Capitaliser sur le divertissement en période de crise ?

Difficile en temps de confinement ou de couvre-feu d’accomplir pleinement notre nature sociale : les liens, qui manquaient déjà en temps normal, ont été largement amputés depuis près d’un an. L’ennui n’a jamais été aussi fréquent et les comportements ont considérablement évolué. On constate en effet une intensification du divertissement numérique. Gérald Bronner qui a publié récemment Apocalypse cognitive, souligne que le temps de cerveau n’a jamais été aussi grand qu’aujourd’hui, pourtant, nous utilisons la plupart de ce temps à nous distraire, notamment à travers les écrans. Quelle différence y a-t-il entre la culture et le divertissement ? Le temps passé devant les écrans, qui s’accroit en période de confinement, traduit-il une aliénation ? Le divertissement peut-il être la source d’une joie authentique ? À l’heure où ce dernier remplit les temps morts comme les temps libres, retour sur une tentation déjà ancienne, diagnostiquée depuis Pascal jusqu’à Guy Debord.

Divertissements sur tous les écrans

Depuis un an, on constate une évolution du rapport à l’art. Impossible désormais de se rendre dans des salles de spectacles ou d’aller découvrir galeries d’expositions et autres musées. La distanciation physique s’est également imposée avec les œuvres d’art et nul besoin de le répéter trop longuement, la culture est une industrie qui pâtit très fortement de la crise sanitaire. Privés de grands rassemblements, le divertissement, l’étude, l’apprentissage, se font de manière individuelle devant les écrans. Pièces de théâtre en ligne, Netflix, visites de musée virtuelles avec Google Arts… tous les moyens sont bons pour accéder au divertissement, à l’art, comme à la culture. Les réseaux sociaux voient fleurir de nouvelles offres adaptées à la situation. Néanmoins, cela suffit-il ? Quand on sait à quel point la culture, le monde de l’art, les concerts sont vecteurs de liens sociaux, de partage, de vivre-ensemble, il apparaît difficile, avec ce genre de médias, de répondre à un besoin devenu essentiel depuis les années 60 : celui de se divertir, de vibrer ensemble, de partager, de profiter de moments de loisirs en dehors de périodes de travail ou d’études.

La culture de l’écran est devenue la norme mais le partage de contenu en ligne ne suffit plus. La dépression, le stress, les burn-out et toutes ces maladies du siècle gagnent du terrain : l’étude CoviPrev menée par Santé publique France de mars à novembre 2020 souligne une augmentation significative des troubles dépressifs et anxieux dans l’ensemble de la population observée. Si l’on pouvait considérer auparavant que l’ennui n’était plus qu’un lointain souvenir avec l’abondance de distractions qu’annonçait l’ère des écrans, il n’en n’est rien. Nous réalisons finalement que le social, du latin socius, « compagnon », « associé », est plus que vital, et que l’ennui autant que les troubles anxieux, sont bien réels. Si les liens peuvent alors être favorisés par les réseaux sociaux, il est plus difficile de les formaliser en temps de confinement ou de couvre-feu. Le lien social évolue vers des formes « covido-compatibles » : apéro-Skype, conférences Zoom, dating en visio. La solitude n’a pourtant jamais été aussi répandue. C’est cette solitude même que nous fuyons paradoxalement encore à travers les écrans, comme le souligne l’auteur de The World Beyond Your Head, Matthew Crawford, pour qui l’homme, ne supportant pas cet isolement, est voué à garder les yeux rivés sur son smartphone en permanence, cherchant dans la technologie un bon remède au mal de notre temps.

L’inactivité qui a été imposée aux populations, depuis mars 2020, a engendré certains revirements dans nos comportements, et a augmenté les frustrations. Le divertissement, qui s’entend littéralement comme un besoin de « faire diversion » (du latin divertere), deviendrait alors une nouvelle dépendance. Cette quête insatiable pour la distraction, l’apprentissage, le jeu, l’échange, sur la toile ou ailleurs, trouve pleinement sa source dans une modernité où le loisir est de plus en plus associé au divertissement.

Philosophie du divertissement

L’enfermement est plus ou moins bien vécu selon les individus et le divertissement vient combler l’ennui qui peut s’installer dans les existences. Il est intéressant d’en revenir à l’idée de Guy Debord qui souligne que la société occidentale moderne est mue par un besoin de biens « spectaculaires ». Le philosophe Blaise Pascal, en son temps, se penchait déjà sur l’idée que, pour assumer sa propre misère, l’homme allait trouver des subterfuges pour se détourner de la vérité de sa finitude. Alors que le philosophe préconise davantage que l’homme fasse usage de sa capacité de discernement pour accepter sa propre faiblesse, le divertissement deviendrait un bon moyen de “fuir” cette condition. Chez Pascal, le divertissement renvoie aux activités humaines futiles, à la recherche d’une satisfaction des désirs, de la gloire ou des biens matériels : une échappatoire. « Les hommes n’ayant pu guérir la mort, la misère, l’ignorance, ils se sont avisés, pour se rendre heureux, de n’y point penser. » Le divertissement prend alors la forme d’une recherche désespérée de consolation face à la difficulté, qui se transforme en catharsis, une “purgation des passions”, comme moyen de refoulement des indignations et des élans de révolte. Le divertissement est cette occupation qui permet d’oublier et, en partie, d’ignorer ce qui nous consterne. Il détourne les regards des difficultés concrètes de l’existence.

Autre usage plus pernicieux du divertissement : l’occupation du temps libre et l’illusion de l’activité. Face à la culpabilisation permanente de l’oisiveté, le divertissement en vient à remplir le vide, au détriment des moments véritablement “non-productifs” dont les bienfaits sont pourtant soulignés par des études scientifiques. Selon Guy Debord, la société est devenue un spectacle qui se consomme elle-même. La société est construite sur une accumulation de scènes théâtrales qui façonnent nos représentations et se substituent au réel, en bref, à la vie elle-même. Avec l’avènement de la société de consommation, on est alors passé de l’être à l’avoir. Puis de l’avoir au paraître, avec l’émergence de la société des écrans et des nouvelles façons de communiquer sur les réseaux sociaux. Le besoin de produire ou de consommer toujours plus, notamment des marchandises virtuelles, numériques, envahit le quotidien d’internautes devant les yeux desquels défilent des centaines de publicités au quotidien. Le spectacle est partout, envahit l’espace social de ses différents produits aussi variés que possibles, dissimulant l’unité de leur origine idéologique : le capitalisme. Le temps est marchandise et les faits sociaux, les actions des individus, deviennent alors inconsciemment des transactions. Si l’on reste alors dans cette vision utilitariste, la question qui se pose alors est toujours celle du profit ; en témoigne l’injonction toute contemporaine à « profiter » de chaque occupation.

Bonheur et divertissement : la grande illusion ?

Le don, la gratuité des actes tend à disparaître progressivement derrière cette idéologie, car le capitalisme a besoin d’objectifs clairs, bien qu’illusoires, notamment quand il s’agit de répondre à une quête insatiable du « bonheur ». Le temps de l’ennui, du loisir, fait-il le bonheur s’il s’agit d’un temps pour consommer et non pour partager ? Il est intéressant de rappeler que la navigation de site web en site web forge aussi en partie une certaine vision du réel des individus, et que la corrélation entre dépression et le temps passé sur les réseaux sociaux est maintenant avérée scientifiquement.    

D’ailleurs, dans le monde dématérialisé du numérique, on pointe aussi l’enjeu de l’économie de l’attention. Nommée ainsi depuis les années 1990, l’idée est de retenir les utilisateurs le plus longtemps possible, et souvent sur des sites ou applications profitant aux géants de la tech, Google, Facebook, Amazon… Mais surtout, il faut rester souriant, heureux, montrer que la vie, ce n’est pas si mal, et pour des descendants de générations qui ont connu une guerre, voire deux, cela pourrait être pire ! L’angoisse existentielle que génère alors cette crise pandémique sans précédent se retrouve mêlée à une surcharge d’informations sur ce même thème. Le décompte des morts est quotidien. L’évolution de la situation peut être suivie en temps réel comme une télé-réalité. Il devient alors impossible d’y échapper. Pourquoi alors vouloir rechercher le bonheur quand tout semble tendre vers le chaos ? Pourquoi vouloir absolument « se détourner » de nos propres affects et montrer une image positive de soi ?

Selon Eva Illouz, sociologue à l’origine des ouvrages Happycratie et Les marchandises émotionnelles, « une société qui a fait du bonheur sa valeur cardinale façonne les individus de telle sorte qu’ils en viennent à se détourner du collectif, du soin aux autres, et de l’intérêt commun ». Ainsi, à l’heure de cette « happycratie », la dictature du bonheur dont le réseau social Instagram en est l’une des illustrations les plus concrètes, fuir le réel ne s’est jamais fait autant nécessaire. Les écrans dévorent notre temps libre et, pis encore, conduisent chacun à devenir créateur de divertissement continu, qu’il ait ou non son audience, le portable est le moyen de se montrer quelques secondes et de faire perdre quelques seconde d’attention à ses proches. L’être humain, dans sa volonté de créer, offre alors à voir une poignée de spectacles, de quelques minutes. Le temps de l’ennui devient nécessairement temps de la consommation ou de la production de marchandise numérique. L’organisation de la société est alors pleine et entière d’une forme d’aliénation des masses par les masses elles-mêmes, où le désir de création est canalisé par une industrie grandissante du divertissement.

S’il apparaît alors nécessaire de repenser l’éthique de notre usage des écrans, ceux-ci ne peuvent suffire. L’homme est un animal social. Les êtres humains ont besoin de se voir, d’échanger, de partager des expériences, de s’instruire les uns les autres. Ils ont besoin de réel. Il s’agit alors de faire un choix entre une adhésion à l’happycratie en se laissant bercer des idées du développement personnel, faire diversion sur ce qui nous paraît négatif à travers la consommation de divertissements variés, ou d’accepter ses affects, en faire des ressources, et mieux faire usage de notre entendement pour finalement sortir d’un jeu capitaliste illusoire et énergivore. En bref, capitaliser sur une éthique qui se construirait à l’échelle collective pour éviter de donner raison aux prophéties d’apocalypse cognitive (Bronner). Accepter l’ennui, le ralentissement du temps comme facteurs nécessaires à l’évolution du social, seraient les premiers pas vers une authenticité individuelle ou collective naturelle, malléable, indépendante de toute idéologie productiviste. Récupérer du temps pour soi, pour autrui, faire valoir la gratuité, le désintéressement, afin de renouer avec une temporalité plus commensurable. La contemplation et l’émerveillement, enfin, comme nouvelles clés du progrès.

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Pour aller plus loin :

Blaise Pascal, Pensées, 1670.
Guy Debord, La société du spectacle, 1967.
Eva Illouz, Happycratie, 2018.
Gérald Bronner, Apocalypse cognitive, 2020.

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