Pour affronter le changement climatique, les changements superficiels ne suffiront pas [1]. Il faut repenser nos besoins et couper court aux dépenses énergétiques superflues, plutôt que de rendre nos consommations « vertes ». Dans ce cadre, l’existence de millions d’emplois inutiles, les bullshit jobs, est une absurdité écologique qui nous oblige à revoir complètement notre conception du travail et de la société.
Dans le monde, les mouvements écologistes se développent et se radicalisent, comme Youth for climate, le réseau initié par la jeune Suédoise Greta Thunberg ou encore Extinction Rebellion. En France, le mouvement climat a pris une ampleur de masse après la démission de l’ancien ministre de l’écologie Nicolas Hulot, en août 2018. Ces mouvements, qui s’opposent aux gouvernements libéraux climaticides comme celui d’Édouard Philippe, mettent ces derniers face aux contradictions de « l’impossible capitalisme vert »[2]. Par leurs actions aux méthodes traditionnelles ou innovantes, comme les manifestations de masse, les actions de désobéissance civile ou même la désobéissance totale de la ZAD, ils vivifient l’imaginaire de la gauche contemporaine. Et la tâche est immense : pour tenir l’objectif de la COP21 de limiter le réchauffement climatique de 2 °C par rapport à l’ère pré-révolution industrielle, il faudrait notamment laisser dans le sol 80% des réserves mondiales actuelles d’énergies fossiles. Cela impliquerait, d’une part, de mener un combat contre le pouvoir des multinationales qui se sont accaparées ces réserves, et d’autre part de, non seulement remplacer nos sources d’énergie par de nouvelles, mais surtout d’abandonner une grande part de nos activités. Pour économiser suffisamment d’énergie, toutes les activités humaines doivent donc être réévaluées [3] afin de bannir celles qui sont inutiles.
L’écologie politique ou la « halte à la croissance »
Dans cette situation politique transparaît la particularité de l’écologie, selon l’un de ses premiers penseurs, Ivan Illich. Pour lui, la politique a traditionnellement eu pour objet de transformer le monde, en inventant des outils. Or, à partir d’une certaine époque, de certains seuils de mutation dans la société, le rapport au monde du politique a changé, et petit à petit les outils ont muté, en passant de l’état de convivialité à l’état de productivité. Il s’agit finalement de l’émergence du productivisme, c’est-à-dire du monopole du mode de production industriel par rapport à tous les autres.
Ainsi, comme l’écrit Ivan Illich, des inventions telles que « le trois-mâts, les moulins à eau ou à vent » ou la machine à vapeur ont été accompagnés de changements métaphysiques du rapport au monde : « Dès l’époque de Bacon, les Européens commencèrent à effectuer des opérations relevant d’un nouvel état d’esprit : gagner du temps, rétrécir l’espace, accroître l’énergie, multiplier les biens, jeter par-dessus bord les normes naturelles, prolonger la durée de la vie. » [4] Auparavant, les grandes réalisations comme les pyramides ou les cathédrales étaient possibles, mais nécessitaient de grands nombres de travailleurs (parfois esclaves), car l’énergie disponible était principalement humaine, métabolique. Puis, à partir du XVIIIème siècle, la mise en exploitation des énergies fossiles que sont le charbon, le gaz et le pétrole décuplèrent la quantité d’énergie maîtrisable par un nombre réduit de personnes. Le productivisme à proprement parler commença : le but primaire des sociétés occidentales devint l’augmentation de la production (la croissance du PIB), au détriment d’autres objectifs, comme celui de respecter toutes limites raisonnables, humaines ou naturelles.
Les rapports du GIEC soulignent année après année l’impasse de cette logique. Le problème du réchauffement climatique n’est pas exactement un problème d’inaction – « nous » ne faisons pas rien, nous faisons déjà trop. Même si nous avons urgemment besoin d’une action législative déterminée pour juguler le réchauffement, cette législation doit d’abord porter sur l’arrêt d’activités polluantes. Cette perte ne sera pas nécessairement douloureuse, dans la mesure où le capitalisme a créé une multitude de besoins inutiles pour accompagner ses productions inutiles.
Les bullshit jobs ou l’activité humaine inutile
Justement, les bullshit jobs, que l’on pourrait traduire par métiers du baratin ou postes à la con, sont des emplois ou formes d’emploi rémunérées qui, d’après le travailleur lui-même, ne servent à rien [5]. Ce phénomène de société a été révélé par l’anthropologue David Graeber en 2013, dans un article en ligne [6] devenu viral, complété en 2018 par un ouvrage [7] dédié à la question. Graeber fonde son propos sur les témoignages de nombreuses personnes reconnaissant travailler dans le vide [8]. Dans bien des cas, ces dernières s’ennuient une grande partie de leur semaine de travail, faute de tâches concrètes à réaliser. Certains individus, plus rares, ont un rythme de travail conséquent, sans pour autant produire quoi que ce soit d’utile – c’est le cas notamment des avocats d’affaires, nombreux à avoir contacté l’auteur. Certains développent dans leurs échanges avec lui des théories sociologiques et politiques complètes, tandis que d’autres sont moins loquaces. Ils ont tous en commun le sentiment profond de ne servir à rien, ce qui pèse sur leur santé mentale.
Il ne s’agit pas de cas isolés : selon un sondage réalisé au Royaume-Uni en 2015 pour mesurer le phénomène, 37% des salariés et indépendants sondés estiment que leur emploi « n’apporte rien de significatif au monde » [9]. Si l’on ajoute les bullshit jobs de second ordre, à savoir les emplois utiles mais servant de soutien aux bullshit jobs (comme par exemple les agents de ménage d’un cabinet de conseil), la proportion de temps perdu au travail dans nos sociétés est d’environ 50%, un chiffre à peine croyable.
En dehors même de toute considération d’intérêt général, de nombreux témoignages font état de tâches d’une absurdité à toute épreuve. C’est le cas rapporté par Graeber de cet ouvrier agricole dont le patron lui demandait, une fois que les autres tâches étaient réalisées, de récolter des cailloux dans le champ pour en faire un tas, qui serait ensuite laissé à l’abandon. Dans ce cas, les activités considérées ne sont ni utiles à la société en général ni à la société qui emploie la personne en particulier. La question est alors de savoir pourquoi ces emplois existent, s’ils sont inutiles.
Les cinq types de bullshits jobs
Pour aller plus loin, David Graeber propose une typologie des bullshits jobs en cinq catégories [10]. Ces descriptions permettent de mieux cerner en quoi ces métiers peuvent être inutiles pour la société prise en tant que telle et non simplement comme la somme de ses parties ou du point de vue de l’une de ses parties.
Le premier type de bullshit job est le larbin, ou « domestique, au sens féodal du terme », à savoir « celui qui est là pour que d’autres personnes se sentent importantes ». Ce sont par exemple les réceptionnistes des grandes entreprises que personne n’appelle jamais.
Le deuxième cas est celui des « porte-flingues », ceux dont personne n’aurait besoin s’ils n’étaient pas déjà là. « Si personne n’avait d’armée, qui aurait besoin d’une armée ? » Ces emplois n’existent pas pour que quelqu’un se sente important, mais pour que leur employeur survive à la concurrence – alors même que cette concurrence « libre et non faussée » était supposée permettre l’efficacité. Ce sont les exemples évoqués précédemment comme les prospecteurs téléphoniques, les avocats d’affaires et sans doute plus généralement toute profession cherchant à améliorer la position concurrentielle de son employeur. Si le cabinet X améliore la position de l’entreprise A par rapport au concurrent B de 1, et que le cabinet Y améliore celle de B par rapport à A de 1, finalement leurs deux prestations s’annulent. Tout le secteur de la publicité tombe aussi dans cette catégorie.
Puis viennent les rafistoleurs. Ils sont là « pour régler un problème qui ne devrait pas exister. Comme si vous aviez un trou dans votre toit et que plutôt que de simplement reboucher le trou, vous engagiez quelqu’un pour écoper l’eau de pluie toute la journée. » Leur employeur, plutôt que d’améliorer son organisation qui génère des problèmes, engage quelqu’un pour réparer les conséquences de ces problèmes mais pas l’organisation en elle-même.
Les quatrièmes sont les « cocheurs de case ». Ils servent à ce que leur organisation puisse, en les employant, dire qu’elle fait quelque chose, alors qu’elle ne le fait pas vraiment. Par exemple, un « responsable bonheur au travail » recruté pour diffuser à tort ou à raison l’image d’une entreprise prenant soin du « bonheur au travail ». Le concept même de bonheur au travail est trompeur, car il escamote le débat sur les conditions de travail. Salaire, temps de travail, sécurité, hygiène, et cadences s’évaporent du débat une fois le baby-foot installé dans la salle de pause. Cocher une case serait aussi le rôle d’un auditeur aux comptes ou d’un consultant qui trouverait un problème à résoudre chez son client, sans que ce dernier ne souhaite véritablement mettre les moyens nécessaires à sa résolution. Au besoin, cette entreprise pourrait engager un rafistoleur (troisième type) pour donner le change sans s’attaquer vraiment à son organisation. La prestation de service n’étant pas appliquée alors que c’était son but, elle n’aura servi à rien.
Enfin, le dernier type de bullshit job est particulier : il s’agit du manager qui doit faire travailler une équipe dont les membres travaillent très bien seuls – un peu comme le larbin (premier type), sauf que cette fois c’est lui le chef. Sa perversité réside dans le fait qu’il peut inventer des tâches inutiles à ses subordonnés, comme par exemple remplir des indicateurs de pilotage, ce qui revient à bullshitiser leurs postes.
L’existence des bullshit jobs comme scorie de l’ancien et du moderne dans le capitalisme
Cette catégorisation des bullshit jobs permet d’explorer les raisons de leur existence. Dans le dernier cas décrit, si le manager n’avait eu personne sous ses ordres, il n’aurait pas pu créer du bullshit pour les autres. La relation de subordination permet à l’un de décider et à l’autre d’exécuter, fût-ce des corvées absurdes. Le bullshit job peut donc résulter de la présence d’un pouvoir. Par exemple, le pouvoir du cadre dirigeant ou du médecin d’avoir une secrétaire, alors même que son agenda se remplit automatiquement via Outlook ou un site internet. Ainsi, narrant un de ses premiers boulots, dans lequel le patron du restaurant a demandé aux plongeurs de renettoyer ce qui venait de l’être, Graeber analyse : « Comme nous l’avons découvert, être contraint de faire sembler de travailler, c’est la pire des déchéances. Car il était impossible de se tromper sur la nature de la chose : c’était juste de l’humiliation, une démonstration de pouvoir pour le pouvoir. » [11] L’une des conditions de possibilité de cette humiliation est l’idée que le temps de quelqu’un puisse appartenir à quelqu’un d’autre. Comme noté par David Graeber et Ivan Illich, cette idée n’est pas toujours allée de soi dans l’histoire. L’autorisation par l’Église des prêts à intérêts (à usure) fut relativement tardive. Les emplois de pure forme, et les chaînes hiérarchiques à rallonge qui les accompagnent, ne sont pas une nouveauté dans l’histoire ; ils ont existé au Moyen-Âge sous la forme de laquets ou sbires et de relations de vassalité. On retrouve ici le premier type de poste à la con, en miroir du cinquième.
La nouveauté réside donc non pas dans l’existence de postes inutiles en soi, mais dans l’essor formidable de ces formes d’emplois depuis les années 1950, ce que Graeber essayait de comprendre dès son premier article. Pour lui, cette multiplication massive tient aux mutations du capitalisme en tant que mode de production. Suivant les tendances du début du XXème siècle, John Maynard Keynes prédisait que l’automatisation des tâches devrait ramener la semaine normale de travail à quinze heures tout au plus à notre époque, un siècle après la sienne. Même si elle ne s’est manifestement pas réalisée, cette thèse était et reste pertinente d’un point de vue économique [12]. Graeber en conclut donc que quelque chose ne s’est pas passé comme prévu. Selon lui, la question n’est pas économique mais politique, et, en définitive, morale. « La classe au pouvoir a réalisé qu’une population productive heureuse et avec du temps libre était un danger mortel (pensez à ce qu’il s’est produit lorsque cela a commencé à être approché dans les années 60). Pour cette classe, l’autre pensée extraordinairement pratique est le sentiment que le travail possède une valeur morale en soi, et que quiconque qui ne se soumettrait pas à une discipline intense pendant la plupart de ses heures éveillées ne mériterait rien. »
En effet, les nouveautés du capitalisme ont induit du bullshit. Le fonctionnement du capitalisme actionnarial, via notamment la logique de l’appel à projets, crée mécaniquement du travail en pure perte – car pour une candidature retenue, toutes les autres qui ont été produites pour le même appel à projets l’auront été en vain. La concurrence du marché, principe capitaliste érigé en axiome intouchable du système néolibéral, crée des porte-flingues, le deuxième type de bullshit job. L’émergence des bullshit jobs en tant que phénomène de société tient donc de la croissance continue du secteur financier au sens large, ou secteur de l’information, et de la bureaucratie qui les accompagne [13]. « La bureaucratie reflète la nécessité que le corps social exerce son contrôle sur les individus appliqués à un travail insensé. » [14]
Concluant cette analyse dans son ouvrage, Graeber qualifie le monde du travail moderne de « féodalisme managérial ». Le féodalisme managérial est donc une nouvelle forme de la ponction du produit des travailleurs par des seigneurs et sous-seigneurs inféodés en tout genre. Les innombrables couches de gestionnaires et de cadres qui se sont multipliées depuis les années 1980 en sont l’équivalent fonctionnel moderne, et c’est parmi elles qu’on retrouve les derniers types de postes insensés (les troisième et quatrième types).
Pour faire disparaître les bullshit jobs, abattre le salariat
L’existence des bullshit jobs repose donc à la fois sur la subordination (le salariat) et sur l’état de bureaucratisation absurde de la société. Il faut débarrasser le travail et la société de ces caractéristiques pour pouvoir éradiquer les postes inutiles et enfin libérer ceux qui les occupent – ou plutôt, par lesquels ils sont occupés, presque au sens militaire du terme.
Pour « vivre sans travail », c’est-à-dire se passer de la subordination, Frédéric Lordon recense dans son dernier ouvrage [15] deux solutions. La première est celle de la ZAD, qui consiste à revenir autant que cela est possible à une économie de communautés indépendantes et autonomes. L’idéologie déployée ici réinterprète complètement le « problème fondamental de l’économique-politique, [qui] est la division du travail » [16]. Elle s’inscrit à rebours de la mondialisation et en particulier de l’internationalisation de la division du travail qu’elle a engendrée. Ainsi les habitants de la ZAD ne travaillent pas à proprement parler, comme l’explique Lordon : « L’activité humaine ne peut être dite « travail » que lorsqu’elle s’accomplit dans la forme particulière du salariat. Si un ami t’aide à déménager, il ne travaille pas : son activité est prise dans le rapport social d’amitié. Si c’est un déménageur, lui travaille – il est sous la gouverne du rapport salarial capitaliste. […] Nous pouvons donc dire ceci : la ZAD est un lieu où une intense activité est déployée, mais on n’y travaille pas. » [17] Pour autant, la ZAD reste « branchée » sur la division du travail capitaliste, car elle importe certains matériaux qui lui sont indispensables d’en-dehors. Si cette réorganisation du travail est enrichissante, elle ne peut satisfaire l’objectif de suppression de tous les bullshit jobs, car elle est difficilement extensible à l’ensemble du monde social.
La deuxième solution pour sortir du travail-salariat est proposée et argumentée par Bernard Friot [18]. Elle consiste à retirer au capitalisme la propriété dite lucrative, c’est-à-dire la propriété privée des moyens de production, en la redonnant aux travailleurs – en suivant ainsi la logique de ce qu’on appelle aujourd’hui les coopératives. Cette solution a l’avantage de se déployer directement à l’échelle de la société entière, en étendant à tous les secteurs le principe déjà-là de la sécurité sociale, et de recouvrir la division du travail existante.
Mais, s’il est donc possible de se passer de la relation de subordination, cela ne suffira pas à éliminer totalement les bullshit jobs. Ivan Illich le disait déjà : l’appropriation par les travailleurs d’outils ou de structures de production productivistes (c’est-à-dire anti-conviviaux) ne rendra pas ces productions automatiquement limitées et raisonnables, tant « il existe une logique de l’outil à laquelle on ne saurait se soustraire qu’en changeant l’outil » [19].
Les bullshit jobs ne sont pas irrémédiables
Pour certains auteurs, généralement sceptiques quant à l’existence même des bullshit jobs, la perception qu’ont les travailleurs de l’utilité de leur poste serait tout simplement nulle et non avenue. C’est le cas de Jean-Laurent Cassely, qui interprète à l’envers le concept dans son ouvrage La révolte des premiers de la classe [20]: « La majorité des salariés de l’économie de l’information œuvre à la maintenance ou à l’optimisation du système existant […]. Contrairement à ce qu’affirme leur grand contempteur David Graeber, ces ‘métiers à la con’ qui se sont multipliés ne sont pas à proprement parler inutiles. Ils sont mêmes quelques part les métiers les plus utiles de l’économie mondialisée. Sans eux, votre série préférée ne serait pas correctement encodée, votre dosette de café ne rentrerait pas tout à fait dans la machine et votre avion n’atterrirait pas à l’heure exacte. Sans les métiers à la con, nous habiterions un monde approximatif et la société telle que nous la connaissons cesserait de fonctionner. Pourtant, chacune de ces contributions, prise individuellement, semble plus que jamais vaine… »
Cet extrait cumule plusieurs tares. La thèse des bullshit jobs demande d’admettre que la société n’est pas telle qu’elle devrait être et qu’elle pourrait être améliorée. Admettre que certains emplois sont inutiles vient immédiatement avec l’idée que ce n’est pas normal et que cela devrait cesser, ce qui semble déjà trop pour certains (« sans les métiers à la con, […] la société telle que nous la connaissons cesserait de fonctionner »). Ne serait-ce pas encourageant si la société arrêtait en effet de fonctionner tel qu’aujourd’hui, c’est-à-dire en engendrant des millions d’emplois inutiles tout en détruisant l’écosystème mondial ? Les motivations de Jean-Laurent Cassely se comprennent dès que l’on note que pour lui, la « société telle qu’elle est » s’illustre par ses cafés en dosette et ses trajets en avions, deux éléments privilégiés par les classes bourgeoises et notoirement antiécologiques.
Le raisonnement des critiques est souvent circulaire : puisqu’aucune entreprise ne pourrait se permettre d’engager des gens à ne rien faire, ceux qui en disent autrement doivent se tromper. Et pourtant ces postes à la con existent, sous nos yeux, par millions. Pour les croyants du libre-marché, si les gens déclarent avoir un poste inutile (en se trompant donc), cela serait dû au nombre d’intermédiaires les séparant du produit final de leurs efforts, cachant leur propre valeur ajoutée. On l’a vu, les bullshit jobs émergent aussi d’un problème de bureaucratie, mais ce n’est pas celui-là. Qu’est-ce qui empêcherait a priori un travailleur de voir le produit fini auquel il contribue ? Dans Les temps modernes, modèle de la chaîne d’assemblage et de sa production morcelée, Charlie Chaplin voyait bien les voitures sortir de son usine. Même s’il y a des progrès à faire au niveau de la division du travail, ce n’est pas à proprement parler elle qui crée les bullshit jobs [21].
Ce raisonnement se retrouve dans les témoignages que Jean-Laurent Cassely a mis en avant dans son ouvrage. Il s’agit du cas, plutôt fameux dans les médias, des cadres issus des grandes écoles qui plaquent leur poste de consultant pour ouvrir une épicerie… mais bio, innovante et sans gluten, donc adressée aux CSP+, dans le monde tel qu’il est. Ils composent certes des changements de trajectoire individuelles, mais qui ne cherchent pas à renverser l’ordre établi pour mettre en place une société différente. En définitive, il s’agit de reconversions professionnelles – toutes choses égales par ailleurs. Or ce dont nous avons besoin, et que l’urgence écologique commande, c’est que les choses par ailleurs finissent par changer.
Pas d’écologie dans une économie de bullshit jobs
Ce sont les mêmes impensés qui sont à l’origine des bullshit jobs et de nombreux désastres écologiques. Le premier d’entre eux est d’avoir fait de la croissance du PIB, c’est-à-dire l’augmentation indifférenciée de toutes les productions et consommations de ressources, l’objectif primaire de la société. Ce primat de la croissance est lui-même permis par le postulat que tout soit mesurable, quantifiable. Le PIB se targue de tout additionner. Mais est-ce seulement possible ? Beaucoup de richesses de nos sociétés ne sont pas mesurables et ne le seront jamais. Cette tendance à transformer en chiffres et en indicateurs s’étend à de plus en plus de secteurs de la société qui en étaient jusque-là épargnés. Elle produit ses effets mortifères partout : dans l’éducation (via la théorie du capital humain), dans la santé et l’hôpital public, et elle est déjà largement à l’œuvre dans le travail. C’est cela qui mène à la bullshitisation des vrais postes et à la création des bullshit jobs. C’est cela que dénoncent les professionnels de nombreuses branches qui jettent symboliquement leurs outils de travail au pied de leurs managers, perçus comme hors-sol [22]. Ils ne demandent qu’à ce qu’on les laisse faire leur travail, comme eux et eux seuls savent le faire – sans avoir à remplir des tableaux Excel ou d’autres types de formulaires.
Ce débat sur le travail rouvert par David Graeber est salutaire pour atteindre une société véritablement écologique, car il nous force à repenser le travail et sa place dans nos vies. Il est urgent de tout réévaluer, d’abandonner ces millions de postes inutiles, de créer ceux qui sont nécessaires à la transition écologique, et de partager le travail qui restera, en réduisant sa place dans la semaine, dans l’année et dans la vie.
[1] « Appelez les pompiers, pas le colibri », LVSL, 3 mars 2019
[2] L’impossible capitalisme vert, Daniel Tanuro, édition la découverte, 2010
Voir également pour une courte introduction cet extrait du Manuel d’économie critique. « Repeindre le capitalisme en vert », Aurélien Bernier, Le Monde Diplomatique, 2016
[3] Cette réévaluation de tout, en regard de limites raisonnables, est une constante des mouvements écologiques, parfois entendue sous le terme de décroissance. « Écofascisme ou écodémocratie », Serge Latouche, Le Monde Diplomatique, 2005
[4] La convivialité, Ivan Illich, 1973, éditions du seuil, p. 57
[5] « Bullshit jobs : quand la réalité surpasse le monde des Shadoks », LVSL, 9 décembre 2019
[6] “On the phenomenon of bullshit jobs”, David Graeber, Strike! Magazine, 2013
[7] Bullshit jobs, David Graeber, éditions Les Liens qui Libèrent, 2018
[8] Le phénomène est parfois évoqué dans la presse nationale. Le Nouvel Obs avait par exemple popularisé quelques témoignages en 2016 :« « J’ai un job à la con », neuf salariés racontent leur boulot vide de sens ».
[10] Real Media (Youtube), 9 mai 2017. Cette typologie est reprise et explicitée plus longuement dans son ouvrage paru en 2018.
[11] David Graeber, op. cit., p. 147
[12] « Pourquoi et comment il faut réduire le temps de travail », Guillaume Pelloquin, 2017
[13] Pour développer ce thème, voir Bureaucratie, David Graeber, éditions Babel, 2015 ; ou encore le chapitre 5 de Bullshit Jobs, op. cit., « comment expliquer la prolifération des jobs à la con ? ».
[14] Ivan Illich, op. cit., p. 73
[15] Vivre sans ? Institutions, police, travail, argent…, Frédéric Lordon, éditions La Fabrique, 2019
[16] Ibid., p.226
[17] Ibid., p.227-228
[18] « Vaincre Macron par Bernard Friot », Guillaume Pelloquin, Reconstruire.org, 2017
[19] « Écologistes et politique », Christophe Batsch, Le Monde Diplomatique, 1978
[20] La révolte des premiers de la classe, Jean-Laurent Cassely, éditions Arkhê, 2017
[21] Cette argumentation erronée a d’ailleurs été reprise dès 36h après la publication du premier article de David Graeber, par le journal libéral anglais The Economist.
[22] « Pourquoi il faut se débarrasser des managers », Le Média, Youtube, février 2020