Au Pérou, dans la province de Chanchamayo, à l’orée de l’immense forêt amazonienne que menacent les folies agro-industrielles du gouvernement de Jair Bolsonaro, des paysans constatent les désastres engendrés par la monoculture et se mettent à replanter des arbres capables de revigorer la forêt tout en leur apportant de nouvelles ressources.
Dans une nouvelle écrite en 1953, Jean Giono racontait l’histoire vraie d’un berger qui décida de sauver de la sécheresse son terroir de Haute-Provence en plantant et replantant des arbres. A l’heure où nous voyons trop souvent sur nos écrans les forêts brûler en Australie, au Brésil, en Californie ou au Portugal, il est bon de savoir qu’il existe aussi, même en Amazonie, des hommes et des femmes qui plantent des arbres. Pour mieux mesurer les dégâts engendrés par les cultures industrielles comme le café, le cacao ou le thé tout en ayant le plaisir de voir toutes ces pépinières où revit la forêt, rendons-nous au Pérou, au nord-est de Lima.
Dans la province de Chanchamayo, chef-lieu d’un des six districts de la province, Pichanaki tire l’essentiel de ses ressources de la culture du café qui a peu à peu submergé toutes les terres environnantes. Sa population de près de 26 000 habitants reste largement rurale. Nichée au milieu de la jungle tropicale, la ville est un ensemble hétéroclite d’habitations, de bureaux et d’entrepôts hâtivement bâtis. Ils se situent à une distance raisonnable du rio Pichanaki pour se protéger des possibles crues de cette rivière au cours mal maîtrisé. L’urbanisation a progressivement gagné tous les versants des collines situées de part et d’autre de la PE-5N, longue route nationale, parfois goudronnée mais d’un entretien douteux, qui mène via la PE-22 et par-delà la cordillère des Andes jusqu’à Lima. Sur la côte où se trouvent les principales villes du pays, la population est majoritairement d’origine hispanique. En allant vers l’est, la part des populations aux racines autochtones augmente à mesure que les revenus diminuent.
Un pays marqué par la division internationale du travail
A Pichanaki, si l’on en croit son urbanisme, l’argent ne ruisselle pas, preuve que la culture du café enrichit surtout ceux qui en font commerce à l’extérieur du pays. Et pourtant, le café est partout, sauf dans les bols et les tasses des habitants pour lesquels cette boisson est souvent trop chère. La première chose qui frappe le voyageur arrivant à Pichanaki durant les mois que les Européens qualifieraient d’été, ce sont ces grandes toiles blanches étendues à même le sol, occupant le moindre espace plat et goudronné offert par l’urbanisme hasardeux de la ville. Des milliards de grains de toutes les couleurs, verts, jaunes ou rouges sèchent au soleil. Ce sont les fruits de la troisième et dernière cueillette de l’année, la « ultima ». La culture du café est en effet la principale activité économique locale depuis que la récente division internationale du travail a astreint cette région à cette tâche. Les caféiers ont pris la place de nombreuses cultures endémiques anciennes et épuisent les terres fertiles et noires gagnées sur la jungle. A cette altitude, un petit millier de mètres au-dessus du niveau de la mer, bien des plantes pourraient pousser : céréales, légumes ou fruits. Or, les dernières générations de Péruviens en sont désormais privées. Le principal aliment consommé est le riz, cultivé à plusieurs milliers de kilomètres de là, en Asie du Sud-Est, et dont la compétitivité-prix a surpassé toutes les productions locales.
La culture du café est en effet la principale activité économique locale depuis que la récente division internationale du travail a astreint cette région du monde à cette tâche.
Le Pérou est le lieu d’un incessant mouvement de population vers l’est, sa jungle et ses terres vierges. Le café n’est pas étranger à ces bouleversements. La selva a vu arriver depuis quelques années un flux important de migrants intérieurs venus de la sierra, à la recherche de nouvelles terres arables. Ils fuient les cultures traditionnelles de la sierra, pommes de terre et légumes, incapables de rivaliser en matière de rentabilité avec les exportations étrangères. Dans le district de Pichanaki, on peut voir le mélange des cultures créé par la rencontre entre ces nouveaux venus et les populations autochtones, à l’image des communautés indigènes locales que sont les Ashaninka.
Des chacras vouées à la culture du café
En arrivant en ville, la première image qui vient à l’esprit est celle d’une ruche bourdonnante d’activité. Des 4×4 et des camions délabrés, acquis à bas prix sur le marché automobile mondial de la récupération d’occasion, assurent les allers-retours entre Pichanaki et les petites exploitations agricoles situées au cœur de la jungle, les « chacras ». Ces dernières sont vouées pour la plupart à la culture du café. Certaines, disons-le, ont remplacé récemment des cultures de coca, maintenant illégales, par le café. Plus loin dans la jungle, de nouvelles plantations de coca, plus discrètes, verraient le jour. Pour se rendre dans les chacras, exploitations d’une taille rarement supérieure à quelques hectares, le visiteur doit se hisser au-dessus de sacs de café ou de bananes entassés à l’arrière des pick-up. Ils foncent sur des chemins de terre serpentant autour de collines abruptes. Le long de ces chemins de terre se trouvent les fameuses chacras, invisibles depuis la route, disséminées à travers la jungle, et que seul un regard expert arrive à déceler.
En effet, les pratiques locales de culture du café engendrent des conséquences négatives multiples, que ce soit en termes d’impact environnemental et de perte de biodiversité ou bien en termes de sécurité économique et de protection sanitaire pour les cafetaleros.
C’est dans ces petites fermes, habitées par une ou plusieurs familles, que se réalise la quasi-intégralité de la production de café péruvienne. C’est ici aussi que se joue un des plus grands enjeux de notre ère, celui de la lutte contre la déforestation et le changement climatique. En effet, les pratiques locales de culture du café engendrent des conséquences négatives multiples, en termes d’impact environnemental, de perte de biodiversité, de sécurité économique et de protection sanitaire pour les cafetaleros.
L’ultra-spécialisation dans la culture du café crée une zone où la monoculture est reine et où les pratiques agricoles intensives occasionnent de graves dommages à la biosphère. En effet, la monoculture du café présente plusieurs inconvénients. Tout d’abord, comme pour toute autre monoculture, la culture du café sans rotation extrait spécifiquement certains minéraux dans le sol, ne laissant donc pas le temps à la terre de reconstituer son équilibre en minéraux. Par ailleurs, sur ces terres meubles anciennement recouvertes de forêts tropicales, les racines peu profondes des plants de café empêchent la rétention de l’eau et de ses minéraux, appauvrissant encore la terre. L’impact sur la biodiversité est lui aussi majeur. Les champs de café, très monotones et peu accueillants, offrent peu de refuges aux espèces animales et aux insectes, diminuant par la même la diversité dans le monde animal.
Une trop forte variabilité des cours mondiaux
Par ailleurs, les producteurs sont soumis à la très forte variabilité des cours mondiaux du café, qui influe directement sur le prix auquel ils peuvent vendre le café aux grossistes de la ville (autour de 5 soles le kilogramme *). L’ultra-dépendance des agriculteurs au café engendre de nombreux problèmes socio-économiques vitaux. Ainsi en 2010, une maladie, la « roya » (rouille du café), a détruit une grande partie des plantations, ruinant de nombreux agriculteurs. Aujourd’hui encore, on remarque que dans certains villages, pour plus d’un tiers, les maisons, cabanes et huttes sont abandonnées. Ces vestiges témoignent des espoirs de producteurs partis chercher du travail en ville après l’arrivée de la maladie et la destruction de leurs plants.
Pour faire face aux maladies et à la baisse des rendements de leurs champs de café, les cafetaleros ont recours à deux méthodes. De nombreuses entreprises leur proposent un grand nombre d’intrants, engrais ou produits phytosanitaires, dont l’utilisation peut engendrer des problèmes de santé importants, tandis qu’une partie des produits utilisés se retrouve dans les cours d’eau de la région. Mais le phénomène le plus dramatique est vraisemblablement celui de la déforestation progressive. Lorsque la productivité des champs de café diminue drastiquement, ce qui arrive en général au bout d’une petite dizaine d’années, la meilleure solution de court terme consiste à s’enfoncer plus avant dans la forêt en abattant des nouveaux pans de la couverture forestière, offrant ainsi de nouvelles terres vierges cultivables. La grande majorité de la déforestation péruvienne est donc le fruit de l’action de petits paysans, cherchant par là de nouvelles terres fertiles leur permettant de subvenir aux besoins de leur famille. C’est le contraire de celle opérée par exemple au Brésil par les grands propriétaires terriens alliés aux groupes industriels parfois européens, voire français.
Les techniques issues de l’agroforesterie offrent un vaste panel d’outils pour améliorer le modèle agricole.
Pourtant, un autre modèle agricole est possible, ainsi qu’une autre division internationale du travail. Plusieurs solutions sont fort heureusement envisageables en vue d’améliorer la situation socio-économique des producteurs et de diminuer leur impact sur la forêt et sa biodiversité. Les techniques issues de l’agroforesterie offrent un vaste panel d’outils pour améliorer le modèle agricole. Les labellisations et l’organisation en coopératives sont quant à elles des perspectives intéressantes pour l’émancipation économique des producteurs de café et une meilleure maîtrise des moyens de production, ainsi que de la chaîne d’approvisionnement mondiale du café.
L’agroforesterie au secours de la forêt vierge
D’après l’Association française d’agroforesterie, cette discipline regroupe « les pratiques, nouvelles ou historiques, associant arbres, cultures et/ou animaux sur une même parcelle agricole ». C’est l’agroforesterie qu’ont choisie des associations humanitaires comme Envol Vert pour venir en aide aux paysans des chacras. Concrètement pour les champs de café, cela consiste à pratiquer tout d’abord une association pertinente de cultures en favorisant notamment la reforestation via la plantation d’arbres au sein même des parcelles de café. Ainsi, jusqu’à 5 variétés d’arbres différentes peuvent être plantées sur une même parcelle, chacune apportant certains avantages qui lui sont propres. Parmi elles, le noyer noir péruvien (nogal negro), le bananier, le lagañoso. Les objectifs visés sont multiples. Offrir de l’ombre aux champs de café, favoriser la rétention d’eau et la reconstitution des réserves en minéraux-clés et en sédiments ou encore permettre le retour d’une biodiversité plus importante. Les méthodes d’association de l’agroforesterie permettent d’améliorer la résilience des terres cultivées, d’améliorer les rendements sur le long terme et augmentent la capacité des terres agricoles à jouer leur rôle de puits de carbone naturels. Par ailleurs, elles évitent de nouvelles attaques contre la forêt vierge, piège à carbone essentiel pour la planète, dont la destruction impliquerait des émissions bien plus importantes que celles des forêts plantées. En rencontrant plusieurs paysans volontaires dans les chacras, le visiteur a la preuve que les expériences menées dans la région sont positives, tous témoignant de leur satisfaction. Par exemple, la plantation d’arbres de haute futaie comme le noyer noir, variété protégée, promet d’offrir sur le moyen terme une nouvelle source de revenus aux agriculteurs grâce à la vente de bois d’œuvre. En effet, une transition agricole réussie nécessite aussi une diversification des revenus des agriculteurs, en favorisant la plantation d’autres espèces comme les cacaoyers ou les corossols qui fournissent de bons fruits dont on peut extraire un arôme recherché, la « guanabana ». Le retour à une autonomie alimentaire locale, fondée sur une production de fruits, de légumes et de céréales, est lui aussi souhaitable.
Les méthodes d’association de l’agroforesterie permettent d’améliorer la résilience des terres cultivées.
Par ailleurs, les cours du café étant souvent très bas en raison de la forte concurrence internationale entre pays, les revenus liés à la vente des grains sont rarement suffisants et participent à la précarité des cafetaleros. Une politique avisée de labellisation et de certification des exploitations est une solution de bon sens. Elle garantit une préservation de la forêt et des pratiques agricoles raisonnées ayant un impact limité sur l’environnement. Les filières de café bénéficiant de tels labels offrent des rémunérations plus importantes aux agriculteurs (de 7 à 8 soles le kg labellisé au lieu des 5 soles en cas de production « classique »). Elles garantissent aussi un cadre de pratiques vertueuses améliorant la traçabilité des produits. Toutefois, plusieurs barrières empêchent pour l’instant une généralisation d’une telle politique. La labellisation/certification coûte cher et des agriculteurs seuls ne sont pas en capacité de la payer (plusieurs centaines d’euros). Par ailleurs, les filières certifiées sont souvent des filières où les différentes entreprises de la supply-chain prennent des marges assez importantes, engendrant des différences de prix au paquet de 500 grammes de plusieurs euros en Europe, alors même que la différence n’est que de 50 centimes par kilo en plus pour les cafetaleros.
La difficile mise en place de coopératives
Une des solutions est le regroupement des agriculteurs en vastes coopératives de plusieurs centaines de petits producteurs. La mise en commun permet de diminuer les coûts individuels de certification, mais aussi de partager les expériences en matière de pratiques vertueuses et de faciliter le travail avec des ONG. Par ailleurs, la préparation du café nécessite plusieurs étapes depuis le séchage et le lavage jusqu’à la torréfaction. Les paysans isolés ne disposent que rarement des machines nécessaires au lavage, à la décaféination et à la torréfaction des grains. Or, plus le produit a subi de transformations, plus il pourra être vendu à des prix intéressants. L’organisation en coopérative permet l’investissement dans les machines et leur gestion collective.
L’organisation en coopérative permet l’investissement dans les machines et leur gestion collective.
Toutefois, l’adhésion à une coopérative n’est pas toujours évidente et immédiate pour le producteur. Cela nécessite d’y consacrer plusieurs heures par semaine, notamment pour se rendre depuis le chacra jusqu’au siège de la coopérative forcément situé en ville. En outre, la coopérative demande des cotisations parfois conséquentes. Ainsi, dans les chacras que nous avons visitées, les producteurs, pour une grande partie, ne sont pas membres d’une coopérative. De belles initiatives existent toutefois, à l’image de la «Cooperativa Agraria de Mujeres Productoras de Café », regroupement de femmes productrices de café désireuses de s’émanciper et de prendre le contrôle sur l’organisation de la production de café.
A Pichanaki comme ailleurs, le modèle économique globalisé actuel et l’hyperspécialisation des territoires sont à l’origine de problèmes socio-économiques profonds pour les producteurs de café péruviens. Les pratiques agricoles intensives ayant massivement recours aux produits phytosanitaires et à la déforestation, nuisent à la préservation de l’environnement. Il est urgent de revenir à des modèles agricoles et économiques vertueux, respectueux de la nature et rémunérateurs pour les producteurs. La possible transition de la production de café vers un modèle utilisant des méthodes d’agroforesterie durable et des filières de vente respectueuses de l’environnement en est un exemple. Tous ces Péruviens qui plantent des arbres peuvent sauver leur belle selva et contribuer à sauver la planète tel le héros de Giono qui sauva sa Haute-Provence.
*N.B. : 1 euro équivaut à environ 4 soles.