver Laxe a obtenu le Prix du jury, ex aequo avec Sound of Falling © Pyramide Films

Si les jeunes cinéastes se tournent vers les années 1960 à 1980, c’est avant tout pour parler de leur temps et, comme dans le cas de la crise du Covid-19 et du sida, parce que des parallèles s’imposent. En conférence de presse, le réalisateur de Sirat, Oliver Laxe, a livré un témoignage en ce sens : « On était très inspirés par le cinéma américain des années 1970. C’est un cinéma qui était très connecté à son temps, à une génération. Les années 1970 étaient un moment très similaire à celui d’aujourd’hui, très polarisé, avec beaucoup de guerres, de violence dans la société. Notre intention était de se connecter à notre temps, à cette peur et aux désirs de notre génération. » Son film emprunte lui aux Mad Max de George Miller (les trois premiers sont sortis entre 1979 et 1985) mais aussi et surtout au Salaire de la peur d’Henri-Georges Clouzot (1953) et au Sorcerer de William Friedkin (1977), déplacés dans le désert marocain. Laxe, qui a obtenu le Prix du jury ex aequo, filme les plaines désertiques qui mettent à rude épreuve la foi des Hommes et les corps qui s’abandonnent dans des raves cathartiques, sur fond de guerre mondiale et de fin du monde. 

Même les films qui arboraient un ton optimiste et se revendiquaient d’une certaine modernité étaient tournés vers le passé du cinéma, pour mieux le célébrer. Dans Resurrection, récompensé d’un prix spécial, Bi Gan parcourt toute l’histoire du cinéma en tant qu’art du vingtième siècle. Ce film de science-fiction présente un monde futuriste désenchanté dans lequel seuls quelques « Rêvoleurs » parviennent encore à rêver, mettant en danger la linéarité du temps. Une femme part alors à la recherche d’un homme perdu dans le rêve du cinématographe et traverse plusieurs grandes périodes et courants du septième art, des vues des Frères Lumière au cinéma de Zhangke Jia, en passant par l’expressionnisme de Murnau et le film noir, dont l’esthétique est retranscrit dans la photographie et mise en scène des plans qui composent le métrage. Une ode au cinéma, à son rêve d’éternité et à la réalité de l’image, qui fait écho à un second film, lui aussi sélectionné en compétition à Cannes : Nouvelle Vague. Dans ce dernier, Richard Linklater propose un faux making-off d’À bout de souffle de Jean-Luc Godard. Il rend ainsi compte, sans être caricatural ni verser dans le pastiche ou le biopic à la sauce Wikipédia, mais avec beaucoup d’humour, de ce moment charnière lors duquel les « Jeunes Turcs » des Cahiers, reconvertis en cinéastes de la Nouvelle vague, inventaient la grammaire cinématographique moderne. Enfin, côté animation aussi, avec Marcel et Monsieur Pagnol de Sylvain Chomet, on regardait dans le rétroviseur, pour retracer la vie et l’œuvre de l’artiste provençal.

Resurrection
Resurrection de Bi Gan a été récompensé d’un Prix spécial © Les Films du Losange

D’un côté, le pessimisme imposé par les temps actuels renvoie les cinéastes à d’autres périodes qu’ils ont traversées, comme des traumatismes qui ressurgissent à la faveur d’échos et de parallèles historiques. De l’autre, il les pousse dans une quête de sens, de formes, qu’ils trouvent dans un passé glorieux, lorsque le septième art pouvait encore se prévaloir d’être la « cathédrale de l’avenir », une « totale synthèse » qui englobe et dépasse tous les autres arts. Comme s’il fallait chercher dans les temps anciens de quoi racheter les fautes du présent. 

Regarder le monde à hauteur d’enfant

Face au désordre du monde, et pour bien rendre compte de tout ce qu’il comporte de violent ou d’incertain, beaucoup de cinéastes ont choisi d’adopter le point de vue d’enfants. Mettre en scène l’enfance, innocente et pure, toujours possiblement fauchée ou entachée par l’horreur qui l’entoure, permet d’accentuer le gouffre qui sépare une « normalité » romancée, le fonctionnement calme et souhaité de l’existence, des affres causés par des adultes habitués au chaos devenu routine. Dans The President’s Cake, récompensé de la Caméra d’or, une jeune fille en quête d’ingrédients pour cuisiner un gâteau pour l’anniversaire de Saddam Hussein, dans un pays où la misère règne en maître. À travers ses yeux, Hasan Hadi dévoile tout ce que le culte du chef peut avoir d’ubuesque, sur fond d’invasion états-unienne et de bombardements aveugles. Dans un genre plus intimiste, Chie Hayakawa confronte l’héroïne de son Renoir avec le deuil par anticipation d’un père malade. Quant à Enzo, de Laurent Cantet et Robin Campillo, c’est aux distinctions de classe et à l’aveuglement confortable de son milieu que le jeune protagoniste d’origine bourgeoise se retrouve confronté.

The President's Cake
The President’s Cake de Hasan Hadi a reçu la Caméra d’or © TPC Film LLC

Lorsque ce ne sont pas des enfants, ce sont des adolescents ou de jeunes adultes qui sont donnés à voir. Certains, comme Sprite, le Tanguy sans permis et aux caleçons tue-l’amour de Baise-en-ville de Martin Jauvat, pénètrent à reculons dans un monde adulte dont ils n’ont pas les codes. D’autres en revanche y sont projetés malgré eux et butent sur son âpreté et ses obstacles. Cette brutalité peut s’incarner dans des injonctions externes comme dans Love on Trial de Koji Fukada, qui plonge le spectateur au cœur de la pop japonaise et du système des idoles qui reproduit le pire du management capitaliste dopé aux réseaux sociaux, ou provoquer un conflit personnel, intime. Dans La Petite Dernière d’Hafsia Herzi, Nadia Melliti (Prix d’Interprétation féminine) doit concilier sa foi personnelle avec ses désirs lesbiens, dans une famille croyante qu’elle suppose peu encline à accepter son homosexualité. Souvent, les deux s’entremêlent. Les héroïnes des frères Dardenne, dont le film a été récompensé du Prix du scénario, se retrouvent ainsi confrontées à la fois à la difficulté proprement matérielle d’être de jeunes mères précaires, entourées d’hommes moins matures qu’elles, et à la quête très personnelle d’un sentiment maternel parfois inexistant et dont la présence ou l’absence débouche sur des choix tout aussi compliqués (avorter ou non, fonder une famille ou confier son enfant à d’autres).

L’état du monde extérieur conduit d’ailleurs beaucoup de cinéastes à se recentrer sur la famille, un repli évident dans l’agitation ambiante mais jamais acquis. Des preuves d’amour d’Alice Douard rappelle que le doute n’est jamais loin et que la maternité est avant tout une construction qui peut prendre la forme d’un combat tandis que Partir un jour d’Amélie Bonnin, qui questionne comme Jeunes mères le désir d’enfant, souligne que la transmission parent-enfant s’effectue rarement sans encombre et en ligne droite. Joachim Trier ne dit pas autre chose dans Sentimental Value, Grand prix du Festival, en orchestrant les échanges impossibles entre un père longtemps absent et une fille mue par un lancinant désespoir. Un dialogue qui ne peut se renouer, chez Trier, que grâce au truchement de l’art et à l’intermédiation de la fiction. 

The Phoenician Scheme
Dans The Phoenician Scheme de Wes Anderson, il est question autant de famille que de foi © American Empirical Pictures

Parfois, la famille côtoie la foi. C’est tout l’objet de The Phoenician Scheme de Wes Anderson, dans lequel un courtier richissime, atteint de la folie des grandeurs et quasiment misanthrope tente de se réconcilier avec sa fille nonne, de reconstruire une parenté par-delà le lien (inexistant) du sang et d’obtenir une forme de rédemption à la fois métaphysique et familiale. À l’inverse, il arrive que la famille soit au contraire un carcan anéantissant les êtres qui la composent : d’une époque à l’autre, les corps et les esprits des femmes de Sound of Falling de Mascha Schilinski (Prix du jury ex aequo) ne cessent d’être meurtris et la mort, tristement libératrice n’est jamais bien loin. Le rappel que les abominations des temps présents contaminent toutes les strates de la société.

La Palme d’or pour Jafar Panahi

Outre les violences étatiques, les conflits géopolitiques et les craintes sanitaires, presque toutes les sources contemporaines d’inquiétude ont été mises en scène dans les films sélectionnés cette année. Amour Apocalypse d’Anne Émond et Planètes de Momoko Seto parlent tous deux du dérèglement climatique, le premier en faisant de l’éco-anxiété le moteur de son intrigue, le second en suivant trois pissenlits qui fuient l’apocalypse nucléaire et se réfugient sur une planète lointaine. Alpha, Sirat ou Fuori quant à eux évoquent tous l’addiction et montrent chacun à leur façon des personnages prendre diverses drogues. Au cœur des intrigues de Woman and Child, Un Fantôme Utile, Miroirs n°3 mais aussi d’Eleanor the Great, le premier long métrage de Scarlett Johansson en tant que réalisatrice, se trouve le deuil et sa gestion ambiguë. On peut aussi évoquer les questions des rapports de classe que l’on retrouve dans Enzo ou encore dans Classe moyenne d’Antony Cordier, qui oppose un couple de grands bourgeois aux gardiens de leur villa. Il est également possible de remarquer que la sélection 2025 atteint sans doute le record du nombre de personnages amputés et de jambes coupées, signe supplémentaire d’une défiance ou d’une intranquilité à l’égard du présent.

Un simple accident
Jafar Panahi remporte la Palme d’or pour Un simple accident © Jafar Panahi

À l’approche de la cérémonie de clôture, cinq films faisaient office de favoris pour la Palme : L’Agent secret de Kleber Mendonça Filho, Résurrection de Bi Gan, Un simple accident de Jafar Panahi, Sentimental Value de Joachim Trier et Sirat d’Oliver Laxe. C’est finalement Jafar Panahi qui remporta la Palme d’or. Si Un simple accident, bien qu’étant réussi, n’est ni le meilleur film du cinéaste, ni le meilleur de la Compétition, le Jury présidé par Juliette Binoche a sans doute souhaité récompenser un cinéaste pour qui faire des films a toujours été un acte de résistance. Au régime iranien, d’abord, au pessimisme actuel, ensuite. Car il y a au cœur d’Un simple accident cette perspective émancipatrice et source d’optimisme : le cycle de la violence n’est pas infini, et il est toujours possible d’y mettre un terme.